Chapitre 8 ~ Je te crois

Je passe la journée du lendemain à essayer d'éviter Léonie. Je reste cloîtré dans ma chambre, travaillant sur l'essai que j'ai négligé hier. J'appelle Octave, l'une des rares personnes de ma classe qui me supporte à peu près – la plupart des autres me trouvent trop coincé pour eux –, et l'écoute me raconter dans le détail ses dernières conquêtes. Il me décrit pendant une dizaine de minutes sa rencontre dans une boîte de nuit avec une certaine Sarah, qui l'a abordé, un peu ivre, en lui parlant de mathématiques. Elle a le même âge que lui et étudie en classe préparatoire. Je l'écoute parler, ne faisant presque aucun effort pour entretenir la conversation.

Je tente souvent de reconstituer l'apparition du fossé qui me sépare de mes camarades. Quand j'étais plus jeune, en primaire, je ne me sentais pas particulièrement décalé. Au collège, malgré tout ce qui avait bouleversé ma vie, je ne voyais pas non plus de différences entre les autres et moi. Ils m'acceptaient à peu près, avec mes secrets et mes bizarreries.

C'est peut-être au début du lycée que j'ai commencé à sentir l'écart se creuser. Tandis que la majorité de mes camarades connaissaient leurs premières expériences amoureuses ou sexuelles, je ne pensais pas du tout à ce genre de chose. J'ai participé à quelques soirées, mais c'était surtout pour faire comme tout le monde. Cela doit faire un an que je ne suis pas allé en boîte et ça ne me manque pas du tout.

Oui, c'est au lycée que j'ai cessé d'avoir l'impression d'appartenir à un groupe, c'est au lycée que les préoccupations de mes camarades m'ont semblé pour la première fois totalement étrangères. Un peu après ma rentrée en seconde, Léonie a commencé à débloquer, il n'y a pas d'autre mot. Elle passait de longues heures enfermée dans sa chambre et restait souvent au collège après la fin de ses cours – Victor affirmait l'avoir vue plusieurs fois traîner au CDI. Elle refusait de nous dire quoi que ce soit et a commencé à nous interdire l'accès à sa chambre.

À son comportement renfermé s'est ajouté un début d'anorexie qui m'avait beaucoup inquiété, avant que ses habitudes alimentaires ne reviennent brusquement à la normale. Les cauchemars qui l'éveillaient en sursaut à trois heures du matin et dont elle n'a jamais voulu me raconter le contenu se sont faits de plus en plus fréquents. Pendant une courte période, elle avait réussi à les dominer. C'est la lettre de maman qui les a ravivés, je pense.

« Théo ? T'es mort ? »

Je sursaute en entendant Octave me rappeler à la réalité.

« Pas encore, désolé de te décevoir. Juste un peu perdu.

— Quel dommage... C'est chez toi ?

— En quelque sorte. »

Octave est la seule personne à laquelle j'aie parlé de ma situation familiale – enfin, la seule personne à laquelle j'aie dit autre chose que « je vis chez ma tante et mon oncle ». C'est le confident idéal : il ne raconte rien à personne, sa curiosité pour autrui avoisine le zéro absolu et il n'aime pas s'appesantir sur les histoires tristes.

« Et sinon, ton essai ? esquive-t-il, de manière très prévisible. Tu l'as avancé ? Perso je sais pas pourquoi j'ai choisi un sujet pareil, c'est franchement impossible... »

Soulagé que la conversation s'éloigne du terrain glissant, je laisse Octave poursuivre, émettant aux instants que je juge appropriés des grognements de compassion. Il finit par raccrocher.

Je tente de me reconcentrer sur mon essai, mais mes pensées dérivent sans cesse vers Léonie. Ne pas savoir si elle m'a dit la vérité ou non m'use. Je finis par sortir mon téléphone et lancer une recherche sur les mots « Gabriel Lion ». Je n'ai pas à fouiller longtemps ; la première proposition, un article du Monde, titre : Gabriel Lion, criminel récidiviste, retrouvé mort près de son domicile. La main de l'angoisse comprime mon cœur. J'ouvre le lien, saute le passage où le journaliste résume les crimes commis par Eugène Ormier et lis directement les explications sur sa mort.


Le cinquantenaire a été retrouvé samedi matin par sa voisine, Alma H., dans une ruelle voisine de leur immeuble. « J'ai tout de suite appelé la police, nous a expliqué Mme H., quand j'ai vu son visage plus pâle que la mort, j'ai compris qu'il n'y avait plus d'espoir pour lui. » Une source policière nous a confirmé que la mort de Gabriel Lion n'est « certainement pas accidentelle. Nous avons constaté une lésion potentiellement mortelle au ventre et de nombreuses mutilations sur le visage, probablement post-mortem. »

L'auteur de ce probable meurtre n'a « toujours pas été identifié » selon la même source. Son mobile est également inconnu bien que la probabilité d'un meurtre au hasard soit extrêmement faible. « Il est probable qu'il s'agisse d'une vengeance, bien que cette hypothèse doive être considérée avec prudence », a conclu notre source. Gabriel Lion, avec les crimes qu'il a commis et la tolérance dont il a bénéficié, s'est attiré de nombreuses rancunes...


Je cesse de lire, le cœur battant. Léonie m'a dit la vérité. À moins que... et si elle avait juste vu quelqu'un le tuer et qu'elle s'était approprié son crime en me le racontant ? Ça expliquerait sa distanciation. Et ce serait complètement stupide, aussi. Léonie n'aurait eu aucune raison de se trouver près du domicile d'Eugène Ormier par hasard et encore moins de prétendre l'avoir tué alors qu'elle a juste été témoin du meurtre. Mais ce n'est pas possible ! Elle doit avoir une raison, elle m'a forcément menti, elle ne peut pas l'avoir tué.

En relisant l'article, un nouveau sujet d'inquiétude s'ajoute à ma liste déjà assez longue à mon goût. La police risque de nous suspecter, Léonie et moi. Étant à la maison au moment du meurtre, j'ai un alibi que tout le monde pourra confirmer, mais elle... Sans alibi, et avec un mobile auquel le premier idiot penserait. J'essaie d'imaginer ma petite sœur grandissant en prison. Impossible.

« Théo ? Ça va ? »

Je tressaille. Léonie se tient sur le seuil de la porte ouverte de ma chambre, un air soucieux sur le visage.

« Ou-oui, réponds-je, surpris par son irruption, ça va. Qu'est-ce que tu veux ?

— Rien, j'étais juste inquiète. Tu avais l'air effrayé.

— Léonie, c'est vrai ce que tu m'as dit ? lancé-je sans pouvoir me retenir.

— Bien sûr. Je ne te mentirais pas – pas sur ça. Pour qui me prends-tu ? »

Je n'ai pas envie de répondre à cette question, même si c'est juste à moi-même. Je me contente d'un haussement d'épaules.

« Regarde, lui intimé-je en lui montrant mon téléphone, ça ne t'inquiète pas ?

— Tu ne me crois vraiment pas, alors... devine-t-elle aussitôt, son assurance cédant un instant la place à la tristesse.

— J'avais peur, c'est tout. Mais je... je te crois. » Refusant de réfléchir aux mots que je viens de prononcer, j'insiste : « Regarde l'article. »

Elle le parcourt en diagonale, semblant peu intéressée.

« C'était prévisible, lâche-t-elle, évidemment qu'ils allaient penser à la vengeance. Ne t'en fais pas.

— Tu n'as aucun alibi. Aucun moyen de prouver que...

— Je sais ce qu'est un alibi, réplique-t-elle d'un ton désinvolte.

— Et tu ne te dis pas que la police va se méfier de toi ?

— Ils n'iront pas me voir en priorité. »

Je tente de ne pas lui montrer mes doutes. La police suspectera d'abord notre famille, c'est évident. Eugène Ormier a tué une petite fille, Natasha Valiaux, quand il avait une vingtaine d'années, et il n'a été emprisonné que dix ans. Les proches de sa première victime ont eu douze ans pour la venger avant qu'il ne retourne en prison ; les premiers soupçons porteront sur nous.

« Qu'est-ce qui te fait dire ça ? questionné-je, feignant la simple curiosité.

— J'ai pris mes dispositions, disons.

— Tu... Comment ça ?

— Éric Valiaux, soixante-deux ans, père de Natasha Valiaux. Condamné pour trafic de stupéfiants, association de malfaiteurs et recel d'armes blanches, me récite-t-elle avec calme. A suivi des cours d'escrime pendant dix ans. A émis des menaces de mort à l'encontre du meurtrier de sa fille. »

Je la fixe, éberlué.

« Comment tu sais tout ça ?

— Je me suis renseignée.

— Ça ne... ça ne suffira pas, finis-je par objecter, ils ne le soupçonneront pas juste pour ça.

— ... A reçu récemment un e-mail l'informant que "la livraison" n'attendait plus que lui. A réservé un billet de TER pour Lyon, la ville d'Eugène Ormier.

— Léonie, qu'est-ce que tu as fait ?

— C'est une longue histoire.

— Tu es en train de détourner les soupçons vers lui... »

Elle se contente de sourire face à mon accusation.

« Je les informerai de leur erreur. Je me dénoncerai et ils le relâcheront.

— Mais alors, à quoi ça sert de faire croire que c'est lui ?

— Quand ils s'en apercevront, nous serons introuvables. »

C'est d'abord la phrase en elle-même qui me surprend, puis le nous. Est-ce qu'elle parle de moi ? Ou est-elle en lien avec d'autres personnes ?

Dans quoi t'es-tu fourrée, Léonie ?

« Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Je ne peux pas rester ici. Je partirai bientôt, je devrai être libre pour accomplir la tâche qu'Ils m'ont confiée. »

C'est du délire. Du pur délire. Et ces « Ils », encore une fois...

« Et... pourquoi le "nous" ? demandé-je, le cœur battant.

— Tu viens avec moi, Théo.

— Hein ?

— J'ai besoin de toi. »

Il y a comme une fêlure dans sa voix. Elle se tient debout devant moi, avec son demi-sourire et son regard fixe. J'ai l'impression qu'elle peut s'effondrer à tout moment, que son visage serein se fendillera pour révéler une bouche tordue par la douleur et des yeux terrifiés.

« Tu ne peux pas me laisser... Je ne peux pas partir sans toi. Et je dois partir. »

Je la regarde, sans réaction. Partir ? Quand ? Pour faire quoi ? Pour aller où ? C'est si... irréaliste. Oui, irréaliste. Ce qu'elle me dit est si absurde que ça ne peut pas être réel.

Pourtant, Léonie semble considérer notre départ comme une évidence.

« Pas tout de suite, précise-t-elle d'un ton rassurant, tu pourras terminer ton année. Mais il faudra que tu me dises.

— Léonie, je... Je... Tu...

— Ils te donnent quatre mois », conclut-elle d'un ton sans réplique avant de sortir de ma chambre, me laissant plus perdu que jamais.

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