Chapitre 8 ~ Au nom de rien

La porte claque au-dessus de moi. Je lève la tête vers les marches que Léonie est en train de descendre. Elle me lance un bonjour auquel je réponds d'un simple hochement de tête. Un sourire un peu distant flotte sur ses lèvres, donnant l'impression qu'elle est décalée par rapport à la réalité.

C'est le cas. Plus le temps passe et plus Léonie s'éloigne du réel, s'enferme dans un monde imaginaire. Les contingences matérielles lui semblent dérisoires : elle est déstabilisée quand je l'appelle pour manger, sursaute quand je lui dis de se coucher, comme si le monde n'avait pas d'emprise sur elle, comme si elle ne se sentait pas concernée par ses besoins physiques.

Maman réagissait de cette manière. Quelques mois après la mort de Gabrielle, elle pouvait rester des heures dans son lit, sur le canapé ou sur son bureau, focalisée sur une tâche quelconque. Elle semblait avoir perdu la notion du temps. Je devais tout lui rappeler, de manger, de dormir, de répondre aux appels inquiets de Marie. Je ne voyais pas pourquoi elle ne parvenait pas à être avec nous. Ma tante tentait de m'expliquer que la réalité était trop dure à supporter, qu'elle préférait fuir. Mais comment comprendre à dix ans ?

Déconnectée de la réalité... C'est une réaction logique, je suppose.

Mal à l'aise, je parcours des yeux notre refuge, la cave d'un immeuble abandonné depuis des dizaines d'années. Une pièce humide et moisie qui doit faire dix mètres carrés, meublée uniquement d'une table branlante sur laquelle sont étalés quelques journaux, de deux chaises peu confortables et d'un lit au sommier défoncé – mais un lieu sûr. C'est l'important.

Il y a près d'un mois, quelques jours avant Noël, nous nous sommes glissés dans la soute à bagages d'un car pour rallier Lille. C'était extrêmement inconfortable et nous avons failli nous faire repérer par le chauffeur venu vérifier son chargement à la faveur d'une pause, mais nous avons réussi. En revanche, la police semble avoir relié le meurtre d'Eugène Ormier à ceux de Sélène Lemercier et Jean Dubois, même s'ils ne sont sûrs de rien. Enfin, les journaux disent qu'ils ne sont sûrs de rien.

« Qu'est-ce que tu faisais dehors ? finis-je par demander pour briser le silence. Tu sais que nous devons rester cachés...

— C'était important.

— Léonie, tu ne te rends pas compte... tu ne te rends pas compte du contexte ? On est en danger ! Plus que jamais ! »

Elle acquiesce d'un air distrait et s'assied à la table, devant l'un des journaux qui titre « Le 11 Septembre français ». Je me surprends à fixer la photographie des manifestants assemblés, comme trop souvent désormais. Si je ne subtilisais pas de journaux pour me renseigner sur ce qu'on dit de Léonie, je n'aurais pas su. Ils ont été faciles à voler, ces derniers temps.

Il y a treize jours, des terroristes se sont introduits dans les locaux de Charlie Hebdo et ont tué huit journalistes. Lorsque nous l'avons appris, Léonie a pleuré. « Tu vois... m'a-t-elle dit. Tu vois... » Non, je ne voyais pas. J'avais juste l'impression qu'elle cherchait à instrumentaliser la souffrance des autres. Depuis, il me semble parfois que moi aussi, je ne suis pas vraiment connecté à la réalité. Les quelques souvenirs que j'ai gardés des attentats du 11 septembre vont et viennent dans ma mémoire. Les explications bafouillées de Gabrielle. Elle n'avait même pas douze ans à l'époque... Tout cela tourne en boucle dans mon esprit. Je ne sais même pas pourquoi je m'en soucie, au fond. Je devrais m'inquiéter pour nous. Mais à chaque fois que je vois les journaux, je ne peux m'empêcher de les fixer pendant des heures, fasciné.

Puis je reviens à moi, j'ouvre les journaux et les épluche, cherchant une allusion à Léonie. Je ne sais même pas ce que j'espère... Je devrais souhaiter que la police nous repère. Je devrais aider la police à nous repérer. Et pourtant, je ne fais qu'exhorter Léonie à la prudence et prier je ne sais qui pour qu'aucun nom n'apparaisse sur sa liste.

Mais, visiblement, je ne sais qui n'est pas un dieu très efficace.

Sans un mot, Léonie me tend son dossier rouge.

L'angoisse comprime aussitôt ma poitrine. Contre toute évidence, j'espère encore que ce ne soit pas ça, qu'il n'y ait en réalité aucun nom sur la liste, qu'elle me le montre juste pour une raison inconnue – elle fait tant de choses étranges... Répugnant à lire son contenu, j'effleure d'une main tremblante la croix noire, porteuse d'un sinistre présage. Je finis par l'ouvrir sous le regard insistant de Léonie.

Laëtitia Nocent.

Elle a inscrit ce nom sous ceux des précédents. Je relève les yeux vers son visage impassible. Elle garde les siens fixés sur un point droit devant elle.

« Tu ne peux pas...

— Il le faut, Théo. » Elle replace une mèche de cheveux derrière son oreille, évitant avec soin mon regard. « C'est Eux qui l'ont choisie... Mais ne t'en fais pas, Ils ont décidé...

— Toujours ces "Ils" ? Comment peux-tu leur faire confiance ?

— Tu ne...

— ... comprends pas, je sais ! Je ne comprends rien ! Tu n'es même pas sûre qu'ils existent, Léonie ! »

Je hurle presque à la fin de ma phrase, oubliant mes incitations à la prudence. Elle ne bouge pas, indifférente à mon accès de colère.

« Bien sûr que si, je sais qu'Ils existent. Ce n'est pas parce que je ne Les vois pas que je ne suis pas sûre de Leur existence.

— Tu ne sais pas qui ils sont, tu l'as dit toi-même !

— Je ne le savais pas, non, admet-elle d'un ton tranquille, je t'avais dit qu'il fallait le découvrir. Et je l'ai découvert. »

Je brûle d'envie de lui demander qui ils sont, mais je me retiens. Elle n'attend que ma question, et si elle veut le dire, elle le dira. Elle me regarde cette fois, elle plante ses yeux dans les miens avec une sorte d'avidité, une impatience dévorante. Elle est folle. C'est ça, hein ? Elle est juste folle. Elle a tout inventé – les « Ils », la liste. Tout cela sort de son imagination, et elle s'est persuadée que c'est réel.

« Ils n'existent pas, Léonie. »

Elle me fixe, un sourire un peu condescendant aux lèvres.

« Si, Ils existent. Ils m'ont parlé.

— Ah oui ? Et tu peux le prouver ?

— Leur existence ne se prouve pas... » souffle-t-elle.

Je hausse les sourcils, tentant d'imiter son calme malgré ma terreur.

« J'ai du mal à y croire, dans ce cas.

— Tu ne devrais pas avoir besoin que je te le dise. Ils m'ont appris des choses, riposte-t-elle comme une évidence. Des choses que je n'aurais pas pu savoir sans Eux.

— Des choses ? Mais quoi ?

— Comment tu crois que je les ai trouvés, tous ces gens ? Sélène Lemercier, Jean Dubois, Laëtitia Nocent ? Grâce à Eux. »

A cause d'Eux, plutôt. Je me mords la lèvre pour mieux lutter contre l'exaspération qui me prend.

« Ce n'est pas une preuve ! crié-je avec l'impression de perdre pied, de m'accrocher obstinément à un support qui s'effrite. Léonie, rien de tout ça n'a de sens !

— Tu n'en vois pas le sens, mais il existe. »

Elle me répond comme elle répondrait aux questions d'un enfant insupportable : avec un petit sourire, une condescendance bienveillante qui tire sur l'agacement. C'est peut-être à cause de ça, ou de son regard trop serein, ou de l'écriture appliquée sur la Liste ou de quelque chose d'autre, mais soudain je n'en peux plus. Sélène Lemercier et Jean Dubois envahissent ma mémoire, leurs attitudes de défense si différentes au début, leurs supplications identiques juste avant qu'elle ne les tue. Parce qu'on est tous humains, n'est-ce pas, on meurt tous de la même manière, qu'on ait tué son mari, son enfant ou rien de tout cela. Et elle, la lionne au regard tranquille, qui se croit au-dessus d'eux, comme si à la fin elle n'allait pas mourir...

Au creux de mon ventre, une étrange alchimie transforme la peur en mépris, la culpabilité en fureur, l'amour en haine. Ma sœur n'est plus.

Ma main s'abat sur la table, mes doigts s'agrippent au journal et froissent ses pages fragiles, mon bras se lève et l'agite sous le nez de Léonie. Je n'ai pas l'impression de contrôler mes gestes ; je les observe de loin, spectateur indifférent de la bête enragée qui a pris possession de mon corps. Mes cordes vocales vibrent et un cri issu de ma bouche se répercute sur les murs de la cave.

« Tu te rends compte de ce que tu dis ? Tu es folle, complètement folle ! Tes gens n'existent pas, tu les as inventés comme tu t'inventes des raisons pour tuer qui tu veux ! Tu es comme eux, c'est ça ? Tu les attaques au nom de tes "Ils", ils attaquent au nom de Dieu, c'est pareil ! Mais tes "Ils", Dieu, c'est rien ! Ça n'existe pas ! Alors au nom de quoi Léonie, au nom de quoi ? »

Je ne sais pas trop si je dis autre chose, ni même si c'est vraiment ça que je dis. Je ne sais pas. À la fin, Léonie garde son demi-sourire accroché aux lèvres, mais son regard vacille comme la flamme d'une bougie. Je la regarde en tremblant, le souffle court. J'ai l'impression qu'il me reste encore un million de choses à décharger.

« Reprends-toi, Théo », dit-elle avec une douceur insupportable.

J'inspire lentement.

« Je suis désolé, Léonie, réponds-je. Mais je ne peux pas te laisser faire. Tu n'as pas le droit.

— Justement... Ils pensent que Laëtitia Nocent peut changer. Qu'il y a encore de l'espoir pour elle. »

Elle tourne la tête vers moi. Il y a quelque chose dans son regard ambré, une sincérité touchante... Elle y croit. Elle croit à l'existence de ces « Ils » et à la mission qu'ils lui auraient confiée, aussi sûrement qu'elle croit que la Terre est ronde et que le ciel est bleu.

« Alors Ils ne veulent pas que je la tue. Ils n'aiment pas que je tue, même si c'est nécessaire.

— Mais qu'est-ce qu'elle fait sur ta liste, alors ? je m'enquiers, troublé.

— Il faut que je l'amène ici. Qu'on s'occupe d'elle quelque temps, jusqu'à ce qu'Ils voient si elle a changé. »

Je pose sur elle un regard interdit.

« Tu me parles... tu me parles de la séquestrer ?

— Je... on peut voir ça comme ça, oui.

— Mais tu n'y penses pas ! C'est absurde !

— Vraiment ? »

Tout est absurde dans cette histoire, pensé-je, mais je le garde pour moi.

« Et puis quand tes "Ils" la libèreront, elle ira nous dénoncer direct !

— C'est un risque à prendre. Mais ça vaut mieux que la tuer comme ça, non ? »

Je ne réponds rien, toujours sous le choc. Tuer ne lui suffit plus, c'est ça ?

« Théo, c'est toi qui le disais... On peut changer. Elle peut changer. Je dois juste Les laisser déterminer si elle a changé. Si elle a compris que ce qu'elle a fait est mal.

— Et les autres ? Sélène Lemercier, Jean Dubois, ils ne pouvaient pas changer ?

— Non. Pas d'après Eux.

— Mais pourquoi ? C'est quoi, la différence ? »

J'ai envie de hurler, de secouer Léonie dans tous les sens. Je ne comprends rien, j'ai l'impression de redevenir un enfant incapable de réagir, de décider. Je déteste ça. Je ne me contrôle plus...

Respire doucement, Théo. Ça va aller. Respire...

« Eh bien, ils ne sont pas pareils, c'est tout ! me répond Léonie, agacée. Eugène Ormier, Sélène Lemercier, Jean Dubois, ils n'auraient pas compris, c'est tout. Ils n'auraient pas su changer.

— Mais comment ils le savent, ça ? »

Ma question semble la plonger dans une perplexité que je n'avais pas anticipée. Elle observe les champignons qui s'étendent sur le mur en face de nous avec une fixité presque effrayante.

« Ils... Ils savent tout, affirme-t-elle après quelques minutes de silence inconfortable. Il ne faut pas douter d'Eux. Ils savent tout.

— Tu as l'air... »

Endoctrinée ? Folle ? Vas-y Théo, continue...

« ... étrange, achevé-je plutôt.

— Peut-être. Mais c'est vrai, Théo, Ils ont raison.

— Je n'en suis pas sûr... Tout le monde peut changer. Tout le monde. Qu'est-ce qui leur permet de dire que cette Laëtitia est la seule à en être capable ? »

Léonie se redresse sur sa chaise, fixant toujours les moisissures comme si elles détenaient la réponse à mes questions.

« Je... il faut Leur faire confiance, justifie-t-elle d'une voix tremblante, Ils ont raison... S'Ils disent ça, c'est que c'est vrai.

— Tu t'entends parler ? On dirait que tu es incapable de penser par toi-même ! » explosé-je avant d'avoir pu me retenir.

Elle détache enfin ses yeux du mur et les tourne vers moi. Son regard est celui d'un animal, d'un lion peut-être, un regard empli de violence brute. Ce n'est pas de la rage ou de la haine, juste une envie de frapper le plus fort possible. Je ne reconnais pas ma sœur – aucun des visages qu'elle m'a montrés – dans ces yeux fous.

Comme si ce regard signifiait la fin de la discussion, elle se lève d'un geste dont le calme m'étonne et s'éloigne vers la porte.

« Je vais la chercher, annonce-t-elle sèchement. Inutile d'essayer de me retenir. »

Elle grimpe les escaliers et le battant claque derrière elle avec violence. Je reste assis sur la chaise, les yeux dans le vague.

Elle est folle. Vraiment folle, tu le sais. Elle s'invente des choses.

Elle est folle. Ce n'est pas sa faute, si elle fait tout ça. Je dois l'aider. L'aider à se contrôler, comme elle me demandait de le faire.

Mais pourquoi ? Pourquoi a-t-elle été inventer ces « Ils » qui semblent la terrifier, la dominer totalement ? Qu'est-ce qu'elle recherche ?

Je n'ai toujours pas résolu cette question lorsqu'elle revient, près de deux heures plus tard. Je suis toujours assis à la table, perdu. Léonie pénètre dans la pièce, suivie par celle qui doit être Laëtitia Nocent. Je me lève d'un bond, stupéfait.

Un sourire un peu timide aux lèvres, une peau brune et lisse seulement couverte par une robe bleue malgré le froid qui règne dehors, des cheveux de jais regroupés en une queue-de-cheval, des joues rebondies aux pommettes saillantes, la nouvelle cible de Léonie ne doit pas avoir plus de dix ans.

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