Chapitre 7 ~ Mensonge et vérités

Alors, elle n'avait pas bu... C'est la seule pensée cohérente qui me traverse l'esprit tandis que je regarde la maison de Marie et Raphaël à travers les feuilles du saule, barreaux de ma prison végétale. Une prison dans laquelle je me suis volontairement enfermé : l'arbre m'offre un abri bienvenu, même si je ne sais pas de quoi il me protège.

Alors, elle n'avait pas bu. Elle était totalement consciente lorsqu'elle a commis cet acte, sa façon de le raconter le prouve. Pourtant, son air égaré, ce matin, donnait l'impression qu'elle ne savait plus trop où elle en était. Ça doit être une réaction normale, cela dit. Je ne sais pas. Comment savoir ?

Je reste sous le saule, plongé dans mes pensées, pendant un bon quart d'heure, puis je décide de quitter son abri. Je ne vais pas me laisser enfermer par ma peur... Peur de quoi au juste ? De Léonie ? Je n'en ai pas l'impression.

Je me dirige vers la maison, décidé à agir normalement. J'ai un essai à terminer pour la fac. Oui, je vais terminer mon essai. Ensuite on verra.

Quand je pénètre dans ma chambre, ce n'est néanmoins pas mon essai qui attire mon attention, mais le dossier rouge, que je n'ai dans mon trouble pas fait l'effort de dissimuler. Dire que je pensais qu'Eugène Ormier allait faire du mal à ma sœur... Alors que je me remémore le contenu du dossier, un doute me fait tressaillir.

L'intensité du regard et des paroles de Léonie m'avaient jusqu'alors poussé à la croire aveuglément. Mais toute cette mise en scène, ce poème, cette « liste » et cette façon de raconter ses actes comme si elle ne les avait pas commis...

Et si elle avait tout inventé ? C'est possible, oui. Peut-être voulait-elle attirer mon attention avec cette histoire sordide – je m'occupe très peu d'elle en ce moment. Certes, c'est improbable, mais l'idée qu'elle ait tué Eugène Ormier me semble encore moins crédible. Une envie de vengeance bien compréhensible, couplée à un besoin d'attention... Cela pourrait expliquer ce mensonge.

En ouvrant le dossier, je me souviens des pages imprimées que je n'ai pas encore lues. Il s'agit du compte-rendu du procès d'Eugène Ormier. Un compte-rendu que je survole : j'en connais tous les détails. Je me rappelle parfaitement les chefs d'accusation, les circonstances atténuantes qu'ils lui ont dénichées – nous savons bien qu'il n'était pas en état d'ébriété – et le verdict final. Les pages suivantes, en revanche, ne concernent pas le procès, mais...

Oh, putain. Putain.

Si je n'avais pas étudié tant d'affaires macabres, je crois que j'aurais vomi sur le dossier.

Les pages suivantes expliquent, dans le détail et avec de nombreuses illustrations à l'appui, quelles parties du corps humain frapper avec un couteau, comment le planter pour déclencher une hémorragie fatale, et quels endroits cibler si on cherche une mort plus lente. C'est impossible. Ce n'est juste pas possible. Léonie est vraiment allée très loin dans son délire...

Je dois aller lui parler, je dois comprendre pourquoi elle a décidé de prétendre quelque chose de si affreux. Je m'empare du dossier rouge et y range la première feuille qui séchait sur mon radiateur – les bavures de l'encre sont clairement visibles, mais la page n'est plus humide et les inscriptions sont lisibles. Le dossier en main, je me dirige vers la chambre de Léonie et frappe à sa porte.

« Ouais, entre, dit-elle d'une voix lasse.

— Euh... Je venais te rendre ça... Je l'ai vu sur ton bureau et...

— Ah, c'est toi qui l'avais. »

Elle me l'arrache des mains puis, comme si je n'étais pas là, le pose sur son bureau et l'ouvre avec un respect presque religieux. Elle se penche sur la première page et blêmit brusquement.

« La... la Liste. Tu l'as abîmée.

— Oui, mais rien de grave, ne t'en fais pas. Elle a juste pris l'eau, j'ai réussi à la récupérer. »

Elle se tourne lentement vers moi. Est-ce la peur qui tord ainsi ses traits ? La rage ? Quelque chose entre les deux, on dirait.

« Tu as abîmé la Liste », répète-t-elle.

Je recule instinctivement. Son regard s'est éclairé, illuminé par une lueur étrange. Pas de peur ni de rage, mais de la concentration, une intense concentration. Elle suit chacun de mes mouvements, comme un chat fixerait une souris, immobile, prêt à bondir... Non, c'est ridicule.

« Je suis désolé, Léonie, réponds-je d'une voix claire, je ne voulais pas l'abîmer. J'ai fait de mon mieux pour la réparer.

— Ce n'est pas une simple feuille, Théo. Tu aurais dû faire attention... Ils ne vont pas apprécier.

— Ils ?

— Oui, Ils. »

La majuscule s'entend dans sa voix.

« Léonie, je ne comprends pas. Qui ça, Ils ?

— Je ne sais pas. Je n'ai pas besoin de le savoir. »

La voix de ma sœur traduit un respect et une admiration inhabituels chez elle. Qui que soient ces « Ils », ils ne me disent rien qui vaille. Ce qui n'a rien d'étonnant si l'on considère qu'ils ont un rapport avec cette liste macabre...

« Mais... comment tu peux les rencontrer, alors ? »

Elle sourit.

« Nous n'avons pas besoin de rencontre physique. »

Je fronce les sourcils. Elle pousse vraiment son délire très loin, à moins qu'elle ne se soit fait manipuler sur les réseaux sociaux ou quelque chose comme ça...

« Je ne comprends pas, insisté-je, ne sachant pas quoi dire. Comment tu ne peux pas savoir qui ils sont ?

— J'apprendrai peu à peu à Les connaître. Leur identité n'est pas une information qu'on apprend, mais qu'on découvre. »

Sa phrase sonne comme une leçon apprise par cœur.

« Et qu'est-ce qu'ils t'ont demandé de faire ? C'est à cause d'eux que tu as... ?

— Non, infirme-t-elle d'un ton catégorique, c'est moi seule qui ai décidé que je le tuerais. »

Elle n'a pas un frémissement en prononçant ce mot. Je me mords la lèvre. Elle ment, c'est certain. Elle ne peut pas avoir fait ça. Pourtant, quelque chose a changé. Je le sens, je le ressens, comme si, pendant la nuit, les pièces qui constituaient mon monde s'étaient détachées et agencées différemment. Quelque chose s'est décalé, oui, c'est ça, un décalage, entre le monde et moi. Je ne suis plus à ma place, je suis un peu trop loin, un peu à l'ouest, je me perds...

« Ils sont venus après... Ils m'ont juste aidée.

— Comment ça, "aidée" ?

— Je ne sais pas si tu peux comprendre...

— Essaie toujours », suggéré-je, intrigué malgré mon scepticisme.

Elle me considère un instant, semblant hésiter à m'expliquer.

« J'avais onze ans quand j'ai lu sa lettre, Théo. Ses mots ont fait ressurgir tous mes souvenirs. J'ai compris que la prison n'allait pas changer Eugène Ormier. Rien ne pourrait faire changer quelqu'un comme lui. Quoi qu'on fasse, il sera toujours ce monstre capable de faire ce qu'il a fait. Et il ne faut pas que d'autres familles souffrent comme nous avons souffert. »

Elle a prononcé ces mots d'un ton neutre, comme si quelqu'un d'autre parlait à travers sa bouche.

« Mais, malgré cela, il m'arrivait de douter. De vouloir renoncer, même. Dans ces moments-là, Ils m'aidaient, Ils me rappelaient mon but. Prendre une vie est un crime. Mais prendre une vie pour en sauver d'autres ? Parce qu'il pouvait recommencer à tout instant, tu le sais. Ils ont trouvé un prétexte pour alléger sa peine, ils trouveront encore. C'est ton boulot, ça, non ? »

La dernière phrase, emplie d'amertume, me fait sursauter. Je réfrène l'envie de lui demander pourquoi elle m'implique brusquement et me contente de rectifier :

« Je veux être juge, pas avocat. Mon boulot, ce serait de comprendre et de réagir en conséquence, pas de défendre des gens comme lui.

— Eh bien, celui qui a jugé Eugène Ormier a dû mal comprendre. La justice de l'État a échoué, c'est au tour de celle des Hommes.

— Tu cherches à rendre justice ou à protéger les gens, Léonie ?

— Les deux sont liés, affirme-t-elle avec patience, évitant mon accusation sans sourciller. La justice ne sert pas qu'à punir, elle permet aussi de protéger. C'est ce que j'ai fait. J'ai protégé ceux à qui il aurait pu faire subir ce qu'il lui a fait. »

Je la dévisage, cherchant des arguments pour contrer ses dires. On ne peut pas éliminer quelqu'un sous prétexte qu'il risque de commettre un meurtre, si ?

« Mais comment tu peux être sûre qu'il n'a pas changé ?

— Je le sais. Sinon, Ils ne l'auraient pas mis sur la Liste.

— Léonie... c'est toi qui as écrit cette liste. C'est ton écriture, tu le vois bien. »

Elle jette à peine un regard à la feuille, puis se tourne à nouveau vers moi, un peu condescendante.

« Évidemment, Ils ne peuvent pas écrire. Mais c'est tout de même Leur liste. Ma main suivait Leur volonté, traçait Leurs mots.

— Tu veux dire qu'ils t'ont dit d'écrire ces mots sur la feuille ? »

Elle acquiesce.

Comment peut-elle trouver cela logique ? C'est incohérent, inconcevable... Non, non, c'est impossible !

« Et le poème ?

— Non, ce n'est pas Eux. C'est moi qui l'ai écrit... pour lui expliquer... »

Sa voix décroît jusqu'à s'éteindre. À nouveau, son exaltation enflammée a disparu, soufflée par cette angoisse et ce désespoir que j'ai déjà remarqués aujourd'hui.

« Je devais lui dire, tu comprends ? Lui dire pourquoi je... pourquoi je le tuais. Alors, pendant qu'il mourait, je lui ai récité le poème. »

Léonie secoue la tête ; les quelques rayons de soleil qui se faufilent dans sa chambre font briller deux traînées humides sur ses joues encore enfantines. Depuis combien de temps pleure-t-elle ? Je n'ose même pas la prendre dans mes bras pour la réconforter, comme devrait le faire un grand frère.

« J'ai regardé sa vie s'écouler lentement hors de son corps pendant que je parlais. Et au moment précis où j'ai terminé, son corps s'est affaissé, ses yeux se sont éteints. Je voulais que ça se passe comme ça. Que ma voix lui expliquant sa mort soit le dernier son qui lui parvienne. »

Elle se recroqueville sur son lit, comme pour se protéger de je ne sais quoi. J'ai envie de m'asseoir à côté d'elle et de la réconforter, mais je n'ose pas l'approcher. Je reste quelques minutes immobile à fixer son corps tremblant, puis je quitte sa chambre, sans savoir si je dois la croire ou non.

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