Chapitre 7 ~ Au milieu des roses
Jean Dubois a cinquante-cinq ans, mais sa maigreur cadavérique, ses mains tremblantes, ses cheveux blancs clairsemés et ses yeux éteints le vieillissent d'une vingtaine d'années. Nous le trouvons dans sa maison d'une petite ville à l'ouest d'Amiens. Il arrose ses fleurs, concentré sur sa tâche. Le tuyau tressaute entre ses mains frêles, envoyant des paquets d'eau tout autour de lui. Son pantalon est trempé, ses chaussures tachées de boue.
« Il est vingt-trois heures, m'alerte Léonie. Il faut le faire avant minuit.
— Qu'est-ce que ça peut faire, l'heure ? »
Sérieusement, Théo ? C'est tout ce que tu trouves à répondre ?
« Ensuite, nous ne serons plus le 10 novembre, répond-elle comme une évidence.
— Encore une histoire d'anniversaire ? demandé-je, alors que je brûle d'envie de lui hurler de renoncer.
— Oui. »
Elle fait un mouvement pour rejoindre l'homme dans le jardin, mais je saisis son bras.
« S'il te plaît, Léonie, réfléchis... Tu te fais du mal.
— Tu ne comprends rien, Théo, tu ne peux pas comprendre. »
Elle serine cette réplique d'un ton mécanique, comme si elle l'avait apprise par cœur et la récitait sans y penser. Ce qui est peut-être le cas.
« Tu m'avais dit de te retenir...
— Et je t'ai dit d'oublier ça. J'ai parfaitement réfléchi.
— Tu ne peux pas dire ça comme si tu allais... comme si tu allais juste faire quelque chose d'un peu dangereux. Tu vas t'en vouloir, tu... Léonie...
— Il a tué son fils », siffle-t-elle entre ses dents, ses yeux d'ambre rivés sur Jean Dubois.
Le choc me coupe la voix. J'observe l'homme occupé à arroser ses fleurs, inconscient de notre présence. Lui, avoir tué son fils ? Les meurtriers ne ressemblent pas à cela. Ils ont l'assurance hautaine de Sélène Lemercier ou l'austérité glaciale d'Eugène Ormier. Ils ne se tiennent pas courbés au-dessus d'un misérable rosier, fragiles et tremblants, peinant à manier un tuyau d'arrosage. Ce n'est pas dans l'ordre des choses.
« Tu dois te tromper », soufflé-je d'un ton implorant.
Elle dégage son bras d'un geste busque.
« Je ne me trompe jamais là-dessus.
— Regarde-le, Léonie, lui intimé-je, luttant pour rassembler mes esprits. Il a vraiment l'air d'un criminel ? Tu as l'impression qu'il pourrait tuer un enfant, là ?
— Tu ne comprends pas », affirme-t-elle encore.
Elle observe l'homme d'un air pensif, puis son visage retrouve la dureté de la nuit du meurtre de Sélène Lemercier. Resterai-je impuissant, une nouvelle fois ?
« Ne te fie pas aux apparences, lâche-t-elle froidement, ses yeux de fauve toujours fixés sur Jean Dubois. Dans son corps fatigué, il y a le cerveau et le cœur d'un homme qui a tué son fils.
— On peut changer, protesté-je d'un ton peut-être trop convaincu, il regrette peut-être !
— Ah oui ? Tu en connais, des gens qui changent ? »
Toi, pensé-je sans réfléchir, mais je garde cet exemple pour moi.
« Personne ne reste éternellement le même.
— Nous avons déjà parlé de ça mille fois. Ce qu'il a fait est impardonnable.
— Mais c'est quoi que tu veux ? Venger ce gosse ou protéger les autres ?
— Théo... »
Elle a un mouvement de recul et tourne son visage vers moi, détachant ses yeux de sa cible. Elle semble perdue, ses lèvres tremblent comme si elle allait se mettre à pleurer.
« Tu... Ça va ?
— Je ne veux pas faire ça, lance-t-elle d'une voix que le désespoir fait trembler, je n'aime pas faire ça, tu le sais ? Mais je le dois, Théo ! Je suis obligée !
— À cause de ces "Ils" ? »
Mon ton posé tempère son agitation.
« Pas vraiment, répond-elle d'une voix plus maîtrisée. Pas seulement. Tu ne comprendrais pas.
— Explique-moi, on verra après ! »
Je serre à nouveau son poignet. Elle se libère avec un regard féroce et secoue la tête.
« Tu ne comprendrais rien, je te dis.
— Léonie, s'il te plaît, réfléchis. Tu le regretteras. Tu t'en voudras. Ce n'est pas nécessaire, on peut encore arranger les choses, mais tu ne peux pas... tu ne peux pas faire ça... »
En prononçant ces paroles, je sais déjà qu'elles sont inutiles. Je les ai répétées des centaines de fois au cours des huit derniers jours, sans aucun succès.
« Il faut y aller », insiste-t-elle.
J'esquisse un geste pour la retenir, mais elle est trop agile pour que je puisse l'attraper. Ses cheveux ondulent tandis qu'elle pénètre dans le jardin de Jean Dubois. Ses pas sont souples et silencieux comme ceux d'une lionne en chasse et sa silhouette aux vêtements sombres se distingue à peine de la nuit ; l'homme ne s'aperçoit de sa présence que lorsqu'elle s'arrête devant lui.
Il n'a aucune chance, tout en lui le crie, tout en elle le hurle. Il est condamné, comme l'était Sélène Lemercier.
« B... Bonjour, la salue-t-il en fronçant les sourcils, perdu, que... que faites-vous ici ? »
Je ne parviens pas à déterminer si son bégaiement est lié à la peur ou à sa vieillesse prématurée. Il n'a pas l'assurance qu'affichait l'avocate ; il est voûté, en retrait. Il donne l'impression de connaître déjà le sort qui lui sera réservé.
« Je m'étonnais que vous arrosiez vos plantes si tard, lui retourne Léonie d'un ton badin.
— Je... je ne dormais pas. Ce n'est pas vos affaires.
— Vous ne dormiez pas... Vous savez ce qu'on dit.
— N... Non... Excusez-moi mais... c'est une propriété privée et...
— Vous ne savez pas ce qu'on dit sur ceux qui n'arrivent pas à dormir ? »
Il a un mouvement de recul et l'eau du tuyau d'arrosage éclabousse le pantalon de Léonie. Je m'avance dans le jardin, veillant à rester à bonne distance de Jean Dubois.
« Je... je suis désolé, je vais nettoyer...
— Aucun problème, lui assure-t-elle, répondez plutôt à ma question. »
Jean Dubois fronce les sourcils et se redresse légèrement
« Pourquoi voulez-vous savoir cela ? questionne-t-il avec plus de froideur, bien que sa voix tremble toujours.
— Ne vous en préoccupez pas, élude Léonie d'une voix douce. Répondez-moi plutôt.
— Non... Non, je ne sais pas. »
Un sourire naît sur les lèvres de Léonie. Elle fait un pas vers l'homme.
« Les remords les rongent, susurre-t-elle dans un murmure insidieux. Ils revoient les visages de ceux à qui ils ont fait du mal, ils entendent leur souffrance. »
Le tuyau d'arrosage se cabre et arrose cette fois son propriétaire. Celui-ci se détourne pour couper l'arrivée d'eau, dissimulant ainsi son visage. Lorsqu'il fait à nouveau face à Léonie, ses traits sont tendus mais ne trahissent aucune émotion. Il rejette les épaules en arrière et lève le menton ; bien que ses vêtements et ses cheveux soient trempés, il semble soudain plus assuré.
Léonie sourit sans rien ajouter. Tout me ramène à cette autre nuit, lorsqu'elle a tué Sélène Lemercier. Au moment où l'avocate a abandonné son masque d'assurance fendillé de toutes parts. La fragilité de Jean Dubois, son innocence de vieillard, s'effrite de la même manière. Je crois que je n'arrive plus à les distinguer. Ils se ressemblent, dans le fond. Se mentant à eux-mêmes pour oublier leurs actes. Se persuadant qu'ils n'ont rien à se reprocher. Eugène Ormier pensait-il la même chose ? Il avait l'air heureux, pourtant. Tranquille. Il souriait comme n'importe qui.
« C'est une vieille histoire... affirme Jean Dubois. Cela fait vingt ans aujourd'hui, vous savez.
— Oh oui, je sais. Mais souvenez-vous, monsieur. Il s'appelait Thomas. Il avait quatre ans. C'était un enfant comme un autre. Il...
— Cela ne vous regarde pas !
— Vous n'imaginez pas à quel point... souffle Léonie d'une voix lasse, avant de reprendre ses accusations. Vous avez bien joué votre rôle face à la police, hein ? Vous avez dit qu'il n'était pas sage à l'école... qu'il frappait ses camarades...
— C'était vrai ! » se défend une nouvelle fois Jean Dubois.
Malgré la virulence de sa voix et le tremblement incontrôlable de ses mains qui cabre le tuyau d'arrosage, son visage demeure impassible.
« ... qu'il a fini par être renvoyé de son école tant il était violent.
— C'était vrai...
— Alors, pour le punir, vous l'avez frappé, vous aussi. Et il ne s'est plus relevé, c'est cela ? »
L'homme recule d'un pas ; ses rosiers effleurent ses jambes.
« Taisez-vous...
— Cela vous dérange, que je vous rappelle ce qui s'est passé ?
— Vous ne comprenez pas... Il griffait et giflait la moitié de ses camarades, jusqu'au sang, il a failli casser le bras d'une petite fille. Ils l'ont renvoyé, forcément. Et moi j'étais un mauvais père. J'avais pas réussi à l'élever, ce gosse. J'avais... échoué.
— Alors vous l'avez tué ? »
Il sursaute et lance à Léonie un regard dans lequel se mêlent la fureur et le désespoir. Je m'approche un peu plus, sans faire de bruit.
« Je voulais pas ! se récrie-t-il. Il fallait lui donner une leçon, alors... je l'ai frappé. Je me contrôlais pas. J'ai tapé trop fort. Voilà, c'est ça, l'histoire. Je voulais pas... je voulais pas.
— Mais vous l'avez fait. » La douceur de la voix de Léonie ne retire rien à sa fermeté. « Vous avez tué Thomas. Votre fils. Mais c'est toujours comme ça, n'est-ce pas ?
— Comme ça, quoi ? réplique-t-il avec un peu plus d'assurance.
— Les enfants au milieu des conflits des adultes. Qui payent pour leur impuissance, ou pour leurs décisions. Toujours. Les adultes savent comment se glisser entre les mailles du filet ; vous êtes tous des anguilles. Mais les enfants en sont incapables. Alors c'est sur eux que ça tombe. N'est-ce pas ? »
Léonie perd son calme pour la première fois, comme si le fauve en elle cédait, comme si elle réapparaissait, avec ses fragilités, sa vulnérabilité. Alors, impulsivement, je m'avance.
« Ne fais pas ça, ordonné-je d'une voix que je tente d'affermir.
— Tu n'as pas à intervenir, siffle-t-elle, retrouvant aussitôt sa maîtrise d'elle-même.
— Je ne peux pas te laisser... »
Mais déjà, elle se tourne à nouveau vers Jean Dubois.
« Vous avez tué votre enfant, celui que vous auriez dû protéger, dit-elle d'une voix basse et hypnotique, arrimant son regard à celui de l'homme. Celui pour lequel vous auriez dû mourir, si nécessaire. Mais il n'est pas trop tard... Vous pouvez toujours mourir. »
Les yeux de l'homme s'écarquillent ; la peur dilate ses pupilles.
« Comment... comment ça ?
— Vous avez tué. À vous de mourir.
— Vous ne pouvez pas ! »
Je commets l'erreur de m'avancer encore. Jean Dubois croise mon regard et m'interpelle :
« Vous ! vous êtes avec elle ! Empêchez-là ! Appelez la police !
— La police arrivera trop tard, rétorque Léonie d'un ton froid.
— Ne la laissez pas faire ! »
Sa voix prend des intonations suppliantes désormais. Mais c'est inutile, je sais bien que c'est inutile.
« Théo, ne fais rien contre moi, m'intime Léonie avec calme.
— Ne la laissez pas, Théo ! Je ne... »
Sa protestation meurt dans un hoquet stupéfait lorsque Léonie tire un couteau des replis de sa veste.
« Non, Léonie ! »
Elle ignore mon cri et avance encore vers Jean Dubois, qui fait un pas en arrière, trébuche et tombe au milieu de ses rosiers.
Tu devrais te placer devant elle, Théo. Elle ne te tuerait pas. Tu devrais protéger cet homme. Toi, tu ne risques rien...
« Léonie...
— Tais-toi ! »
Elle s'assied à côté de l'homme. Celui-ci tente de reculer, mais les épines des roses s'accrochent à ses vêtements.
Allez, vas-y. Ce serait si simple. Donne-lui le temps de fuir.
Mais je ne peux pas... Je ne suis même pas sûr que Léonie refuserait de me tuer sous prétexte que je suis son frère. Elle n'a pas l'air dans son état normal.
Essaie au moins ! Tu pourras toujours reculer... Elle a quinze ans, tu es plus fort qu'elle, tu pourras te défendre...
Je suis incapable de bouger. Je ne peux pas, je ne veux pas, mes jambes semblent figées dans la pierre.
« Souvenez-vous de lui, murmure encore Léonie. Souvenez-vous de votre fils. Thomas. Vous l'avez tué.
— S'il vous plaît, non... je... je ne voulais pas... Je le devais... je pensais le devoir...
— Eh bien, vous le lui direz.
— Non ! Je vous en prie ! »
Elle ignore ses supplications. Le couteau s'enfonce lentement dans le cœur de Jean Dubois. Elle fixe sa main crispée sur l'arme comme si elle ne lui appartenait pas, d'un air lointain. Les cris et les suppliques de sa victime se font de moins en moins virulents. Je crois que je détourne les yeux. Je crois que je ne peux pas regarder et qu'à la place, j'observe la rue déserte. Je crois que je me dis que c'est étrange ce à quoi tient une vie, juste un quartier plus ou moins habité ; qu'on n'imagine pas ce genre de chose en choisissant sa maison ; que je n'avais jamais imaginé cela ; que je ne sais pas ce que j'aurais fait si je l'avais imaginé, parce que c'est ma sœur, parce que je l'aime d'un amour qui me dépasse, qui me dévore. Je crois que je perds la tête, je crois que je me perds.
Et puis soudain, tout est silencieux. Un silence tel que je regarde à nouveau. Jean Dubois ne bouge plus.
« Léonie... »
Je ne sais pas quoi ajouter. Elle observe l'homme à côté d'elle, le couteau dépassant toujours de sa poitrine, puis soudain elle s'effondre à côté de lui, le corps secoué de sanglots. Je m'approche d'elle et m'assieds à ses côtés, hébété.
« Je ne voulais pas, gémit-elle. Je n'aurais pas dû... »
Ses larmes ruissellent sur son visage et se mêlent au sang qui inonde les roses.
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