Chapitre 6 ~ Le sourire d'Eugène Ormier
Il est une heure du matin quand nous parvenons au 13, rue de Berlin. Léonie marche d'un pas vif, ses cheveux sombres dansant sur ses épaules. Elle dégage une grâce étrange, ainsi. Une puissance terrifiante et souveraine.
« C'est là... »
Nous nous arrêtons devant un immeuble haut et étroit. Léonie s'appuie contre la porte, tremblante. Je m'approche d'elle. De près, elle n'a pas l'air si effrayante. Ses yeux pâles sont emplis de détresse et son assurance se fissure un peu plus à chaque frisson.
« Ça va ? »
Je regrette aussitôt cette question stupide, à laquelle elle ne fait même pas l'effort de répondre. J'avale ma salive.
« Tu veux rentrer, Léonie ?
— Rentrer ?
— Chez nous, clarifié-je. Enfin... dans la cave, quoi. »
Pendant un instant, j'imagine ce que ce serait d'avoir un endroit où rentrer et des gens pour m'y attendre. Puis j'écarte cette idée.
« Non... Non, il faut le faire. Tu le sais bien.
— Tu en es sûre ?
— Je ne peux pas laisser cette femme continuer... Elle a tué son mari, je te dis.
— Elle ? Je croyais que c'était son amant...
— Elle l'a poussé au meurtre ! C'est comme si elle l'avait tué. Pour lui, ça ne fait pas de différence... On ne doit pas pousser les gens au meurtre. »
Est-ce la lionne, est-ce l'humaine qui se tient devant moi ? Je ne sais pas. Ses yeux ne traduisent rien d'autre que la douleur qu'elles partagent, et ses paroles plaident pour l'une et pour l'autre. Pourtant, elles ne peuvent pas être là en même temps. Cela voudrait dire qu'Ils seraient en elle et ne le seraient pas... Absurde. On dirait un problème de maths.
« Léonie, est-ce qu'Ils sont là ? » questionné-je sans pouvoir me retenir.
Je ne sais pas à quoi je m'attendais. Qu'une voix sépulcrale me réponde à travers sa bouche : « Oui, Nous sommes là » ? Qu'elle m'assure que non, qu'Ils ne seront plus jamais là, que nous trouverons un endroit où vivre à l'abri et que nous serons heureux pour le reste de nos jours ? Nous n'avons pas droit au bonheur.
« Ils sont toujours quelque part. Je te l'ai déjà dit.
— Tu ne peux pas juste me balancer ce genre de phrase, Léonie ! Parle-moi sincèrement, ça...
— Chut ! elle arrive. »
Je me tais, même si je ne suis pas sûr qu'elle m'ait dit la vérité. Mais j'entends vite, moi aussi, un pas lourd sur le trottoir.
Christina Ravière doit être grande, mais elle se tient si voûtée qu'il est impossible d'en être certain. Ses longs cheveux raides, d'un brun sale tirant sur le gris, se balancent au rythme de ses pas. Sa démarche est vacillante. Lorsqu'elle s'arrête devant nous, une forte odeur alcoolisée se dégage de son corps.
« Fais attention, elle est ivre, glissé-je à Léonie.
— J'avais remarqué. » Elle se tourne vers la femme, qui tente de composer le code de son immeuble, mais semble l'avoir oublié. « Madame Ravière ?
— C'est... moi, répond-elle d'une voix pâteuse.
— J'aimerais discuter avec vous...
— Pas le temps. »
Elle essaie une autre combinaison, mais la porte ne s'ouvre pas.
« Vous n'y arriverez pas, affirme doucement Léonie.
— Laissez-moi... Je dois...
— Prenez le temps de discuter, madame. Qu'est-ce que ça vous coûtera ? »
Christina Ravière tourne vers nous un visage perplexe. Son regard gris est embrumé. Ses traits, bien qu'empâtés, ont conservé une certaine dureté. J'ai l'impression de distinguer, derrière la femme vieillie par l'alcool, celle qu'elle était avant, plus froide, plus féroce. Mais je dois me faire des idées. Je n'ai pas oublié ce que m'a dit Léonie, et cela déteint probablement sur la façon dont je la perçois.
« Et... et tu veux parler... de quoi, petite ? »
Malgré son élocution hésitante, ses capacités de réflexion ne semblent pas altérées.
« Je voudrais parler du passé, madame Ravière.
— Le passé... Qu'est-ce que vous avez tous avec le passé ?... C'est l'avenir qui compte. » Se désintéressant du digicode, Christina Ravière se retourne et s'appuie contre la porte. « Elle aussi, elle... elle me parle que... du passé. Pourquoi, elle n'a que ça à la... à la bouche.
— Elle ? »
La femme nous souffle son haleine alcoolisée au visage. Je réprime l'envie de détourner la tête.
« Ouais, elle. Sa mère. Elle... pige pas, l'idiote ! Elle se demande toujours... pourquoi. Pourquoi il a fait ça... pourquoi il s'est tué... Elle pige pas...
— Sa mère ? relève Léonie avec douceur. La mère de qui ? »
Les yeux de Christina Ravière se fixent sur elle et derrière la brume qui les voile surgit un éclair de lucidité. Son corps glisse un peu contre la porte de l'immeuble.
« Vous le sa... savez. Vous savez... de qui je parle.
— Peut-être. Mais je veux que vous me le disiez. Je veux l'entendre de votre bouche, madame.
— Drôle d'egis... d'esgi... d'exigence, balbutie la femme en redressant. La mère de Baptiste, bien sûr. Une... une pauvre femme... Ça fait dix ans, pourtant... devrait s'en remettre. »
Léonie se penche vers elle.
« Se remettre de quoi ? »
Une nouvelle fois, une étincelle de conscience transperce le brouillard du regard de Christina Ravière.
« Je... pourquoi vous voulez... que je raconte ? Vous savez... vous savez déjà tout... non ?
— Oui, je sais déjà tout. Mais racontez. Regrettez. Ils le veulent. »
Elle hausse les sourcils.
« Ils ?
— Peu importe. C'est votre seule chance.
— Ma seule chance... de quoi, dis donc ?
— De Leur montrer que vous avez changé », murmure Léonie.
Un silence méditatif s'ensuit. Christina Ravière s'affaisse à nouveau et écarte ses cheveux trop longs de son visage moite de sueur.
« J'ai pas changé, réplique-t-elle au bout d'un moment, une fois qu'on a fait ça... c'est fini. On change pas. Les deuxièmes chances, tout ça... des conneries. On peut pas toujours changer. Alors... alors dis-Leur d'aller se faire voir. »
Sa voix est moins hésitante. Plus dure. Il n'y a pas de regret sur son visage ou dans ses yeux. Elle fixe Léonie dans les yeux, désormais ; son regard n'est plus brouillé par l'alcool.
« Racontez-moi "ça", insiste finalement Léonie.
— Tu es... curieuse, hein ? Tu veux savoir ? demande la femme d'une voix à nouveau pâteuse.
— Je veux savoir, oui.
— Tu voudras plus savoir, après. Personne veut savoir. »
Un ricanement sec lui échappe, comme une personne normale rirait d'une constatation absurde. Léonie se contente de la regarder dans les yeux, impassible.
« Eh bien !... tu vas savoir... » Un rictus tord sa bouche. Je ne sais pas si elle voulait grimacer ou juste sourire. « Baptiste. Je l'aimais, tu sais... Y avait mon mari, bien sûr. Laurent. Mais il me trompait aussi, se défend-elle en haussant les épaules. Donc il y a eu Baptiste. Je suppose que c'est pas ça que tu veux savoir, hein ?
— Je veux savoir tout ce que vous avez à me dire, lui retourne Léonie d'une voix neutre.
— Tout ? Eh ben... De toute façon, Baptiste et moi... c'est pas intéressant. L'intéressant, c'est après... »
Le même rictus se forme sur son visage.
« Après ?
— Après, Laurent a été suspicieux. Suspicieux ! répète Christina Ravière d'une voix forte, dans laquelle l'hésitation a une nouvelle fois disparu. Alors qu'il y avait l'odeur de sa pute jusque dans notre lit ! »
La fureur fronce ses sourcils et crispe sa mâchoire. Elle n'a plus rien d'une cinquantenaire ivre et inoffensive, soudain. Ses yeux lancent des éclairs meurtriers.
Léonie plonge la main dans sa poche. Je sais qu'elle attend le moment de saisir son couteau. Et je ne sais même pas si je dois l'en empêcher...
Cette femme a tué son mari et son amant.
« Moi, au moins, j'avais la décence de le faire hors de la maison, clame-t-elle encore.
— Et comment avez-vous réagi, alors ? » s'enquiert Léonie d'une voix lisse, sans émotion.
Un sourire se dessine sur les lèvres de Christina Ravière. Un sourire heureux, une joie innocente dissimulant la noirceur... Le sourire d'Eugène Ormier.
Est-ce que je dois retenir Léonie ?
« J'ai menti à Baptiste. Je lui ai dit que Laurent me battait, que je n'osais rien faire, que j'étais trop faible pour lui tenir tête, qu'il aurait fallu un homme fort comme lui pour me protéger. Plein de conneries qui font plaisir aux hommes... »
Elle ricane, une nouvelle fois. Fasciné, je ne parviens pas à détacher mon regard de son visage, y cherchant en vain de la tristesse ou de la culpabilité.
« Ça l'a rendu furieux, évidemment. Trois jours plus tard, il m'a dit de ne pas être chez moi le lendemain. Ça pourrait tourner mal... » Son sourire s'élargit. « Je lui ai obéi. Un jour après, Laurent était mort et la semaine suivante, Baptiste en prison. Je suis allée le voir, en larmes. Je lui ai dit que j'étais désespérée, que je n'aurais jamais imaginé qu'il puisse tuer mon mari, qu'il était un assassin, que je le haïssais. »
Je réprime un mouvement de recul. Cette femme est folle. Folle. Folle.
Elle se tourne vers moi et, le sourire toujours aux lèvres, poursuit en me regardant droit dans les yeux :
« Il s'est suicidé dans sa cellule, le pauvre. Un gardien l'a retrouvé agonisant, on m'a dit qu'il était mort en prononçant mon nom... »
Cette fois, je ne peux m'empêcher de faire un pas en arrière. Christina Ravière me sourit.
« Vous vous souvenez d'eux, hein ? »
Léonie tire son couteau de sa poche. La femme esquisse un geste de surprise.
« Qu'est-ce que tu veux faire avec ça, petite ?
— À votre avis ? » réplique Léonie.
Je devrais intervenir. Mais Christina Ravière a le sourire d'Eugène Ormier. Ce sourire de fierté qui dit qu'elle ne regrette pas, qu'elle serait ravie de recommencer. Et si... et s'Ils avaient raison ? La justice des Hommes... Combien de fois en ai-je rêvé, en voyant ma mère dépérir, en sentant l'absence de ma sœur peser sur moi chaque jour ? Combien de fois ai-je espéré, sans oser me l'avouer, que justice soit réellement faite, quelle que soit la manière ?
La femme se laisse tomber contre l'immeuble.
« Essaye, allez, essaye... Tout le monde n'a pas le cran pour ça...
— C'est affreux ce que vous avez fait », coupe Léonie en se penchant vers elle.
Sa voix vibre d'une colère inhabituelle. La lionne n'a pas cette rage. La lionne porte Leur fureur, pas la sienne.
« Pousser des gens au meurtre comme ça... Vous n'aviez pas le droit. Vous êtes un monstre, madame. Souvenez-vous de cet homme. Du mal que vous lui avez fait. »
D'un geste plein de violence à peine contenue, Léonie enfonce son couteau dans la poitrine de Christina Ravière. La femme hoquette. Ses yeux pleins de stupeur s'écarquillent, je ne parviens pas à détourner les miens. Je la regarde se débattre vaguement, en vain, c'est trop tard. Je la regarde mourir, en moi bouillonnent des émotions que je ne veux pas analyser, que je ne dois pas analyser. Le regard de la femme se voile. Elle est morte et ça ne me fait pas mal.
Léonie détaille son visage blafard, ses prunelles jaunes luisant d'un éclat dur. Les larmes roulent sur son visage, mais elle ne sont pas destinées à Christina Ravière.
C'est pour elle-même que ma sœur pleure, fixant le corps inerte de celle qu'on l'a une nouvelle fois forcée à tuer.
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