Chapitre 6 ~ De nuits en jours

Tu me retiendras ?

Sa voix. Terrifiée. Terrifiante. Ça me fait mal, ça me fait peur, je ne sais plus quoi penser. Je ne veux plus l'entendre, pourtant le silence me terrifie.

Tu me retiendras ?

Sa voix, inlassable ritournelle qui m'obsède, résonnant sous mon crâne comme un oiseau en cage qui se cognerait sans cesse à sa prison. Sauf que cet oiseau-là est infatigable et immortel ; jamais il ne me laissera.

Tu me retiendras ?

Je n'entends qu'elle depuis le début de la nuit. Sa question, ma promesse silencieuse, son regard, sa question...

Tu me retiendras ?

Autour de nous, la vie foisonne. Hululements, glapissements, tout un foisonnement de sons. Pourtant, aucun bruit ne s'élève de la cabane.

Tu me retiendras ?

Le silence, la peur et les souvenirs me transportent dans cette autre nuit, à des mois et des kilomètres d'ici, cette nuit où je ne l'ai pas retenue.

Tu me retiendras ?

Les talons de Sélène Lemercier qui claquent sur le sol.

Tu me retiendras ?

La démarche féline de Léonie, envoûteuse, prédatrice.

Tu me retiendras ?

La voix de l'avocate, hautaine et méprisante.

Tu me retiendras ?

Son visage qui blêmit lorsqu'elle comprend.

Tu me retiendras ?

Son corps qui s'effondre, son sang qui jaillit.

Tu me retiendras ?

Léonie figée devant sa victime.

Tu me retiendras ?

Et moi immobile, moi qui observe sans un mot...

Tu me retiendras ?

Le visage de Léonie se tourne vers moi. Elle pleure.

Tu me retiendras ?

Elle pleure et ses larmes sont des hurlements qui me jettent mon impuissance à la figure. « Tu n'as rien fait, Théo, crie-t-elle sans un mot, tu n'as rien fait, tu m'as laissée, pourquoi m'as-tu aidée ? Pourquoi m'as-tu aidée ? »

Tu me retiendras ?

Et je ne sais pas quoi dire, je n'ai rien à répondre. Alors je la fixe en silence, toujours immobile, toujours impuissant...

Tu me retiendras ?

Le couteau de Léonie. Manche noir. Lame tranchante.

Tu me retiendras ?

Mes mains moites glissent sur l'arme.

Tu me retiendras ?

Je m'avance vers Sélène Lemercier.

Tu me retiendras ?

Les battements de mon cœur font vibrer le monde entier.

Tu me retiendras ?

Je m'approche encore.

Tu me retiendras ?

Je me sens heureux.

Tu me retiendras ?

Vivant.

Tu me retiendras ?

Puissant.

Tu me retiendras ?

Le couteau effleure le ventre de l'avocate.

Tu me retiendras ?

Je pousse la lame, lentement.

Tu me retiendras ?

Le regard de Sélène Lemercier se pose sur moi.

Tu me retiendras ?

L'acier s'enfonce dans la chair.

Tu me retiendras.

L'avocate s'effondre, une fleur rouge s'épanouissant sur sa robe.

Tu me retiendras ?

Et ses yeux restent rivés aux miens.

Tu me retiendras ?

Elle tombe sans fin. Comme si le sol n'existait plus.

Tu me retiendras ?

Dans sa chute, elle me regarde toujours.

Tu me retiendras ?

Elle tombe et moi aussi. Le couteau m'échappe des mains, je bascule en arrière, dans un trou sans fond, je n'existe plus, je...

Tu me retiendras ?

J'ouvre les yeux. Des scènes insensées se bousculent dans mon esprit, se succèdent avec violence. Rouge. Noir. La voix de Léonie, par-dessus le tumulte des images. Tu me retiendras ?

Je ne peux pas le supporter. Je me lève avec brusquerie, ouvre la porte et passe la tête hors de la cabane. Je respire, espérant que l'air frais chassera la voix, les souvenirs et tout le reste.

Le soleil se lève, inondant mon visage de lumière et de chaleur. Les yeux perdus dans l'immense ciel d'hiver, je crois comprendre, pendant un bref instant, la nature du réconfort que ma sœur semblait y chercher.


~~~~~~~~


« Oublie ça.

— Mais Léonie...

— Oublie ça je te dis. »

Sa voix claque avec une sécheresse qui me surprend. La mâchoire contractée, les sourcils froncés, la bouche plissée, elle fixe son assiette pour ne pas me voir.

« Je ne peux pas juste oublier. Tu m'as dit que ces "Ils" étaient dangereux, que je devais te retenir.

— J'étais perdue. Ça arrive... Je me suis souvent perdue, mais Ils m'ont toujours aidée. Je Les retrouve toujours, tu vois. »

Non, je ne vois pas. Je vois juste le culte morbide que Léonie « Leur » voue. Je baisse à mon tour les yeux sur mon assiette, et engloutis les dernières tomates qui y restent.

« Je ne sais pas quoi en penser, poursuis-je sans lever la tête, tu m'as fait promettre de te retenir, tu n'avais pas l'air perdue... »

Je me souviens de sa précipitation, de ses yeux déterminés plantés dans les miens. Elle semblait parfaitement certaine de ce qu'elle avançait.

Mais, désormais, elle semble tout aussi résolue lorsqu'elle m'affirme que ce n'était qu'un égarement de sa part, qu'« Ils » ne sont pas une menace, que je n'ai pas à tenir ma promesse. Alors, que croire ? Qui croire ?

« Je me suis trompée.

— Ces "Ils" te manipulent complètement, Léonie.

— Non. »

Sa voix est un grondement. Ses yeux emplis de colère croisent soudain les miens. Lisent en moi. Sondent la moindre de mes faiblesses. Traquent mes peurs. C'est un regard de fauve, de prédateur. Je détourne la tête. Tu te fais des films, Théo.

« Si je Les suis, c'est parce qu'Ils ont raison, ajoute-t-elle à voix basse. Ils ont raison et Ils me soutiennent. » Ses yeux me cherchent, une nouvelle fois. « Ils ne m'ont jamais abandonnée, Eux. »

Moi non plus, ai-je envie de riposter. Mais elle dirait que je mens. Réduit à l'impuissance par cette simple insinuation, j'attends qu'elle reprenne.

« Ils ont toujours été avec moi. J'allais sombrer, mais Ils m'ont secourue. À chaque fois que je flanchais, Ils me redressaient. Quand je voulais abandonner, Ils me ramenaient à la raison.

— Tu te serais vue, Léonie... Tu avais l'air sûre de toi. Plus que maintenant.

— Eh bien je ne l'étais pas. Ou je l'étais à tort.

— Je pense que c'est maintenant, que tu es sûre de toi à tort. »

Elle me jette un regard noir et secoue la tête d'un geste vif. Ses cheveux bruns fouettent son visage. Elle les repousse, agacée.

« Non, ce n'est pas maintenant ! Je suis sûre de moi et j'ai raison de l'être !

— Et qu'est-ce qui te fait dire ça ? »

Elle repousse brutalement son assiette. Ses yeux étincelants de colère se plantent dans les miens, me clouant sur place.

« Et toi, Théo, qu'est-ce que tu crois ? Que tu peux me comprendre ? Tu n'y arriveras jamais, OK ? C'est trop tard, voilà, trop tard ! » Elle se lève avec une telle brusquerie que sa chaise tombe à terre. La vaisselle tremble sur la table. Sans prendre la peine de ramasser sa chaise, elle se dirige vers la porte. « Je vais prendre l'air », annonce-t-elle d'un ton sec.

La porte se referme derrière elle. Je me précipite vers la fenêtre et la vois s'éloigner en courant. Je me lève avec lenteur, redresse la chaise de Léonie et débarrasse la table. Mes mains tremblent tant qu'en faisant la vaisselle, je manque casser une assiette.

Je ne comprends pas. C'est comme s'il y avait deux Léonie. La nuit et le jour. La lionne, féroce et blessante, et la jeune fille, fragile et effrayée. Deux Léonie uniquement reliées par leur souffrance. Cela soulève tant de questions... Deux Léonie, mais la même personne, comme si elle me montrait sans cesse des visages différents dans l'espoir que je reconstitue l'image globale, que je distingue son être véritable derrière toutes ces façades. Et toujours l'incertitude, parce que je ne peux jamais prévoir qui s'adressera à moi.

J'ai envie de revoir Marie et de la laisser gérer, de courir à la poursuite de Léonie et de lui hurler de m'expliquer, d'exposer le problème à Octave, à Victor ou au premier inconnu passant sur ce sentier désert, envie de me décharger de mes questions et des réponses que j'ai peur de trouver. Je ne veux plus penser, j'ai bientôt vingt ans et je veux redevenir enfant. Non, ne pas penser à mon enfance. Ne penser à rien...

Léonie rentre quelques heures plus tard, l'air accablé. Je lui adresse un sourire d'excuse. Elle sourit aussi et se glisse à côté de moi pour m'aider à préparer le repas. Nous n'échangeons pas un mot. Il y a quelque chose d'étrange, d'un peu forcé, dans l'atmosphère. Un peu comme après un orage, quand la tension n'est pas encore redescendue.

Elle grimpe d'ailleurs à nouveau lorsqu'après le dîner, Léonie me tend une feuille. La feuille.

La liste.

Mon souffle s'accélère. Non... Je me laisse tomber sur mon lit. Je ne veux pas regarder, mais je ne peux pas m'en empêcher. Sous le nom de Sélène Lemercier, la main tremblante de Léonie a ajouté celui de Jean Dubois.

« Non. Non, Léonie. »

Son visage se durcit.

« Tu n'as pas le choix.

— Je ne peux pas te laisser faire ça. Cet homme ne fera peut-être plus rien de mal...

— Et tu vas faire quoi alors ? » me crie-t-elle, le défi et l'inquiétude se mêlant dans sa voix.

Qu'est-ce qu'il faut faire dans ces cas-là ? Le numéro de la police. Allez, c'est facile. Tu décroches ton téléphone et...

Et quoi ? On se fait arrêter, Léonie passe les vingt prochaines années de sa vie en prison ? Je ne peux pas faire ça. La prison, c'est pour les gens comme Eugène Ormier, pour ceux qui prennent du plaisir à faire souffrir les autres. Pas pour elle. Pas pour ma sœur.

Et pourtant, elle aussi a tué. Eugène Ormier. Sélène Lemercier.

Mais elle a ses raisons. Elle pense avoir ses raisons. Ce n'est pas par sadisme qu'elle les a tués, c'est parce qu'elle s'est imaginé que c'est son devoir... Elle n'est pas coupable, merde ! Elle ne sait pas ce qu'elle fait.

Qu'elle le sache ou non, il faut l'arrêter. Tu dois l'arrêter.

Oui, je devrais. Je devrais prendre mon téléphone, composer le numéro de la police et regarder ma sœur grandir à travers les barreaux d'une prison. Je devrais le faire.

Mais l'écho de sa voix, inlassable murmure, résonne encore en moi. Tu ne m'abandonneras jamais ? Ses yeux ambrés croisent les miens. Reproche muet. La confiance aveugle que je lisais jadis dans son regard me manque.

Non, je ne t'abandonnerai pas.

J'abandonnerai tout le reste pour toi. Mes amis, mon avenir, mes rêves, tout ce sur quoi j'avais bâti ma vie.

Mais toi, je ne t'abandonnerai pas.

Ni elle ni moi ne poursuivons la conversation. Ma capitulation se passe de mots.

Je ne vais rien faire, Léonie. Je ne peux rien faire.

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