Chapitre 4 ~ Sur le bord du chemin
La voiture s'immobilise silencieusement sur le bord de la route. Je coupe le contact, soulagé : je n'ai pas conduit depuis mes dix-neuf ans, avant que Léonie et moi ne partions. Mes souvenirs de la conduite accompagnée avec Raphaël m'ont guidé pendant le trajet. Il jouait son rôle d'oncle à la perfection, mêlant remarques sarcastiques, commentaires grivois et conseils avisés.
« Je n'arrive pas à croire qu'on va faire ça », me glisse Léonie en descendant à son tour.
J'embrasse du regard le paysage dégagé, une prairie ondulante uniquement coupée par la route terreuse. Des piaillements d'oiseaux, un léger souffle de vent et le bourdonnement de la clôture électrique emplissent le silence. On a du mal à croire à la présence du village à quelques centaines de mètres tant les lieux semblent vides. Et au milieu de tout cela, étrangers au lieu, la voiture, ma sœur et moi.
Léonie a les yeux brillants et un immense sourire aux lèvres. Ce genre de bonheur ne se falsifie pas. Je l'ai rendue heureuse. Je croyais cela impossible, à présent, je pensais que trop de temps s'était écoulé, que trop de sang avait taché ses mains, que son âme s'était trop souvent brisée. Mais la voici, devant moi, avec ce bonheur incrédule qui lui déborde du visage.
« Oui, confirmé-je, la gorge nouée à la fois par la peur et par la sensation indescriptible d'avoir créé cette joie. On va faire ça, Léonie.
— Ils auront changé, tu penses ?
— Regarde-nous... »
Je regrette aussitôt ce rappel : la nostalgie s'invite dans les yeux de ma petite sœur. C'était inévitable, je le sais. Peut-être même que ça lui sera bénéfique. Mais je n'aime pas la voir souffrir, fût-ce d'une douleur aussi douce.
« Allons-y.
— Pourquoi tu as garé la voiture aussi loin ? Ce n'est pas la nôtre, il n'y avait pas de risque.
— On parle d'un village minuscule, rappelé-je, inutile d'attirer l'attention. »
Avant que nous ne nous mettions en route, je prends soin de verrouiller la voiture. Nous l'avons louée avec ce qu'il restait sur ma carte bancaire. Je me suis présenté seul, déguisé comme je pouvais avec une fausse moustache à peu près crédible et un chapeau loufoque censé détourner l'attention. Je n'ai pas été reconnu, quoique j'ignore si l'employé s'est laissé abuser ou s'il n'avait juste pas entendu parler de nous.
L'air est frais et doux, l'odeur discrète de l'herbe s'insinue dans nos narines ; une bouffée de regrets vite réprimés me saisit. Cette atmosphère trop légère est reliée dans mon esprit à Marie et Raphaël. Une dizaine de minutes nous suffit à atteindre le village de Cailloux-sur-Fontaines.
« Rien n'a changé », constate Léonie à mi-voix alors que nous errons dans les rues désertes.
Nous nous soucions à peine de la discrétion ; il n'y a personne, ici. Elle a raison, tout est comme nous l'avons laissé un an plus tôt : l'ambiance, les maisons, les rares signes de vie – un ballon sur un trottoir, du linge suspendu à une fenêtre, un chat se glissant sous un portail.
Nous nous dissimulons derrière un buisson, non loin de la maison. Ils ont repeint le vieux portail en blanc, probablement pour masquer la rouille qui le ronge. Il semble étrange ainsi, moins familier. Je tente de distinguer la bâtisse, derrière les barreaux immaculés et les feuilles des arbres plantés en marge de l'allée. Je cherche aussi mon saule du regard.
Malgré tous ces objets familiers, ce n'est plus chez nous, ici. Les lieux se dérobent, à cause de la couleur du portail ou de notre absence. Nous sommes totalement déracinés, à présent.
Cela ne sert à rien de s'appesantir sur le passé. Nous ferions mieux de nous en aller ; il n'y a rien à voir ici, si ce n'est les souvenirs fanés d'une époque qui nous est interdite.
J'espérais que venir ici ramènerait Léonie à ses origines. Que cela lui donnerait la force de se battre. Quand elle m'a annoncé qu'Ils nous entraînaient à Grenoble, j'y ai vu un signe. Nous devions voir ce que devenaient Marie, Raphaël, Victor, Émile et Yann – sans nous montrer, bien sûr. Quoi que je dise d'eux, ils sont nos seules attaches. Peut-être qu'ils fourniraient à Léonie la force que je suis incapable de lui donner. Peut-être qu'à travers eux, elle parviendrait à résister.
Peut-être, oui, sauf qu'il n'y a plus rien dans cette maison qui ait gardé son essence. Les lieux n'ont pas changé, mais nous si. Ceux qui ont franchi le portail, un an et trois mois auparavant, n'existent plus. Cette maison n'a plus rien d'autre que de la douleur à nous offrir. Au moment où je m'apprête à en faire part à Léonie, celle-ci pose sa main sur mon bras.
« Victor est là », chuchote-t-elle.
Maintenant qu'elle me l'a indiqué, je distingue la silhouette de mon cousin derrière le portail. Il n'a pas beaucoup changé bien qu'il ait pris deux ans. Il a peut-être un peu grandi, ou maigri : sa silhouette est plus élancée.
Un garçon blond, qui doit avoir son âge, s'avance dans la rue. De taille moyenne, doté d'un visage quelconque, il passerait inaperçu si ses yeux ne fixaient pas le portail blanc avec une telle intensité. Il s'arrête devant et Victor le fait entrer. Ils échangent quelques paroles que je ne comprends pas. Je saisis au vol les mots attention et parents.
Qu'est-ce qu'ils font, bon sang ? La crainte que j'ai ressentie lorsque Victor a protégé Léonie des policiers s'empare à nouveau de moi. Et si mon cousin avait trempé dans des affaires illégales ? Est-ce qu'il vend de la drogue avec ce gamin ?
Nous nous approchons un peu, restant le plus possible dissimulés par les buissons. Le ton monte entre les deux garçons, ce qui nous permet de les entendre plus distinctement.
« ... penser que tu as peur, au fond », persifle le blond.
Il y a un arbre et le portail entre nous, je ne le vois pas très bien, mais il se dresse de toute sa taille face à Victor, qui doit mesurer dix centimètres de plus que lui.
« Si tu avais mes parents et ma situation, tu aurais peut-être peur, toi aussi, rétorque mon cousin avec froideur. Tout le monde n'a pas la chance d'avoir ta mère, figure-toi. »
Ses mots ont un effet immédiat sur l'autre garçon, qui s'affaisse sur lui-même.
« Vic, ce n'est pas...
— Laisse tomber. Essaie juste de respecter ce que je te demande, OK ? »
La voix de Victor est inflexible.
« Oui... désolé. Euh... Et tes cousins, vous avez eu des nouvelles ? s'informe le blond, détournant le sujet sans subtilité.
— Non. Enfin, pas de leur part.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? »
Cette fois, Victor semble mal à l'aise.
« La police. »
L'autre met un moment à reprendre la parole.
« Ils ont... identifié un autre... ?
— Un vieil homme, dans un trou paumé en Creuse. C'est... je peux pas y croire.
— Et ils ont dit quoi, les flics ? »
Je n'aurais jamais imaginé que la police puisse leur rendre visite à chaque nouveau meurtre. Alors ils savent... ils savent tout.
« Ils... Ils nous soupçonnent. Ils nous ont demandé si on était en contact avec eux, s'ils nous transmettaient des informations. Ils m'ont interrogé, hier soir. Une policière qui se prenait pour une psy.
— Je... Victor, tu... Je suis désolé...
— Elle m'a demandé comment j'allais, si je me sentais coupable. En me collant une photo du type sous les yeux. Je lui ai dit que tout allait bien, que j'avais aucune raison de m'en vouloir. »
Un bref silence.
« Et c'était vrai ?
— Non, bien sûr. J'ai discuté avec Théo, j'ai essayé de l'empêcher de partir, tu le savais ? Mais il m'a pas écouté. J'aurais dû être plus subtil, ou insister... peut-être aller dire à la police ce que je savais sur Léonie, mais... » Sa voix se brise. « Mais j'ai rien fait, putain ! »
Son cri résonne dans la rue déserte, heurte les arbres désolés et se perd dans le ciel. Un cri plein de douleur et de rage, un cri porteur d'une souffrance qui me déchire le cœur. Il s'effondre sur l'épaule du garçon blond. Son explosion soudaine me tétanise. J'ai connu un Victor désinvolte et mesuré, qui ne montrait ses faiblesses à personne.
« Je lui reprochais de se voiler la face, ajoute-t-il d'une voix tremblante tandis que son ami lui caresse le dos, mais je ne valais pas mieux... Je lui faisais confiance. Je lui faisais confiance !
— Ce n'est pas ta faute... »
Victor ne semble pas entendre la protestation du garçon.
« Je pensais qu'il se laisserait pas emporter. Qu'il la préserverait... que sa mère avait raison...
— Sa mère ? Ta tante, tu veux dire ? Qu'est-ce que...
— Mais j'avais tort. J'aurais pas dû lui faire confiance. Maintenant, tu vois bien ce qu'ils font... ce que je les ai laissés faire. »
Je garde les yeux rivés sur l'ami de Victor, qui l'observe d'un air désemparé. Console-le, allez... Ne le laisse pas comme ça.
Je ne savais pas qu'il en souffrait autant. Je n'ai que très peu pensé à lui – et, quand je le faisais, c'était le Victor d'avant que je considérais. Je ne l'ai jamais vu comme une personne à part entière, qui continuerait d'évoluer après avoir quitté ma vie, qui souffrirait de mes actions sans même que je le sache.
Et voilà, l'égocentrisme. A ajouter à la liste déjà importante des défauts de Théobald Proklyatyy.
« Raconte pas de bêtises, Victor, ordonne son ami d'un ton plus ferme. Tu ne pouvais pas prévoir, OK ? Tu n'es ni coupable, ni responsable.
— Tu connais pas toute l'histoire. C'est gentil, mais... laisse tomber.
— J'ai pas besoin de la connaître. T'es un mec génial, d'accord ? Ce que tu as fait pour moi, je l'oublierai jamais. Je sais pas où je serais si tu m'avais pas aidé. »
Victor soupire.
« C'est pas la question, je...
— Si, c'est la question. Tu n'as rien fait de mal. Tu as essayé de les aider, non ? »
Il ne répond pas.
« Tu as essayé de les aider ?
— Oui... J'ai voulu avertir Théo et... la protéger... mais ça n'a servi à rien...
— Alors qu'est-ce que tu te reproches ?
— Laisse tomber. »
Le garçon se dégage de l'étreinte avec une telle violence que Victor s'effondre au sol.
« Qu'est-ce que tu te reproches, Victor ? De pas avoir lu dans leurs pensées ? De pas savoir décider à la place des gens ? T'aurais rien pu faire, quand est-ce que tu le comprendras ? C'est bien d'essayer de changer le cours des choses mais faut comprendre quand ça sert à rien ! Faut savoir abandonner, tu piges ? Laisser les autres lutter parce que toi, tu peux rien faire ! Juste rester le cul par terre à regretter comme un idiot, ou comprendre que ce n'est pas ta faute ! »
Sa tirade jette un froid sur l'allée dans laquelle ils se tiennent. Ils se fixent avec une telle intensité que la tension entre eux est presque palpable.
« Tu n'as rien à te reprocher, insiste le garçon d'une voix plus calme. Tu as fait de ton mieux.
— Mon mieux n'était pas suffisant, on dirait.
— Et ce n'est pas ta faute. »
Ils font attention à ne pas crier, à présent. Je suis surpris qu'ils n'aient pas alerté un adulte.
« Tu ne peux pas comprendre.
— Pas totalement, non. Mais j'en comprends assez pour t'assurer que tu n'as rien fait de mal. Et c'est ce que tu veux. Tu veux que je te dise que tu n'es pas coupable. »
Victor éclate de rire, comme une insulte au sérieux de son ami.
« N'importe quoi !
— Tu es fort, Victor. La personne la plus forte que j'aie jamais vue. Tu ne craquerais pas devant moi si tu n'attendais pas que je te soutienne. »
Victor n'a pas le temps de protester. Des pas retentissent dans l'allée ; son ami détale aussitôt. La silhouette de Marie s'avance vers son fils.
Ses talons claquent sur le sol ; la maigreur de ses jambes me surprend. Les doigts qu'elle pose sur l'épaule de son fils sont plus osseux que dans mon souvenir. Dans son visage creusé encadré par des cheveux blanchis, la fatigue a délavé le bleu de ses yeux. Ils ont perdu leur acidité.
« Tout va bien ? Tu as crié.
— Ne t'en fais pas, maman. J'étais... Je ne sais pas. Je rentre. »
Victor se dégage et se dirige vers la maison. Marie le regarde s'éloigner. Elle fixe le bâtiment, à travers les barreaux, comme moi tout à l'heure. J'ai l'impression qu'elle aussi se dit que cet endroit n'est plus sa maison. Elle agrippe le portail comme pour se donner du courage. Lentement, elle passe une main sur son visage.
Elle fixe la rue derrière elle. On dirait qu'elle attend quelqu'un. La crainte et l'espoir forment dans ses yeux un étrange mélange. Elle patiente une trentaine de secondes puis pénètre dans l'allée, se retournant sans cesse pour jeter un regard en arrière.
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