Chapitre 4 ~ Sauter dans le vide
Vers midi, nous reprenons le bus pour Amiens. Je regarde les champs et les villes défiler de l'autre côté de la vitre, évitant le regard de Léonie.
J'aurais dû protester, quand elle m'a annoncé que nous ne rentrions pas, mais je n'ai rien dit. J'avais trop de mal à nous imaginer retrouver notre vie d'avant, la vie dans laquelle je faisais confiance à Léonie, dans laquelle Eugène Ormier était un nom que j'avais réussi à oublier, dans laquelle la seule chose qui me hantait était les yeux de Gabrielle ouverts sur un monde qui l'avait perdue. Comment pourrais-je regarder Marie en face, après lui avoir juré que je protégerais Léonie ? Et Victor, à qui j'avais affirmé savoir ce que je faisais ? Alors je n'ai rien objecté.
Je ne veux plus penser.
Je ne veux plus me poser des questions, tenter de comprendre. Je ne veux plus revoir le sang goutter sur le trottoir, le ventre ouvert de Sélène Lemercier et le regard inflexible de Léonie. Je ne veux plus vivre cette réalité.
Alors, pour y échapper, je sors mon téléphone de mon sac. En quinze heures, Octave m'a envoyé six messages pour m'informer que Sarah s'était décoincée, sans m'épargner aucun détail. À la vue de ces témoins d'un monde normal, dans lequel les flaques de sang ne sont qu'un décor de film, une lassitude énorme m'envahit. Je ne réponds rien. Je ne saurais pas quoi dire. En temps normal, je lui reprocherais peut-être son manque de décence. Mais comment pourrais-je parler de décence ?
Une barrière invisible s'est dressée entre tout ce qui faisait ma vie et moi. Je me retrouve à hésiter entre une voie qui me répugne et une autre qui m'est interdite, à espérer qu'il en existe une troisième.
Les souvenirs tournent dans ma tête et malgré moi je pense, malgré moi je tente de comprendre. Léonie se croit obligée. Je suis Leur lionne. Vouloir et pouvoir, ce n'est pas la même chose. Qui sont ces « Ils » ? Existent-ils seulement ? Peut-être sont-ils une production de son esprit. Nous n'avons pas besoin de rencontre physique, cela peut tout signifier et je ne sais pas quel cas est le plus inquiétant...
Récapitulons. Lorsque Léonie a décidé de tuer Eugène Ormier, ce n'était pas eux qui l'avaient décidé, du moins selon elle. Ils se sont manifestés après et l'ont confortée dans sa décision. En revanche, pour Sélène Lemercier, ce sont eux qui l'ont poussée à l'acte. Ils sont probablement aussi à l'origine de la création de sa liste... C'est ce qu'elle m'a dit. Que leur volonté guidait sa main.
C'est terrifiant. Léonie a vraiment été manipulée... Je revois son visage à la fois vulnérable et détendu lorsqu'elle dormait dans le bus, à l'aller. Qui peut faire subir cela à ma sœur ? Qui peut la transformer ainsi ?
« Théo ? »
Je tourne la tête vers Léonie.
« La lettre dont je t'ai parlé, celle qui devait disculper Éric Valiaux...
— Tu l'as envoyée ?
— Je voulais m'assurer que nous n'ayons rien à craindre ces deux semaines. Je leur enverrai pendant notre changement, depuis Paris. Je ne veux pas qu'ils fassent le lien avec Sélène Lemercier trop facilement, ni qu'ils sachent où nous allons. »
Je hoche la tête.
« Tu as bien fait, réponds-je machinalement.
— Tiens, regarde... »
Elle sort une enveloppe de son sac et en tire une feuille à grands carreaux pliée en quatre.
Madame la commissaire,
Vous devez être plongée dans l'enquête concernant la mort d'Eugène Ormier, tant la police de nos jours s'implique dans la résolution des affaires criminelles. Je dois vous faire part d'une information de la plus haute importance à ce sujet.
Éric Valiaux est innocent. Vous vous êtes pressés de l'accuser, mais il est innocent.
La coupable, c'est moi.
Il y a neuf ans, le 8 février 2005, Eugène Ormier a violé et tué ma sœur Gabrielle. Je vous l'écris froidement, mais imaginez comme ma main tremble. Elle avait quinze ans, c'était la grande, celle que je jalousais, celle qui me protégeait. Elle avait quinze ans, elle est morte. Vous pouvez imaginer cela ? Peut-être, je ne sais rien de votre histoire. Si vous pouvez l'imaginer, alors vous pouvez comprendre que j'étais incapable de vivre en sachant l'homme qui avait brisé nos vies en liberté, après avoir passé huit ans seulement en prison. Eugène Ormier avait déjà tué une enfant, avant la mort de ma sœur. Il aurait pu recommencer. Qu'est-ce qui l'aurait empêché de récidiver une nouvelle fois ?
J'ai fait ce que j'avais à faire. J'ai tué Eugène Ormier.
Il est mort comme l'homme qu'il était à peine.
Je ne regrette pas, si vous voulez le savoir. Je ne vous écris pas pour exprimer des remords, encore moins pour m'excuser. Ce n'était que justice. La justice des Hommes, celle qui prend le relais quand l'État ferme les yeux. Non, je ne vais pas m'excuser. Je veux juste que vous ne condamniez pas un innocent ; Eugène Ormier a brisé trop de vies de son vivant.
Je vous souhaite une bonne journée.
Léonie Proklyatyy.
« Tu vas vraiment envoyer ça ? demandé-je en lui rendant sa lettre.
— Bien sûr. » Elle range la lettre dans l'enveloppe. « Qu'est-ce que tu en penses ? »
Une pensée soudaine me fait sursauter. Une pensée évidente, qui me serait sans doute venue à l'esprit bien plus tôt si je n'avais pas eu d'autres préoccupations.
Léonie s'accuse ici sans laisser la place au doute. Si nous sommes repérés, elle sera immédiatement arrêtée, et je risque de l'être aussi.
Elle ne compte pas revenir chez Marie et Raphaël. Jamais. Ni demain ni dans cinq ans.
C'est donc pour cela que j'ai signé lorsque j'ai accepté de partir avec elle ? Pour une vie de fuyard, une vie de regards en arrière et d'inquiétudes, sans retour possible ? Dès que Léonie aura envoyé cette lettre, le compte à rebours débutera. Celle qui hier était chasseuse se changera demain en proie.
Elle ne doit pas l'envoyer. Elle ne peut pas nous condamner à cette vie en marge.
« Non, soufflé-je, ne l'envoie pas.
— Quoi ?
— N'envoie pas la lettre.
— Mais pourquoi ? »
Une pointe de colère me saisit devant son aveuglement.
« Nous ne pouvons pas risquer ça. On sera traqués, Léonie ! » J'ai du mal à parler à voix basse. L'angoisse m'envahit et son regard tranquille ne m'aide pas à chasser ma peur. « Si tu fais ça, aucun retour en arrière n'est possible, tu le comprends bien ?
— Évidemment que je le comprends, s'agace-t-elle à son tour. Tu crois que je n'y ai pas pensé ? Tu crois que je n'ai pas retourné dans ma tête toutes ces choses auxquelles je devrais renoncer ? Tu crois que je fonce sans réfléchir, c'est ça ? Eh bien c'est faux, Théo !
— Moins fort », parviens-je seulement à murmurer.
Elle me jette un regard noir mais obtempère.
« On n'a pas le choix ! Si je n'envoie pas cette lettre, Éric Valiaux sera condamné. C'est ça que tu veux ?
— Non, mais...
— Je lui ai promis, Théo. Je lui ai promis que je me dénoncerais. Je voulais le sortir du désespoir qui l'engloutirait. Et maintenant, je devrais le laisser replonger, lui tenir la tête sous l'eau ? »
Je déglutis. Non, bien sûr que non, ce serait affreux. Mais si Léonie envoie cette lettre, nous serons traqués, nous aurons peur chaque jour, nous passerons trop de temps à regarder derrière nous pour pouvoir avancer. Le Théo que j'étais, celui qui voulait devenir un juge reconnu et valeureux, me hurle d'envoyer la lettre. Mais si je l'écoute, je claquerai la porte au nez de ses ambitions. Qu'est-ce qui est le mieux ? Être loué pour mon sens de la justice parce que j'ai laissé un innocent être condamné, ou être recherché pour un crime que je n'ai pas commis ?
Je repense soudain à un extrait des Misérables, que j'ai lu en première, lorsque Jean Valjean, qui a commis un délit pour lequel un autre a été condamné, hésite à se dénoncer. « Rester dans le paradis et y devenir démon ! rentrer dans l'enfer et y devenir ange ! »... Les mots tournent dans ma tête mais ils n'ont aucun sens. L'ange et le démon s'arrêteraient-ils seulement sur des choix différents ? Je n'en ai aucune idée. Condamner ma sœur ou un innocent – où sont le bien et le mal, là-dedans ?
Si encore j'étais seul. Si j'étais seul, je me dénoncerais, et je fuirais ou je me laisserais arrêter. Oui, je veux le croire : s'il n'y avait pas Léonie, je dirais adieu à mes rêves et j'enverrais la lettre. Si j'étais seul. Si.
« Mais si on ne le fait pas, on ne pourra jamais revenir... On ne sera jamais... en paix... »
Elle effleure mes yeux de son regard doré, puis détourne la tête, observant elle aussi les champs par la fenêtre.
« Qu'on le fasse ou non, je ne reviendrai pas.
— Jamais ? m'étonné-je malgré ce que j'ai compris.
— Non, jamais. Tu as déjà été heureux, là-bas ? Tu n'as jamais voulu être ailleurs ? »
Je ne réponds pas, la gorge nouée.
« Tu ne t'es jamais senti à l'écart ? Tu ne t'es jamais dit qu'ils avaient l'air plus heureux sans nous, que nous étions un grain de sable dans leur vie trop réglée ? Tu n'as jamais trouvé que nous faisions tache tous les deux ? Tu n'as jamais pensé qu'ils ne nous aimaient pas vraiment, pas comme leurs enfants, que nous étions une charge pour eux ? Tu t'es déjà senti à ta place ? Totalement à ta place, comme si c'était ta vraie famille ? »
Je n'ose pas répondre. Dans ses paroles je reconnais ce que j'ai ressenti durant ces huit années, cette impression d'être décalé, exclu même. Ce n'était pas voulu, je l'ai compris en discutant avec Marie, mais elle et Raphaël nous tenaient bel et bien à l'écart, nous traitaient différemment.
« Mais même si on ne revient pas, on ne sera que des fuyards...
— Je n'en ai pas envie non plus. Mais si on ne fait pas ça, on condamne Éric Valiaux. Et moi, je ne veux pas revenir... Je veux être libre, totalement libre, c'est ce qu'Ils veulent aussi... Alors que j'envoie la lettre ou non, ça ne changera rien. »
Je détaille le visage de Léonie. Elle semble perdue, mais sa mâchoire contractée et son regard fixe montrent sa détermination. Cette vie de fuyarde, elle la mènera et l'acceptera quoi qu'il arrive. Le choix qui s'offre à moi, c'est de la suivre ou non.
Alors, tandis que le bus ralentit à l'approche de Paris, je hoche lentement la tête.
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