Chapitre 3 ~ Un simple nom
À la fin du repas, mes cousins s'esquivent dans leur chambre pour échapper au débarrassage. Je reste en bas pour aider Marie – évidemment, Raphaël a lui aussi disparu. Je me demande souvent pourquoi ma tante ne demande pas un peu plus de participation et pourquoi mon oncle ne s'implique pas davantage. Après tout, Marie travaille autant que lui en-dehors de la maison. Mais bon, je me vois mal venir leur faire des reproches ; ce ne sont clairement pas mes affaires.
En regagnant ma chambre, je reçois un nouveau message de Léonie, qui me remercie d'avoir prévenu Marie et Raphaël et m'informe qu'elle fera de son mieux pour rentrer tôt demain.
« "Ferai de mon mieux", marmonné-je en me laissant tomber sur la chaise face à mon bureau, mais bien sûr...
— À qui tu parles ? » s'enquiert Victor en entrant dans la pièce.
Je sursaute. Je voulais consulter le dossier de Léonie, mais avec mon envahissant cousin dans les parages, c'est inenvisageable. Victor a peut-être seize ans, mais il agit en général comme s'il en avait douze. Sa plus grande passion est de découvrir les secrets des autres. Si je laisse entendre quoi que ce soit au sujet du dossier rouge, il ne lâchera pas l'affaire avant de savoir ce dont il s'agit.
Je caresse un instant l'idée de me réfugier dans la chambre de ma sœur pour le lire, mais Victor s'empresserait de le lui dire à son retour. Rien ne lui fait plus plaisir que causer des disputes et semer la zizanie. Et puis je n'ai pas envie de violer l'intimité de Léonie plus que je ne l'ai déjà fait.
Tu es en train de chercher un moyen de lire en cachette quelque chose qui lui appartient et tu t'inquiètes de violer son intimité en entrant dans sa chambre. Un peu paradoxal, Théo... Je réprime un soupir, pour ne pas alerter Victor. Paradoxal, certainement, néanmoins je sens que le contenu de ce dossier est une des clés de l'énigme Léonie. Et plus je réfléchis à cette énigme, plus je sens que ma sœur a besoin, même inconsciemment, que quelqu'un la résolve... Allez, cherche-toi des excuses. Je ne vaux peut-être pas mieux que ce fouineur de Victor.
Le fouineur en question finit par quitter la pièce sur un appel d'Émile. Saisissant l'occasion – et réprimant mes scrupules –, je m'empare du livre de droit et d'une lampe de poche que j'ai achetée il y a quelques années, ouvre la fenêtre et grimpe sur le rebord. La maison de Marie et Raphaël possède un toit plat et les fenêtres des pièces du premier étage sont situées juste en-dessous. Je m'y hisse facilement, le livre de droit coincé sous un bras.
Quand j'étais enfant, j'aimais l'escalade parce que c'était le seul sport dans lequel mes problèmes de coordination et mon manque de force brute ne me désavantageaient pas trop... et aussi parce que je trouvais ça « trop stylé », il faut bien l'avouer. J'ai cessé d'être enfant quelques jours avant d'arriver dans cette maison. J'ai continué à aimer l'escalade. Les premiers jours, je passais mon temps perché sur les branches d'un arbre dans le jardin. J'aurais voulu y rester à jamais, ne plus reprendre contact avec la réalité.
Aujourd'hui, même s'il n'y avait pas l'apaisement que me procurent les mouvements souples et précis que j'effectue sans y penser, cette sorte de perfection qui n'en est pas vraiment, cette concentration extrême, j'apprécierais le repos momentané que cela m'accorde. Me concentrer sur l'ascension uniquement, laisser mes angoisses en bas, ne plus penser à rien d'autre qu'à trouver les bons appuis... Ma pratique est désormais réduite à quelques heures dans une salle en ville quand je trouve le temps – c'est-à-dire une fois par mois – et à l'escalade du toit de la maison – ce qui me prend une trentaine de secondes – quand j'ai besoin de tranquillité, mais cela ne m'empêche pas de l'apprécier.
Victor et Léonie sont les seuls à le savoir. J'en ai informé mon cousin pour des raisons pratiques : premièrement, il allait de toute façon s'en apercevoir – la discrétion n'est pas mon point fort – et, deuxièmement, s'il ne voit aucun problème à la délation auprès de ses frères, sœurs et cousins, il déteste en revanche rapporter aux adultes et me couvre sans rechigner. Quant à Léonie, je le lui ai dit tout simplement parce que c'est ma sœur et que je n'ai rien trouvé pour l'inciter à se confier, si ce n'est lui parler de ma propre vie.
Le fait que j'aime à ce point l'escalade l'amuse beaucoup. « T'auras de drôles de trucs à dire dans ton CV. "A découvert le droit grâce au porno et grimpe illégalement sur des toits", ils vont adorer », m'a-t-elle chuchoté une nuit. Elle m'avait réveillé en hurlant lors d'un de ses cauchemars, je l'avais rejointe dans sa chambre et nous discutions de tout et n'importe quoi. Dans ces moments-là, nous ne parlions que pour éloigner les souvenirs qui planaient autour de nous, attendant le moindre silence pour fondre sur nos esprits.
Je m'allonge sur le toit, les bras en croix, et je regarde le ciel d'un noir d'encre. Parfois, si on me demandait ce qui me rend heureux, je répondrais ça. M'allonger sur un toit sur lequel je n'avais pas le droit de grimper et observer la nuit. À d'autres moments, je pourrais dire que je suis heureux quand je me plonge dans une affaire sordide et incompréhensible et que j'y décèle la faille, celle qui me prouvera ceci ou cela, ou quand je discute avec Léonie certaines nuits. Mais aujourd'hui, à cette heure précise, je ne refuserais pas de rester ainsi toute ma vie, enveloppé par la nuit fraîche... s'il n'y avait pas le dossier rouge dans le livre de droit à côté de moi. Est-ce que je suis heureux en ce moment ? Je n'en sais rien, j'ai eu huit au bac de philosophie.
Je finis par me relever, sans savoir combien de temps j'ai passé dans cette position. Je m'assieds contre la cheminée, allume ma lampe torche et place le dossier rouge devant moi, presque religieusement. J'ouvre le livre au-dessus de la lampe pour que sa lumière ne parvienne qu'à moi – inutile d'attirer l'attention au cas où quelqu'un sortirait dans le jardin. La lueur jaunâtre tombe directement sur la croix noire, l'illuminant d'un éclat sinistre. Mal à l'aise, je déplace légèrement la lampe et la croix se fond dans l'ombre.
Les mains tremblantes, j'ouvre le dossier avec précaution, presque un peu d'angoisse. La lumière diffuse dispensée par la lampe éclaire vaguement deux pages manuscrites et un épais paquet de feuilles imprimées et agrafées. Je reviens au début du dossier et saisis la lampe pour mieux en éclairer le contenu. La première page est presque vierge. Je reconnais l'écriture de ma sœur, même si elle est bien plus appliquée qu'à l'ordinaire. L'en-tête est inscrit soigneusement, en majuscules :
LA LISTE
En-dessous figure un seul nom. Un nom que je fixe stupidement, les yeux plissés pour mieux le voir... Il me dit quelque chose.
Eugène Ormier... Je connais ce nom. Je fronce les sourcils. Eugène Ormier. Il éveille, non, réveille quelque chose de très désagréable en moi. Pourtant, je rencontre peu de gens en-dehors de l'université, et je ne connais aucun Eugène Ormier là-bas... Non, je n'ai pas vraiment l'impression de l'avoir rencontré personnellement. Le nom est plus abstrait, comme ceux des protagonistes des affaires judiciaires que nous étudions souvent. Oui, c'est probable. Eugène Ormier. Cela pourrait très bien être le nom d'un criminel, quelqu'un dont les actes m'auraient indigné, puis que j'aurais peu à peu oublié...
Des histoires improbablement sordides, les professeurs nous en ont fait étudier des dizaines. Au début, ça me révoltait. Et puis, avec le temps, j'étais simplement écœuré par l'accumulation de détails horribles. Et je ne suis que dans ma deuxième année d'études... Le droit n'est pas vraiment la matière à étudier pour avoir foi en l'humanité. Dans ce genre de faits divers, personne n'est gagnant. Les uns perdent la vie, les autres gâchent la leur à prendre celle des premiers, et l'étudiant épuisé qui se penche sur les articles de journaux finit par ressentir autant de tristesse pour les criminels que pour leurs victimes.
Pourtant, le nom d'Eugène Ormier résonne différemment. Il ne suscite aucune compassion dans mon esprit, juste la colère brûlante des premières affaires que j'ai étudiées. Eugène Ormier n'est pas de ceux dont je me suis dit qu'ils ont gâché leur vie, c'est certain. Je n'ai jamais ressenti rien de bon pour cet homme.
Et je n'aurais pas dû oublier son nom.
C'est presque une évidence : je devrais le savoir. Le nom se cogne aux parois de mon esprit, cherchant un double fond, une cachette dans laquelle j'aurais dissimulé des souvenirs. Je ne veux pas y penser.
Et pourtant je devrais savoir, tout le hurle en moi.
Comment un simple nom peut-il me remuer autant ?
Je referme le dossier. Je n'ai pas envie de lire le reste, la fatigue engourdit mon esprit, comme si j'avais fourni un effort mentalement éreintant. Je rentre dans la chambre en silence. Victor, assis à son bureau, ne réagit pas quand je referme la fenêtre derrière moi.
« C'est vraiment des maths, ça ? le questionné-je d'un ton moqueur, soupçonnant le livre d'exercices de dissimuler un téléphone portable.
— Ça va, hein. Je pense pas que mes parents seraient ravis d'apprendre tes activités à toi, si ? »
Victor a eu du mal à accepter que Léonie et moi débarquions dans son quotidien. Ce « mes parents » qu'il prononce désormais sans y penser était jadis un moyen de nous faire comprendre que nous n'appartenions pas à sa famille. Aujourd'hui encore, même si nos relations sont bien moins tendues, entendre ces mots de sa bouche me fait tiquer.
Trop préoccupé pour poursuivre la discussion, je range le livre sur l'étagère, pose la lampe sur mon bureau, enlève mes chaussures et me laisse tomber sur mon lit. Malgré l'heure peu avancée et la lumière que produit la lampe de Victor, je m'endors aussitôt.
Ce n'est qu'au cœur de mes rêves que je me souviens.
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