Chapitre 2 ~ La morale de l'histoire

Nous restons longtemps ainsi, assis contre la porte qui nous sépare. J'ai l'impression inexplicable que quelque chose nous relie. Les mots qu'il a prononcés, peut-être, ou le silence qui règne depuis. Toujours est-il qu'il y a ce lien qui transperce l'épaisseur de bois entre nous. Comme si son trépas allait sceller ma mort, ou plutôt la mort d'une partie de moi. Nous n'avons pourtant échangé que quelques mots...

Seule sa respiration chaotique m'indique qu'il est toujours là. Le silence se fait de plus en plus pesant, l'écho de ses paroles de plus en plus vibrant, si bien que je ne peux plus me retenir de parler.

« Je devrais vous laisser partir », lâché-je dans un murmure.

Il ne répond rien. J'avale ma salive et répète ma phrase, à peine plus fort.

« Tu penses, vraiment ?

— Je ne sais pas. Vous le pensez, vous ? »

Il lâche un rire sec.

« C'est pas à moi de te le dire, gamin, réplique-t-il, une ironie mordante transparaissant dans son ton. Ce serait trop facile... C'est à toi de décider.

— Mais...

— Tu croyais que j'allais te dire oui ? On ne fuit pas éternellement, tu devrais le savoir. Et je vais pas juger mes propres actes. Débrouille-toi tout seul. »

Je ne trouve rien à répondre. Sa franchise est désarmante, mais au-delà de ça, il semble totalement impartial, comme si sa propre vie n'avait pas plus d'importance à ses yeux que n'importe quelle autre. Le silence s'étire à nouveau entre nous. Je pense à Sélène Lemercier, Jean Dubois, Laëtitia Nocent et Diane Rafalen. Nul doute que chacun d'eux m'aurait dit oui. M'aurait supplié de les laisser partir. Et voilà que Louis Namur me répond avec indifférence, m'ordonne de me débrouiller comme si c'était moi qui lui avais demandé une faveur...

Un fracas métallique fait voler en éclats le silence qui nous engluait. Je me lève d'un bon, alarmé. Léonie se dirige vers moi, tenant une échelle au-dessus de sa tête. Elle titube sous son poids et heurte à plusieurs reprises des murs ou des panneaux. Son visage exprime un soulagement immense lorsqu'elle place enfin l'échelle sous une fenêtre près de la porte.

« Tu l'as trouvée où ?

— Je l'ai empruntée.

— Mais à qui ? On va se faire repérer...

— Ne t'en fais pas pour ça, Théo, élude-t-elle avec impatience. Reste ici, je vais monter. Je t'ouvre quand j'arrive. »

Encore une fois, elle ne me laisse pas le temps de protester. Elle ramasse un caillou sur le sol, escalade l'échelle avec précaution, écarte les volets et cogne la pierre contre la vitre jusqu'à ce qu'elle se brise. Léonie ouvre la fenêtre en glissant son bras dans le trou qu'elle y a fait et enjambe le cadre pour pénétrer dans la pièce.

« Monsieur Namur ? soufflé-je. Vous êtes encore là ?

— Bien sûr...

— Vous ne vous cachez pas ?

— À quoi bon ? »

Je fronce les sourcils, perdu.

« Mais... quand on est arrivés...

— Un vieux réflexe, c'est tout. »

Cet homme est une énigme. Une énigme qui mourra sous mes yeux ce soir.

La porte s'ouvre sans que Léonie et Louis Namur aient échangé un seul mot. Je pénètre dans l'entrée de la maison du vieil homme. La pièce est simplement meublée d'une petite table sur laquelle sont posés un plan de la région et des clés. Les murs blancs ajoutent à l'impression impersonnelle que dégage le lieu. Une porte ouverte sur le salon me permet de constater que celui-ci est aménagé de la même manière. C'est étrange...

Chez mon oncle et ma tante, une centaine de photos représentant Victor, Émile ou Yann décorent les murs. Il y avait des crucifix et des citations de la Bible, à une époque, mais Marie les a retirées peu de temps après que nous arrivions chez elle. Chez maman, c'étaient des images de papa ou d'elle, quand ils étaient jeunes, avec parfois Gabrielle ou moi. L'aménagement d'une maison trahit son histoire et celle de ses occupants. Louis Namur a-t-il voulu faire de la sienne une page blanche ?

« Pourquoi avez-vous fui, monsieur Namur ? »

La voix de Léonie me tire de mes réflexions. Elle s'est appuyée contre la porte, dans une posture nonchalante et pourtant étudiée, maîtrisée, comme si elle s'apprêtait à bondir à tout instant. Le vieil homme, debout près du mur en face de l'entrée, tourne la tête vers elle. Ses gestes lents, saccadés et maladroits me font un peu penser à ceux de Jean Dubois, mais ils semblent moins chaotiques. Réfléchis. Louis Namur me fait penser à un fauve, lui aussi. Un vieux fauve – trop vieux pour affronter Léonie.

« Une vieille habitude, réplique-t-il, comme amusé.

— Et d'où vient-elle ? s'étonne-t-elle. Vous fuyez dès que vous voyez des inconnus ? »

Il hausse les épaules.

« D'habitude, les inconnus ne vont pas vers moi en me regardant comme ça, justifie-t-il sans relever le sarcasme dans sa voix.

— Ça ne me dit pas d'où vient votre habitude...

— Eh bien, fillette... » Les yeux d'un brun chaud de l'homme se fixent sur Léonie. « Je pense que tu la connais déjà, cette histoire.

— Vraiment ?

— Je pense que c'est pour ça que tu es venue ici.

— Je suis venue pour l'entendre de votre bouche », affirme-t-elle d'une voix douce.

Elle lui rend son regard scrutateur. Pris dans le feu de leur échange silencieux, je ne sais que faire. J'observe alternativement l'un et l'autre, presque fasciné par ce qui se passe entre eux. Toutes ces choses qu'ils semblent se transmettre sans prononcer un mot.

« Tu veux entendre cette histoire, fillette ? » s'enquiert Louis Namur après quelques instants.

Elle acquiesce, sans se formaliser du surnom qu'il lui donne. Il esquisse un sourire amer.

« Ça n'a rien d'un conte de fées, avertit-il gravement. Ce n'est pas une histoire où l'on distingue le bien et le mal, ni une histoire avec une morale.

— Je sais. »

Il marque une pause. Il m'observe avec une expression que je ne parviens pas à déchiffrer, puis il se tourne à nouveau vers Léonie.

« Imagine-toi ce village il y a une cinquantaine d'années. Trois personnes y vivaient, un couple et leur enfant. Tout n'était pas parfait. Le père était malade dans son corps, la mère dans sa tête, le gamin comprenait pas vraiment. Mais bon, tu connais la chanson je suppose, ils étaient heureux parce qu'ils s'aimaient, c'est ce que disait le père. Voilà. »

Louis Namur hésite, nous regarde tour à tour. Lui aussi sait que, parfois, l'amour ne suffit pas.

« Et puis un jour, le père est mort. Je ne pourrais pas te dire comment exactement, l'enfant avait dix ans, par-là, c'est flou dans sa mémoire. Peu importe, le père est mort. Faut bien faire de la place pour les suivants. La maison est devenue trop grande, les souvenirs trop douloureux, ils ont foutu des dizaines de photos à la poubelle. Pour la mère, ça a été... le début de la fin, disons. Y avait que son gosse pour la maintenir chez les vivants. Et son gosse... Ne précipitons pas les choses. Pour l'instant son gosse était exemplaire, il sentait qu'elle avait besoin de lui, tu vois ? Les enfants ont une sacrée intuition, dommage qu'on la perde ensuite. »

Il s'interrompt encore, le temps d'un ricanement triste et d'un regard dans ma direction.

« Le gosse aidait sa mère, il travaillait à l'école, il voulait devenir médecin... les conneries habituelles, sauver des gens comme son papa – et maintenant il travaille dans un cimetière. Le destin a de l'humour. Enfin on y est pas encore, l'enfant était sage comme une image et puis, et puis ça a changé. Il en avait marre, peut-être. Tu vois, sa mère était terrifiée à l'idée qu'il parte, elle l'aurait gardé près d'elle jour et nuit si elle avait pu. Il avait treize, quatorze ans, il ne voulait plus de ça. Il s'est mis à l'éviter. Il rentrait tard, traînait dans les rues, on commençait à le voir comme un voyou. Sa mère était déçue, elle avait peur, mais elle disait rien. Elle avait ses problèmes, la folie qui la bouffait, elle ne pensait pas que son gamin deviendrait comme ça. »

Nouvelle pause, mais il ne regarde personne à présent. Ses yeux noirs sont fixés sur le mur en face de lui et ce qu'il y voit ne semble pas agréable.

« Il traînait de plus en plus dehors, je crois qu'il aimait bien ça, la nuit, les rues, l'impression de danger, je sais pas. D'autres gamins se sont mis à lui tourner autour, eux aussi sûrement fuyaient quelque chose. Ils passaient des nuits entières dans les rues du village, ils s'échangeaient des cigarettes, se lançaient des défis idiots, une fois le gamin est rentré chez lui ivre, couvert de piqûres d'abeilles, il n'a rien expliqué. Sa mère l'a soigné, elle pleurait sans rien dire. Ils faisaient peur aux enfants, ils les attendaient à la sortie de l'école, leur volaient leurs jouets, ils ne savaient pas trop pourquoi. Un jour ils ont entraîné une gamine avec eux, ils lui ont dit qu'ils la libéreraient si elle les laissait la toucher. Lui n'a pas participé ce coup-ci, mais il a rien fait contre non plus, il était juste là. Quand ils sont rentrés, ils riaient, lui se forçait, quelques autres aussi, mais ils n'ont pas protesté. Jamais protesté. »

Il parle de plus en plus vite, d'une voix toujours aussi calme.

« Bien sûr tout le monde a su l'histoire. Les gamins les évitaient et évitaient la petite, sans distinction. Quand elle l'a appris, sa mère est entrée dans une fureur noire, il ne l'avait jamais vue comme ça. Elle lui a hurlé qu'il était un monstre, qu'il n'était pas son fils, mais en même temps elle pleurait, elle lui disait qu'elle l'aimait et que tout était sa faute à elle. Elle était malade je t'ai dit, et ça ne s'arrangeait pas, mais il s'en foutait. Il n'envisageait pas qu'elle parte, pour un gosse les parents font partie du décor, ils seront toujours là. Et même la mort de son père lui avait pas fait comprendre que c'était faux. Voir sa mère en colère, il n'y était pas prêt. Il aurait pu s'excuser, il aurait pu pleurer et la supplier de déménager et d'oublier tout ça, une part de lui a failli le faire, mais non, il a répondu en hurlant. Il lui a dit qu'il n'en avait rien à foutre, qu'elle n'avait rien à lui dire. Je ne sais plus trop ce qu'il lui a dit, pour être honnête. Il avait dix-sept ans. À partir de là, c'était enclenché. Ils ne se parlaient plus, elle sombrait dans le désespoir et il voyait rien, il s'en foutait. Elle l'aimait toujours, la pauvre. »

Il plante à nouveau ses yeux impénétrables dans les miens.

« Il s'est passé un an à peu près, puis il est rentré et elle n'était pas là. Le fusil du père non plus. Je t'aime, je ne peux plus, elle lui avait dit ça juste avant qu'il ne parte. Il avait pensé que c'étaient des conneries, qu'elle le retiendrait pas comme ça. Il a retrouvé son corps le lendemain, dans la forêt pas loin du village. »

Mon cœur ralentit, se fixe sur un tempo gravé dans ma mémoire. Je tente d'échapper au regard de Louis Namur, mais je ne parviens pas à remuer un muscle.

« Le gamin qui n'était plus un gamin s'est toujours douté qu'il paierait un jour. Depuis, il surveille les morts dans le cimetière de la ville à côté, il a peur d'un rien, mais il a décidé qu'il ne fuirait pas. On fuit pas le destin. C'est ça, l'histoire. Y'a peut-être une morale, au fond.

— Peut-être, oui. »

Léonie tire son couteau de sa poche et s'assied devant Louis Namur. Ses mains tremblent. Le vieil homme est parfaitement calme.

« Vous l'avez tuée, murmure Léonie, mais sa voix tremble un peu. Vous avez causé la mort d'Elizabeth Namur.

— Oui, fillette.

— Souvenez-vous d'elle.

— Il y a des choses qu'on n'oublie pas. »

La main de Léonie tremble. Louis Namur ne fait pas un mouvement. Il me fixe simplement dans les yeux.

« Rappelle-toi ce que je t'ai dit, mon gars. Le jour où la lionne se retournera... arrange-toi pour être loin. »

Le couteau s'abat sur son cœur. Il meurt en me regardant, un léger sourire aux lèvres.

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