Chapitre 15 ~ Lui faire confiance
Le lendemain, nous faisons quelques courses pour les deux semaines que nous passerons à Rennes et Léonie m'explique, dans les grandes lignes, ce qu'elle compte y faire.
« J'ai quelques lieux à visiter seule, je ne peux pas t'en dire plus.
— Léonie, si je suis avec toi, c'est pour que je puisse t'aider. Et pour que je puisse t'aider, tu dois...
— M'aider à quoi ? »
Léonie s'immobilise au milieu du rayon légumes du supermarché et tourne la tête vers moi, ignorant les regards noirs de ceux auxquels nous bouchons le passage. Je ne peux pas lui répondre que je l'ai accompagnée pour l'aider à redevenir elle-même, à retrouver la petite fille qu'elle était, je ne peux pas lui dire...
« Je le saurais si tu me le disais... »
Léonie acquiesce lentement, sans prononcer un mot de plus, et reprend son chemin comme si de rien n'était.
« Tu dois me faire confiance ! insisté-je.
— Oui, sans doute, souffle-t-elle, les yeux rivés sur le chariot qu'elle pousse, mais je... Essaie de comprendre... Non, tu ne peux pas, mais...
— Je te fais confiance, moi !
— C'est justement le problème », riposte-t-elle d'une voix à peine audible.
Cette fois, c'est moi qui m'arrête, au grand dam d'un vieil homme qui me heurte avec son chariot et s'éloigne avec un regard venimeux. Un bref instant, je me demande ce que penserait quelqu'un qui surprendrait notre conversation.
« En quoi c'est un problème ?
— Tu... tu me fais confiance, même si tu ne devrais pas, et tu ne peux pas imaginer combien ça compte pour moi. »
Je me mords la lèvre en réalisant qu'en effet, je lui fais confiance, totalement confiance, malgré tout ce qu'elle me cache, malgré son imprévisibilité.
« C'est inestimable, Théo, tu... tu me soutiens et je ne sais pas... Je ne pense pas que j'aurai encore ta confiance si moi, je te fais confiance. Si je te dis tout. J'ai peur que... ça te fasse fuir, tu vois ? »
Elle lève sur moi ses yeux troublés ; on dirait une fillette se débattant avec des concepts bien trop compliqués pour elle. Voir ma sœur aussi perdue est loin de me rassurer.
« Je vois, mais... si tu ne te fies pas à moi, je vais avoir du mal à continuer à te faire confiance, réponds-je d'une voix aussi calme que je le peux.
— Je sais, souffle-t-elle. Je le sais bien. Je pourrai t'expliquer beaucoup de trucs, mais d'abord... il faut attendre la fin du séjour, d'accord ? Je t'expliquerai avant que nous partions. »
J'acquiesce, je n'ai de toute façon pas le choix. De plus, cela fera bientôt cinq mois que ces questions me tiraillent, ce n'est pas comme si deux semaines allaient faire une différence.
Nous terminons nos courses et regagnons l'appartement. Léonie s'exile dans notre chambre en me promettant de m'aider pour le repas du soir et je me retrouve seul dans la cuisine, désemparé. Mes dernières expériences en la matière datent de mes onze ans, quand nous vivions encore chez maman. Il m'arrivait souvent de cuisiner à l'époque, quand elle était trop fatiguée, quand les ombres qui la hantaient prenaient trop de place dans ses yeux. Je n'étais pas très doué, mais je me débrouillais – mieux qu'aujourd'hui, sans doute.
Je parviens toutefois à préparer des biftecks hachés et des haricots verts, que nous mangeons dans un silence inconfortable. Léonie passe l'après-midi dans la chambre, occupée à je ne sais quoi, pendant que je consulte le site de l'Office de tourisme rennais et échange des messages avec Octave, qui passe une semaine à Marseille avec Sarah et entretient l'espoir qu'elle « se décoince un peu ». Vers seize heures, Victor vient aux nouvelles en me reprochant de faire mourir sa mère d'inquiétude. Je me rappelle alors lui avoir promis de la prévenir quand nous serions arrivés, ce que j'ai négligé hier et oublié aujourd'hui. Je lui réponds que tout va bien pour nous et, pour changer de sujet, m'enquiers de ce qu'il advient de Lucas, ce à quoi il répond qu'il n'a pas parlé à son ami. Intrigué, je lui demande s'ils se sont disputés. Il me rétorque de me mêler de mes affaires. Je change de sujet :
Théo > Et sinon, tu comptes me dire pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi tu nous as aidés ?
Je ne sais pas si cela relève de la prudence ou de la paranoïa, mais je ne veux pas en dire plus. Contrairement à ce que j'aurais pu faire, il n'esquive pas ma question.
Victor > Tu ne devines pas ?
L'angoisse me broie la gorge. Mes doigts tremblent tandis que je tape une réponse :
Théo > Elle t'a écrit aussi, c'est ça ? Elle t'a prévenu ?
Victor > Quand j'avais onze ans. Elle m'a dit que j'étais le seul qu'elle avertissait, le seul en qui elle avait confiance...
Victor > Elle m'a demandé de t'aider comme je le pouvais. Selon elle, tu sais ce que tu fais.
Le seul qu'elle avertissait ? C'est ce qu'elle a dit à Marie. C'est ce qu'elle m'a dit. À quoi jouait ma mère ?
Victor > Tu sais ce que tu fais ?
Marie est la vigie, Victor l'allié. Et moi, quel rôle m'a-t-elle fait jouer ?
Victor > Théo ?
Je finis par lui répondre que oui, qu'il n'a pas à s'inquiéter. Mais comment pourrais-je savoir ce que je fais, si je ne sais même pas où je vais ?
~~~~~~~~
Léonie passe une grande partie du séjour dans notre chambre, à remplir des feuilles et des feuilles de son écriture serrée. J'aperçois à plusieurs reprises des schémas, des plans de la ville, quelques noms de rues. Elle m'aide tous les soirs pour la cuisine et accepte d'aller visiter le Parlement avec moi, mais refuse de me dire quoi que ce soit sur ses projets.
Je discute toujours avec Victor. Nous évitons de parler de Léonie ; en revanche, il me donne volontiers des nouvelles de la maison. Sans surprise, Émile passe le plus clair de son temps à jouer dans sa chambre, Yann à râler contre le centre aéré et ses parents à lui parler de son avenir, ce qui a le don de l'agacer. Quand j'interroge Victor sur ses activités, il me répond qu'il va voir des amis. Il n'a jamais été très bavard sur ses fréquentations, mais j'ai cru comprendre que ce n'étaient pas des relations très fusionnelles ; l'été, il discutait de temps en temps avec ses amis par les réseaux sociaux et déclinait quand Marie proposait de les inviter.
Je discute quelquefois avec Léonie, de sujets banals. Je lui apprends les quelques recettes que huit ans n'ont pas réussi à effacer de ma mémoire, je lui pose même des questions sur le lycée, comme si nous étions une fratrie ordinaire. Pour la première fois depuis huit ans, je tente de lancer la discussion sur maman, sur Gabrielle, sur tout ce que j'ai occulté. Mais Léonie ne me répond jamais ; les premières fois, elle ricane et change de sujet, ensuite elle se contente de m'ignorer.
Douze jours après notre arrivée, j'entre dans la chambre pour trouver Léonie assise face au bureau. Les derniers rayons du soleil couchant me permettent de distinguer son dessin : le visage creusé d'un homme barbu esquissé à traits grossiers. Ce n'est pas du grand art, mais il y a quelque chose dans le style de ma sœur, peut-être la fureur avec laquelle elle esquisse ce portrait, tenant son crayon comme un couteau lacérant le papier, qui me donne l'impression que cet homme est vivant, prêt à bondir dans la réalité. Je m'approche doucement et constate qu'elle s'inspire d'une photo sur son téléphone, celle d'un trentenaire au visage accablé, au sourire résigné et aux yeux éteints.
Comme si elle avait senti ma présence, Léonie se retourne et me toise avec désapprobation.
« Tu ne devrais pas m'espionner comme cela, lance-t-elle sèchement, ce n'est une bonne idée ni pour toi ni pour moi.
— Désolé, je ne comptais pas le faire. Qui est-ce que tu dessines ?
— Ça ne te regarde pas.
— Tu m'avais dit que tu m'expliquerais, Léonie.
— Si tu vas chercher toi-même les informations, ce n'est pas la peine », persifle-t-elle.
Elle retourne la feuille sur son téléphone, de sorte que je ne voie ni le dessin ni son modèle.
« Tu refuses de m'expliquer juste parce que je t'ai vue faire un dessin ? répliqué-je, incapable de contrôler mon agacement ; je me force à respirer lentement pour tenter de le contenir.
— Je t'expliquerai, Théo. Demain, si tu viens avec moi, tu sauras tout.
— Si je viens avec toi ?
— Oui. Je t'expliquerai après. Mais tu dois venir, sinon... tu ne me croiras jamais. »
Elle a parlé d'un ton neutre, semblant bien plus sûre d'elle que dans le supermarché il y a deux semaines.
« C'est encore ces "ils", c'est ça ? Tu vas les rencontrer ?
— Nous n'avons pas besoin de rencontre physique. Je te l'ai déjà dit. »
Je hoche la tête. Oui, je m'en souviens ; j'avais pensé à une manipulation par les réseaux sociaux, ce jour-là. Il faudra que je pense à lui demander si elle y est active, à un moment où cela semblera moins étrange.
« Alors, qu'est-ce qu'on fera demain ?
— Tu ne me croiras pas sans l'avoir vu.
— Dis toujours, tu pourrais être surprise.
— Tu ne me surprendras pas », s'agace-t-elle.
Malgré mon envie d'en savoir plus, je ne dis plus rien. Je m'assieds sur le lit et feins de lire tandis que je l'observe terminer son dessin. Elle fouille ensuite dans son sac et en tire un dossier.
Un dossier rouge.
Je m'approche, incapable de résister à la curiosité. Léonie range le portrait dans le dossier, qui est plus épais que la dernière fois que je l'ai vu. C'est bien le même : la première feuille est gondolée par l'humidité et la croix noire bave sur le carton écarlate.
« Théo ! »
Léonie s'est à nouveau retournée. Elle semble juste un peu agacée, rien à voir avec sa fureur terrifiante lorsque je lui ai rendu son dossier abîmé, mais je décide de ne pas la contrarier davantage et je cesse de l'observer. De toute façon, j'ai bien assez à penser avec ce que j'ai aperçu...
L'image de la première page du dossier que j'ai entraperçue flotte devant mes yeux et accélère les battements de mon cœur.
Il y a un nouveau nom sur la liste de Léonie.
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