Chapitre 15 ~ Les méchants de l'histoire

Elle s'avance vers moi avec ces airs de fauve en chasse qui m'ont toujours impressionné. Je contiens difficilement un mouvement de recul. Bon sang, je tremble comme eux.

Je voudrais trouver une phrase qui la cloue sur place, qui la saisisse tant qu'elle ne puisse pas poursuivre. Savoir la retenir, faire revenir l'humaine, comme je l'ai fait il y a deux mois. Mais je ne suis même pas sûre que l'humaine soit partie... Ce visage blême, ces larmes au coin des yeux, cette bouche tordue dans un sourire tremblant, ces mains crispées sur le manche noir du couteau, appartiennent-ils à la lionne ? J'en doute. Elle est toujours là. Et pourtant...

Son sourire s'efface doucement de ses lèvres, son visage se fige dans une expression froide. À peine ai-je remarqué l'humaine que la lionne est revenue, comme pour la protéger. Ses yeux dorés me fixent du regard impénétrable des grands prédateurs. Jamais ce regard ne m'avait transpercé de sa pleine puissance. Jamais sa colère implacable n'avait été dirigée tout entière vers moi. Je découvre aujourd'hui ce que c'est, d'être à leur place, de sentir les yeux de la lionne déchirer votre âme et charger votre poitrine de cette impression de fatalité. Comme si toute ma vie avait été planifiée pour me mener à cet instant.

« Ne fuis pas », susurre-t-elle.

L'avertissement du gardien, Louis Namur, me revient soudain en mémoire, comme si c'était hier. Le jour où la lionne se retournera... arrange-toi pour être loin. Il m'avait prévenu, malgré ce que je lui ai fait. Il voulait m'aider... Je recule et sens dans mon dos le mur de pierre ceignant le cimetière.

Elle s'approche encore. Regard assuré, démarche tranquille. Comme si elle avait la vie devant elle.

« Je ne vois pas pourquoi je fuirais », répliqué-je d'une voix que je tente de rendre ferme.

Elle écarte ma remarque d'un haussement d'épaules. Je fais un mouvement vers la droite.

« Reste ici...

— Je suis toujours resté. »

Lui faire croire que je n'ai rien vu changer, que n'ai pas compris que ses reproches m'étaient destinés. La laisser se dire que je suis stupide en plus d'être faible.

Je devrais chercher à la raisonner, comme je l'ai fait lorsqu'elle a tenté de tuer Sébastien Nefer. Mais est-ce seulement possible ? Ses yeux implacables rivés sur moi m'en dissuadent. Tu n'arriveras à rien, me disent-ils. La lionne ne flanchera pas, cette fois. Il y a trop en jeu.

« Reste encore.

— Tout va bien, insisté-je doucement, je suis là.

— Ne me laisse pas. »

Elle a l'air si désespérée que mes protestations se bloquent dans ma gorge. Peut-être est-elle sincère, peut-être a-t-elle simplement peur que je m'éloigne d'elle... Non. Cette lueur dans ses yeux. Le nom sur la Liste. Je ne dois pas baisser la garde. Une lionne peut faire semblant d'être malade pour endormir la méfiance de sa proie, après tout.

« Je ne peux pas vivre sans toi, Théo », assène-t-elle dans un souffle.

Elle avance encore. Plus qu'un mètre. Arrange-toi pour être loin. Un instant avant qu'elle ne soit sur moi, je me hisse en haut du mur qui entoure le cimetière. Juste avant de sauter de l'autre côté, j'aperçois un éclat argenté entre ses mains, un éclat qui fait s'emballer mon cœur. Je me précipite entre les tombes. Être loin. Elle me poursuit. J'entends ses pas derrière moi, mais je refuse de me retourner. Je cours à en perdre haleine. La voix de Louis Namur rythme mes pas. C'est étrange qu'il m'aide alors que j'ai participé à son meurtre...

« Théo, arrête-toi, me crie-t-elle. S'il te plaît, Théo, ne fuis pas ! »

Je tressaille. Ne te laisse pas attendrir, la lionne est prête à tout. Ses pas se rapprochent. Je redouble de vitesse. L'impression de fatalité écrase mon cœur, mais je ne cèderai pas. Je ne me rendrai pas. Il y a toujours une chance... Sébastien Nefer n'a-t-il pas survécu ?

« Tu m'avais dit que tu ne me laisserais pas seule ! »

Son cri déchire la distance entre nous, transperce mes oreilles et se plante dans mon cœur.

« J'ai besoin de toi, Théo... »

Sa détresse me heurte à nouveau. Je ne la vois pas mais je devine son visage chiffonné, ses yeux ambrés emplis de douleur...

Non. Sa voix suppliante n'est qu'une illusion. Elle essaie de me manipuler. Elle n'a pas besoin de moi. C'est un mensonge. Un mensonge.

Nous courons ainsi pendant une minute, peut-être plus. Je me concentre sur la voix du gardien pour oublier la sienne. Mais dans ses cris, j'entends les échos des plaintes de tous ceux que j'ai tenté de défendre. Laëtitia Nocent. Diane Rafalen. André Naëguet. Tant de révoltes inutiles.

Je ne suis pas surpris lorsqu'elle finit par me rattraper. Je n'ai même plus peur. L'angoisse appartient à un monde qui n'est plus – un monde que j'ai quitté en voyant mon nom sur la Liste, même si je cherchais à m'y raccrocher.

J'ai été hébété, furieux, désespéré. Mais je n'ai jamais eu peur, pas depuis ce moment. Cette émotion me semble absurde, à présent, elle n'est plus qu'un lambeau de souvenir qui se dissout peu à peu. À quoi bon s'effrayer ? Qu'est-ce qui en ce monde mérite ma peur ?

Elle saisit mon bras dans sa main si frêle à la poigne si forte et me force à m'arrêter et à m'asseoir sur une tombe. Mon cœur accélère lorsque je reconnais le nom.

Christina Ravière.

Elle n'a pas choisi cette stèle au hasard, si ? Christina Ravière... Je l'ai regardée mourir sans protester. J'ai pensé qu'elle l'avait mérité...

Non, non, non, non. Une vague d'écœurement monte en moi. Comment ai-je pu ?

« Tu m'avais dit que tu ne m'abandonnerais pas, Théo ! »

Sa voix est pleine de colère. Je recule un peu sur la tombe. Elle saisit mes poignets et s'agenouille face à moi, plantant ses yeux furieux dans les miens.

« Je te fais peur ? » Elle a vraiment l'air désespérée. « Tu as peur de ta sœur, Théo ?

— Je t'ai déjà dit que non... »

Elle lâche un de mes poignets pour saisir son couteau.

« Tu n'as jamais voulu m'écouter, dit-elle soudain. Je te disais que c'était mal. Et toi... tu voulais me préserver, c'est ça ? Tu t'en fichais de ce que je faisais, du moment que j'étais en sécurité, c'est ça ? Tu aurais tout sacrifié pour que je ne souffre pas, c'est ça ?

— Je voulais juste...

— M'enfermer ! Me contraindre ! hurle-t-elle soudain. Mais on n'enferme pas une lionne... »

Le couteau dans sa main tremblante lance à nouveau ses éclairs argentés.

Le jour où la lionne se retournera... J'aurais dû le prendre au sérieux. Mais j'avais oublié que ce n'est pas parce que ma sœur est une lionne que moi, je suis autre chose qu'un humain. Alors quoi de plus naturel pour elle que de faire de son compagnon de chasse une proie de plus ?

« Pourquoi moi ?

— Tu es sur la Liste, Théo, murmure-t-elle simplement. C'est... c'est elle.

— Elle ? »

Ma gorge est sèche, les mots m'écorchent la bouche. Elle détourne les yeux et désigne la stèle d'une main tremblante.

« Christina Ravière ? demandé-je, sidéré. Mais pourquoi... ?

— Elle... Elle est parmi Eux, chuchote Léonie. C'est elle qui a insisté pour qu'on s'installe ici, dans ce cimetière... C'est elle qui a voulu... elle qui me guidait... Elle nous hait, Théo.

— Je ne comprends pas.

— Nous devons payer. Tu dois payer. Pour sa mort et celle de tous les autres. »

Son visage s'est refermé. Elle me fixe avec détermination, mais ne fait pas mine de lever son arme.

« Léonie, tu te souviens... quand tu étais petite ? Il y a encore ton toi de quand tu étais petite, là-dedans ? »

Je suis dans un tel état de stupeur et d'incrédulité que je ne maîtrise plus mes paroles.

« Tu sais bien que non. »

C'est vrai, je le sais. L'enfant en elle s'est noyée dans ses larmes. Mais j'aimerais tant revoir la petite fille qu'elle a été...

« Pourquoi es-tu revenu, Théo ? demande-t-elle soudain. Tu le savais. Tu es parti. Je pensais que je ne te reverrais plus. Pourquoi es-tu revenu ? »

Je mets un moment à comprendre sa question. À réaliser que, oui, j'aurais pu fuir, l'abandonner, j'aurais pu ne jamais revenir et la laisser, seule, sombrer dans sa folie. J'aurais pu. Pourtant cette idée ne m'a jamais effleuré l'esprit.

« Je ne pouvais pas », murmuré-je.

Elle pose son couteau et baisse la tête, soudain épuisée, mais ne me lâche pas pour autant.

« Est-ce que ça va ? »

Ma question est si déplacée qu'elle relève la tête, étonnée. Je ne sais même pas pourquoi je l'ai posée. Je vais mourir. Rien n'a de sens.

« Je ne peux pas vivre sans toi, répète-t-elle d'une voix sourde. Et elle veut que je te tue.

— Qu'est-ce que tu cherches à dire ? »

Je pensais que l'angoisse était inutile, que rien ne la méritait. Pourtant, ce qui me serre le cœur tandis que je l'observe, ce qui accélère ma respiration et fait trembler mes mains...

« Je... je suis la prochaine, Théo. Parce que rien ne sera possible sans toi.

— Tu ne peux pas faire ça. Tu dois vivre... »

Son regard se fait dur, sa mâchoire se crispe.

« Tu seras mort, de toute façon.

— Mais toi, tu n'es pas obligée...

— Je ne peux pas continuer, confesse-t-elle en un murmure. Alors il faudra bien... Tu sais... je n'aime pas ça. Le sang. Le couteau qui pèse dans ma main. Je déteste ça. »

Les larmes coulent sur ses joues pâles. Je ne sais pas qui pleure, l'humaine ou la lionne ? Ça n'a peut-être même pas d'importance. Les deux étaient ma sœur.

« Je ne veux pas mourir comme ça... j'irai dans la mer. Ou peut-être que je ferai comme maman, je ne sais pas. Ce sera mieux. Il n'y aura pas de sang. »

Je la dévisage, plus horrifié par la perspective de sa mort qu'à l'idée de la mienne.

« S'il te plaît, Léonie. Si tu dois me tuer... vis.

— Je n'en aurai pas la force. Je te l'ai dit, non ? Je ne suis pas forte.

— Mais tu ne peux pas mourir ! »

Elle laisse échapper un rire amer.

« J'ai besoin de toi, Théo. Et j'aimerais tant pouvoir... j'aimerais tant que tu vives. Mais tu dois mourir. Moi aussi. »

Je ne trouve rien à répondre. Je ne suis pas fort, moi non plus. Je suis incapable de lutter contre ce fatalisme dans son regard.

« Tu te souviens d'eux, hein ? De tous ceux qu'on a tués ?

— Léonie...

— Moi, je me souviens. Il faut se souvenir.

— Pourquoi ? Pourquoi ça doit finir comme ça ? »

Son visage se trouble.

« Il faut bien que ça se termine...

— Mais de cette façon ?

— C'est notre faute, Théo. Tout ça. Ce n'est pas le destin, ce n'est pas le hasard. Ce n'est pas Leur faute à Eux. C'est toi. C'est moi. Notre lâcheté. Tu pensais que je te manipulais ? Tu t'es menti à toi-même. Et moi... Je ne sais même plus. »

Je ne sais pas si c'est la lionne ou l'humaine qui me regarde ainsi. La lionne ne parle pas ainsi. L'humaine m'aurait laissé fuir. Peut-être qu'il n'y avait pas de lionne, après tout. Il y avait simplement Léonie. Et Théo.

« C'est nous, les méchants de l'histoire. Toi et moi. C'est à cause de nous que ça se termine de cette façon. »

Elle secoue la tête. Elle a l'air fatiguée, soudain. Mais nous allons dormir, n'est-ce pas ?

« Je ne suis pas douée pour les adieux, mais on... on se reverra. Théo, je... »

Elle ne disait pas cela quand elle tuait les autres. Elle était puissante, impassible. Mais je suis son frère.

« Je t'aime... »

Sa lame me touche en même temps que ses larmes.

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