Chapitre 14 ~ Lorsque le rideau tombe
Cela fait deux jours que je me répète son nom en boucle. Diane Rafalen. Deux jours que j'ai lu ces mots tracés d'une main tremblante sur la liste de Léonie.
Deux jours passés à combattre l'angoisse. Et désormais, je suis Léonie dans la ville, réfléchissant au moment où je devrai intervenir.
Lorsqu'elle a tué Jean Dubois, j'ai essayé de l'en dissuader avant qu'elle ne vienne le voir dans son jardin. J'ai échoué. Il faut que j'agisse plus tard... et que je m'interpose vraiment.
Mais je ne sais pas si j'en suis capable.
« Tu viens, Théo ? » m'appelle Léonie devant moi.
Absorbé par mes inquiétudes, je me suis laissé distancer. Je hoche la tête et la rejoins, tentant de cacher la nausée qui s'empare de moi. Dans quelques minutes, ma petite sœur tentera de tuer quelqu'un, pour la cinquième fois. Je devrais m'être fait à cette idée, mais je suppose qu'il est impossible de s'y habituer.
Non, on ne s'y fait pas. On se répète les mots, jour après jour, espérant comprendre leur sens, mais ils n'en ont plus aucun. D'abord on ne comprend pas, et ensuite c'est fini, les mots ne veulent rien dire ; et si les mots ne veulent rien dire, tout peut arriver...
À chacun de nos pas, j'ai l'impression d'entendre mon cœur battre avec plus de force, de voir le monde entier se resserrer autour de nous. Il n'y a plus que Léonie, Diane Rafalen et moi, avec mes pensées qui se cognent contre mon crâne comme mon cœur se heurte à ma cage thoracique. Il n'y a plus que nous trois, acteurs d'une pièce de théâtre morbide. Une pièce dont je dois changer la fin, pour que nous soyons toujours trois lorsque le rideau se lèvera.
Une comédienne, oui, c'est ce que m'évoque Léonie. Avec ses vêtements sombres et sa démarche fluide, elle est parfaite pour le rôle de l'assassin de l'ombre. Du moins, elle pourrait l'être. L'hésitation qui se terre au fond de ses yeux ne sied guère à ce genre de personnage.
Il m'incombe d'en profiter, je suppose. Je dois faire tout ce que je peux pour renverser les prédictions. Mais on ne m'a pas laissé lire le scénario ; comment savoir si, en jouant contre le destin, je ne l'accomplis pas ? Il s'agit de mon rôle, après tout – tenter d'intervenir, sans cesse, et toujours échouer. Vouloir changer la fin de la pièce, alors que je n'en suis qu'un pion.
Léonie s'arrête devant un immeuble à la façade grise sans fantaisie. Une plaque à côté de la porte indique :
DIANE RAFALEN
NUTRITIONNISTE
DEUXIÈME ÉTAGE À DROITE
« Minuit moins le quart, souffle-t-elle, elle arrive bientôt. »
Cela fait un an exactement qu'elle a tué Eugène Ormier. Elle a en seize aujourd'hui. Il y a dix ans, Gabrielle est morte. Tant de raisons de se souvenir du 7 février...
Il y a un an, j'avais trouvé le dossier rouge dans la chambre de Léonie, je m'étais couché... je passais une mauvaise nuit, d'ailleurs. Je venais de me souvenir de qui était Eugène Ormier. L'idée que j'aie pu l'oublier me semble absurde, soudain. Choquante. Comment ai-je pu occulter le nom de l'assassin de ma sœur ?
Parce que tu passes ton temps à te voiler la face, Théo ! Après ce qui est arrivé à Gabrielle, j'ai voulu ne plus y penser. Oublier tous les détails. Je les ai enterrés au plus profond de mon esprit, à un endroit où je ne pourrais jamais les en extraire. Et lorsqu'ensuite, bien après, j'ai voulu m'en souvenir, parce que cela m'empoisonnait l'existence, parce que je savais que je devrais l'affronter ensuite... j'en ai été incapable. Le couvercle était trop bien fermé, scellé par des années de déni. Mais mon inconscient a réussi là où ma volonté avait échoué.
« Théo ?
— Oui, je...
— Tu pensais à... à il y a un an ? » s'enquiert-elle.
J'acquiesce en silence.
« Moi aussi... C'est... on a changé, hein ? »
Sa voix vacille entre ironie et tristesse.
Des pas sur le bitume nous tirent de nos pensées. Une femme aux cheveux blonds coupés courts vêtue d'une robe bleue se dirige vers l'immeuble d'un pas assuré. Elle doit avoir entre quarante et cinquante ans. Si Léonie ne l'avait pas fixée de son regard pénétrant, je n'aurais pas fait attention à elle, tant elle semble quelconque dans son apparence et sa démarche.
« Diane Rafalen ? » demande Léonie d'un air hésitant.
Je me retiens de faire signe à la femme de secouer la tête. Léonie est sûre de son coup, elle ne lui aurait pas demandé cela s'il y avait eu un risque d'erreur. Sa question est une formalité.
« C'est moi », confirme la femme. Sa voix rauque me surprend ; son visage aux traits fins et doux laissait présager un timbre moins éraillé. « Qu'est-ce que vous me voulez ? Mon cabinet est fermé.
— Je ne viens pas prendre rendez-vous, réplique poliment Léonie, je viens plutôt vous y inviter. Ici, maintenant.
— Je ne comprends pas. Avec... vous ? »
Léonie secoue la tête. L'étonnement de la femme devant elle semble la combler. Ce n'est qu'une mise en scène, oui. « Ils » ont écrit le scénario et ça y est, c'est enclenché ; il ne nous reste plus qu'à jouer.
« Avec le passé, susurre-t-elle. Vous et votre passé. Je suis sûre qu'il y a des gens que vous aimeriez revoir... »
Son interlocutrice recule. Un lampadaire projette une lumière crue sur sa figure, qui n'a plus rien de quelconque. Diane Rafalen est blanche comme un linge ; ses grands yeux bruns écarquillés semblent manger le reste de son visage. Elle fait un pas vers l'entrée de son immeuble, mais Léonie lui barre le passage.
« Laissez-moi rentrer chez moi », exige-t-elle d'un ton qu'elle tente de rendre autoritaire.
Elle ne peut pas masquer les tremblements de sa voix, ni ses intonations suppliantes. Elle ne peut pas cacher sa terreur. C'est étrange comme quelques phrases fissurent les apparences.
« Vous avez peur de votre passé, madame ? questionne Léonie.
— Laissez-moi passer !
— Répondez-moi...
— Vous ne comprenez rien, mademoiselle. Laissez-moi, je dois rentrer. »
Léonie se déplace à nouveau pour lui interdire l'accès au digicode de l'immeuble. Les lionnes ne peuvent pas sourire, pourtant c'est un sourire de lionne qui incurve ses lèvres, un sourire de prédateur qui se sait victorieux. Ce rictus ne m'est pas destiné, mais je suis parcouru par un frisson irrépressible.
« Oh, si, je comprends... Je sais très bien à qui vous pensez en ce moment même.
— Je ne pense à personne, affirme Diane Rafalen d'un ton tranchant. Juste à mon fils qui va finir par s'inquiéter. Laissez-moi passer.
— Votre fils, relève Léonie d'une voix douce. Quel âge a-t-il, maintenant ?
— Pourquoi "maintenant" ? Vous ne l'avez jamais vu. »
Elle jette un regard inquiet à une fenêtre au deuxième étage. Mais c'est trop tard, c'est déjà trop tard... Il n'y a pas que de la peur ou de la colère dans sa voix, il y a de la curiosité, une avidité morbide. Elle veut savoir désormais, comprendre pourquoi Léonie connaît tant de choses sur elle, comprendre qui est cette gamine de seize ans qui vient ranimer les vieux souvenirs... Elle est piégée. Ça y est... Tout se déroule comme prévu.
« Je veux dire depuis que vous avez tué son beau-père. »
La femme sursaute.
« Je n'ai tué personne », riposte-t-elle d'un ton acerbe.
Mais sa voix tremble à nouveau.
« Juste le compagnon de son père, n'est-ce pas ? »
Le visage de Diane Rafalen se tord et se crispe, traversé par des émotions fugaces. Elle se compose finalement une expression perplexe.
« Vous devez faire erreur. Ce... Christophe est mort à cause de son allergie aux arachnides.
— La version officielle ne m'intéresse pas. Vous l'avez empoisonné, Diane. »
Léonie a prononcé ces paroles sur un ton badin, mais l'effet n'en est que plus fort sur Diane Rafalen. Elle recule à nouveau, choquée, et ses yeux s'écarquillent de plus belle.
« Comment... je... » Elle inspire profondément pour se donner du courage et fait à nouveau face à Léonie. « Bien sûr que non. Je n'allais pas chez eux, je n'aurais pas pu l'empoisonner.
— Vraiment ? »
Diane Rafalen soupire et poursuit d'une voix hésitante :
« Si vous voulez vraiment savoir... Christophe surveillait ça de près, il n'aurait pas laissé entrer chez lui un aliment dangereux... Seulement... mon fils avait sept ans à l'époque, il ne se rendait pas compte... l'enquête a conclu que Christophe était mort à cause d'un gâteau qu'il avait cuisiné... il a ramené des cacahuètes sans comprendre et... voilà. Je préfère que mon fils ne le sache pas, vous comprenez ?
— Je comprends surtout que vous mentez bien, répond Léonie avec froideur. C'est vous qui l'avez poussé à cuisiner ce gâteau, vous qui lui avez donné ces cacahuètes. Vous avez tué Christophe et vous avez éloigné votre fils de son père.
— Je ne sais pas où vous avez été chercher cette histoire abracadabrante...
— Peu importe. Maintenant... vous devez payer, Diane. »
Léonie avance vers la femme, qui la fixe sans comprendre.
C'est maintenant que tu dois agir. Maintenant.
« Qu'entendez-vous par payer ? Laissez-moi passer. Mon fils m'attend.
— Vous avez tué Christophe. Vous ne l'avez jamais avoué. Vous devez payer pour ce crime. »
Diane Rafalen ouvre la bouche pour protester, mais Léonie tire son couteau de sa poche et ses mots semblent la fuir.
Maintenant...
« Non, Léonie ! »
Elle tourne la tête vers moi, surprise. Je m'avance vers elle et saisis la main qui tient l'arme.
« Tu ne peux pas faire ça. Je dois te retenir. »
Tout en parlant, je sonde son regard, comme si j'espérais trouver une trace de l'humaine dans les yeux du fauve. Elle se débat pour que je la libère, mais je ne cède pas.
« Je dois le faire, Théo. Lâche-moi.
— Non. » Je plante mes yeux dans ceux de la femme. « Allez-vous-en ! Maintenant ! »
Diane Rafalen hésite, son regard se pose sur la fenêtre, sur moi, sur Léonie qui tente toujours de m'échapper. Je lutte pour la contenir ; je suis plus fort qu'elle, mais il y a une telle rage dans sa façon de se débattre...
La femme finit par se décider et tourne les talons, mais les quelques instants que cette décision a nécessités lui sont fatals. Le genou de Léonie fuse vers mon entrejambe, je m'effondre à terre et, suffoqué par la douleur, je ne peux que la regarder rattraper Diane Rafalen et la tirer en arrière. Celle-ci se laisse faire, étrangement docile.
« Vous l'avez tué, hein ? »
Je me relève. La douleur est supportable à présent.
« Oui... murmure la femme. Je ne pouvais pas supporter... mon fils... avec eux... et mon mari qui m'avait trompée... avec un homme en plus... C'était trop.
— Vous allez mourir, maintenant. Souvenez-vous de lui...
— Oui », répète Diane Rafalen.
Sa passivité me surprend. Je devrais agir, moi... Je n'ai plus mal. C'est quelque chose d'autre qui me paralyse à présent. La fatalité. Tout est écrit, tout est prévu. La fin approche, le rideau va tomber et nous ne serons plus que deux. Pas d'applaudissements pour cette pièce morbide, juste les battements de nos cœurs et le silence autour.
C'est fini. C'était déjà fini avant d'avoir commencé.
Je tends la main vers Léonie, pour sauver les apparences, pour faire semblant, pour le jeu, parce que c'est mon rôle. Elle m'ignore, elle sait très bien que je n'ai aucune prise sur les évènements. Je ne suis pas un héros, je suis celui qui tente de faire le bien sans connaître le mal, celui dont le but est d'échouer.
Le couteau de Léonie s'enfonce dans la poitrine de Diane Rafalen, qui n'esquisse pas un geste pour se défendre. Peut-être est-ce son rôle à elle aussi, de résister vainement, d'être déjà morte avant que son cœur n'ait cessé de battre.
Toutes deux s'effondrent ensemble. Le rideau tombe lentement sur la rue, sur l'immeuble dans lequel son fils l'attendra toujours. Les larmes de la lionne, ou peut-être de l'humaine, coulent sans discontinuer sur le corps de sa cible.
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