Chapitre 13 ~ Si j'avais su
Le lendemain, nous nous dissimulons à nouveau dans un car en direction d'Évreux. La poignée d'une grosse valise dans le dos, un sac bleu devant moi, la paroi du véhicule à ma gauche, Léonie à ma droite, bouchant mon horizon. Et tous ces doutes, toutes ces questions qui tourbillonnent en moi.
Léonie est redevenue la lionne. Le fauve à la fureur froide qui me dit d'oublier. D'abandonner mes espoirs la concernant – de l'abandonner. Mais je ne peux pas... je lui ai promis. Et je sais qu'au fond de son être, elle tente de lutter, n'attend plus que mon soutien.
Je ne dois pas flancher, cette fois. Je ne dois pas reculer. Quand elle me dira « Ne me retiens pas », je devrai ignorer ce piège. Je devrai conserver mes certitudes, ne pas laisser la place au doute... Mais comment savoir quand il ne faut pas douter ?
« Il m'arrive de me perdre, chuchote-t-elle encore d'un ton pressant, mais je me retrouve, je Les retrouve toujours. Je te l'ai dit, tu ne peux pas me faire confiance dans ces cas-là. Je ne suis pas moi-même.
— D'accord », mens-je.
Lui faire croire que je la soutiens, que je la crois... Qu'elle me fasse entièrement confiance, jusqu'à ce qu'il soit trop tard.
« Je ne suis pas moi-même quand je Les perds.
— Pourquoi Évreux ? demandé-je pour changer de sujet.
— Tout ce qu'Ils m'ont dit, réplique-t-elle avec indifférence, c'est que Leur prochaine cible se trouverait ici. Je n'en sais pas plus. C'est inutile, pour le moment. »
Je contiens avec difficulté ma colère, mais j'ai du mal à ne pas lui crier que ce n'est pas une bonne idée de suivre aveuglement ces « Ils ». Elle ne sait pas... elle ne sait pas et elle fonce quand même.
Soudain, là, dans un bus quelque part entre Lille et Évreux, je réalise pleinement que j'ai perdu ma petite sœur. Que la fille à côté de moi, la fille dont le regard intense me scrute, est à peine plus qu'une étrangère.
Quand est-ce qu'elle m'a échappé ? Quand est-ce que ma sœur, ma vraie sœur, a disparu, chassée par cette impitoyable lionne ? C'est trop difficile à dire ; Léonie est toujours là, dans un endroit inaccessible, à tenter de lutter contre ces « Ils » et ce fauve en lequel ils la transforment. Ma sœur et la lionne s'entremêlent, liées par la douleur au fond de leurs yeux.
J'aimerais tant revenir un an en arrière. Nous serions le 5 février 2014, Léonie n'aurait tué personne et je pourrais l'empêcher de sortir le soir de son anniversaire. Attaquer le problème à sa source.
Mais cela servirait-il à quelque chose ? La lionne serait toujours là, après tout, même enfermée. Toujours prête à ressurgir, à s'enfuir par tous les moyens. Non, il y a un an, tout était déjà écrit, tout était en place. Il n'y avait que moi qui ne savais rien, moi l'inconscient qui ne voyais rien de ma sœur.
Il faudrait remonter plus loin. Il y a cinq ans peut-être, quand j'ai donné sa lettre à Léonie. Si elle ne l'avait pas reçue, peut-être qu'elle ne serait pas devenue ce qu'elle est.
Ou peut-être pas. Maman a écrit à Marie pour la prévenir de ce que risquait sa fille. Je ne sais pas ce qu'elle disait dans sa lettre, mais ça ne devait pas être une incitation à la vengeance. Il se peut qu'elle ait, au contraire, tenté de l'en dissuader, de lui expliquer que ça ne servirait à rien.
Peut-être il y a neuf ans, un peu moins de neuf ans. Pour la première fois, je me suis énervé contre maman. Je ne me souviens pas de la raison de cette explosion, ni de ce que je lui ai dit, mais ça devait être, en substance, qu'elle était une mauvaise mère et que je ne pouvais pas m'occuper de tout. Je me sentais tellement seul, avec Gabrielle qui était morte, Léonie qui était si jeune et maman qui n'était plus elle-même. Si je n'avais pas perdu le contrôle ce jour-là, rien n'aurait été pareil. Elle n'aurait pas fait ça ; elle ne se serait peut-être pas crue obligée de nous abandonner. Et si elle ne nous avait pas abandonnés, Léonie ne se serait pas sentie aussi seule, aussi incomprise, aussi étrangère.
Mais c'était inévitable, non ? On ne place pas une telle charge sur les épaules d'un gamin de dix ou onze ans. Je ne pouvais pas tout contenir.
Il y a dix ans, peut-être. Si Léonie n'avait pas vu Eugène Ormier disparaître avec Gabrielle sans pouvoir l'en empêcher, peut-être que...
Ou pas. La lionne devait être présente depuis le début, tapie dans les replis de la conscience de Léonie. N'importe quel évènement trop dur à supporter l'aurait fait ressurgir.
Le bus freine un peu trop brutalement et la valise, derrière moi, est projetée en avant. Le choc du bagage contre ma tête me tire de mes pensées. Je me redresse, un peu sonné, revenant à la réalité.
Remonter le temps... Comme si c'était possible. Je dois aller de l'avant, tenter de réagir, pas méditer sur ce que j'aurais pu faire.
« Et on va où, à Évreux ? lancé-je d'un air dégagé.
— Je ne le sais pas encore. Quelque part où on ne risquera pas d'être découverts.
— On n'aura peut-être pas autant de chance qu'à Lille... »
Nous avons découvert notre cave après une ou deux heures de recherches, ce qui est peu si on considère la taille de la ville. Même si Évreux est bien moins étendue, nous chercherons probablement bien plus longtemps...
« On verra », riposte Léonie, peu inquiétée par mes doutes.
Encore une fois, je réprime mon agacement. Si je n'étais pas là, que ferait-elle ? Perdue dans cet univers où elle aime tant se réfugier, ce monde gouverné par ses « Ils », elle se détacherait complètement de la réalité. Elle dériverait loin du monde auquel je la rattache. Survivrait-elle un jour seulement ? Acheter à manger, préparer les repas, trouver un endroit où dormir, tous ces problèmes qui devraient l'effrayer comme ils m'affolent semblent glisser sur elle. Sans compter la police ; avec le manque de prudence dont elle fait preuve, elle se ferait arrêter en quelques jours...
Au début, c'était elle qui dirigeait notre expédition. Elle qui me disait où aller et que faire. Mais peu à peu, elle s'est... effacée. Comme si, au fond, elle n'était que le bras de ces « Ils », un simple pantin à leur service.
Lentement, « Ils » me volent ma sœur. Lui ôtent toute volonté, tout sens moral. Et quand enfin elle parvient à reprendre le contrôle d'elle-même, c'est au prix d'une lutte qui l'épuise.
Je m'étais trompé, il n'y a pas deux Léonie. Il n'y en a qu'une, dominée par une puissance qui doit être issue de son esprit, mais qu'elle n'a pas réussi à contrôler. La créature qui est soumise à ces « Ils » n'est pas ma sœur, n'est pas Léonie, mais une étrangère, une lionne à qui le meurtre tient lieu d'instinct. Je dois aider la vraie. Celle qui se bat pour rester elle-même.
Malgré moi, je repense à ma fuite avec Laëtitia, il y a deux jours. Ce n'était pas la bonne décision. Une fois de plus, j'ai abandonné Léonie, je l'ai laissée seule face à elle-même, face à « Eux ». Je l'ai laissée tenter de se contenir, de les repousser. Si j'étais resté, j'aurais pu l'aider, nous aurions pu triompher de ces créatures. Mais je suis parti, emportant Laëtitia et ne lui laissant que sa rage. Bien sûr qu'ils en ont profité. Ils l'ont envahie et celle qui nous a poursuivis dans la nuit n'était qu'un pantin sans âme.
Elle n'est pas responsable ni coupable de la mort de la fillette, non. C'est moi qui l'ai tuée. Sans le vouloir, certes, mais qu'importe ? Si je ne m'étais pas pris pour un héros, elle serait encore vivante. Tout le monde n'a pas la capacité de tenir la vie des autres entre ses mains, voilà tout. Moi, je n'en suis pas capable. Je finis toujours par faire tout rater. Je n'ai pas su conserver ma famille intacte et unie après la mort de Gabrielle. Je n'ai pas su aider Léonie quand ses cauchemars, ses souvenirs, la torturaient. Je n'ai pas su prendre les bonnes décisions pour sauver Laëtitia.
Mais je saurai combattre ces « Ils » avec ma sœur. Je dois en être capable.
Je tourne la tête vers Léonie, sans savoir pourquoi j'ai besoin de croiser son regard. Pour lui faire partager ma conviction peut-être, ou pour guetter sur son visage le reflet de ma détermination. Je distingue mal ses traits dans l'obscurité, mais j'en vois assez pour trouver qu'elle a l'air... absente. Je la revois dormir dans le bus qui nous menait à Rennes. J'avais aussi l'impression qu'elle était ailleurs, mais c'était différent. Ce n'était pas le même ailleurs. À cette époque, c'était juste un monde plus calme, moins violent sans doute, où son sommeil la menait parfois. Maintenant... je n'en sais rien, mais je ne suis pas sûre que cet ailleurs-là lui fasse du bien.
Le bus freine à nouveau ; cette fois nous descendons en profitant d'un moment où le chauffeur nous tourne le dos pour parler à un passager.
Un jeudi à dix-huit heures, nous n'avons pas de mal à passer inaperçus. Nous nous éloignons dans les rues d'Évreux. Je ne suis pas fâché de me libérer des pensées confuses et angoissées qui m'ont tenu compagnie au cours du voyage. Il ne sert à rien de s'inquiéter, de toute façon. J'y arriverai – nous y arriverons. Cette fois, je devrai juste ne pas me laisser distraire par la fausse assurance de la lionne, par ses assertions trompeuses. La vérité est dans le regard désespéré mais lucide que Léonie m'adressait hier.
Cette fois, je ne la laisserai pas. C'est ce que je me répète, comme pour mieux y croire, tandis que nous déambulons dans la ville.
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