Chapitre 13 ~ Nos rires dans la nuit

Nous restons ainsi, face à face, sans savoir quoi se dire. Nous ouvrons la bouche à plusieurs reprises avant de la refermer. Comment mettre des mots sur le sentiment qui nous traverse tous les deux ? Ce n'est pas du soulagement, ni de l'excitation, ni de la joie, ni de l'incrédulité, c'est au milieu de tout ça et de bien plus encore, une émotion qui ne se laisse pas approcher.

Puis nous réalisons enfin. Nous avons réussi. Épuisés l'un comme l'autre par le combat que nous avons mené, nous nous dévisageons, cherchant dans le visage de l'autre le reflet de l'euphorie qui nous envahit enfin. Nous avons réussi !

« Ils ne sont plus là ? » lui demandé-je, un reste d'appréhension au fond de la voix.

Elle penche la tête, sourcils froncés, comme si elle se concentrait.

« Non. Pas pour l'instant. » Elle s'étire avec une souplesse féline, tendant les bras au-dessus de sa tête. « Mais Ils vont revenir.

— On ne se laissera plus avoir. On... On a réussi, Léonie !

— Il faudra faire des efforts encore. Rien n'est gagné, ils ne seront pas plus faibles.

— Mais toi, tu seras plus forte. »

Elle réfléchit puis hoche la tête.

« C'est vrai. Je penserai à maman... Ça m'aidera. Maman, Ils ne pourront jamais l'atteindre. »

Elle a l'air si fragile à nouveau. Mais peu importe désormais, tout est fini. Un rire insensé gonfle ma poitrine. Deux années de larmes, de terreurs, d'esquives, de cris et de sang, deux années prennent fin aujourd'hui, au cœur d'une nuit anonyme.

Alors je laisse le rire franchir le barrage de mes lèvres ; le son résonne dans la rue et s'élève vers le ciel, caressant les étoiles. Je ris, comme un défi jeté à Eux et à tout ce que nous avons surmonté, comme une bravade destinée à ce qui nous attend encore, comme la promesse d'un avenir différent, heureux ou, en tout cas, apaisé. Léonie joint son rire au mien et notre euphorie transperce la nuit. Animés d'une force nouvelle, nous nous dressons face à Eux et notre rire Les maintient à distance.

Ce soir, nous avons gagné.

Ils ne triompheront plus.

Mais l'euphorie ne dure pas. La joie intense qui m'avait si brusquement envahi me quitte ; elle me fait tourbillonner en elle une dernière fois puis m'abandonne dans les bras sans saveur de la morosité. Léonie rit encore à côté de moi, et je sens l'épuisement me faire vaciller. La nuit n'est plus éclairée par nos rires, elle se moque de notre sort, vide et muette, indifférente, et les étoiles n'y sont que des éclats de froideur.

« On a réussi, Théo, tu te rends compte ? »

Léonie n'a tué personne aujourd'hui. Aucune goutte de sang n'a taché la lame de son couteau. Personne ne gît à terre, la poitrine ouverte et le visage terrifié.

« Tu avais raison, finalement. »

Aucune larme ne s'est mêlée au sang, aucune supplication n'a déchiré la nuit.

« Je serai plus forte. Nous serons plus forts. »

Aucune famille ne pleurera par notre faute. Personne n'ira voir Victor pour lui poser des questions. Aucun journal ne consacrera le moindre entrefilet à Léonie.

« Théo... je... merci. »

Nos actes n'auront aucun impact cette nuit, nous n'aurons rien changé, rien influencé.

Je devrais m'en réjouir.

L'euphorie semble avoir aussi délaissé Léonie. Un pâle sourire incurve toujours ses lèvres, mais son regard est perdu et son visage, fantomatique.

« On a réussi... » murmure-t-elle tout de même avec une douceur hésitante.

Je hoche la tête. On a réussi... Oui, on a réussi. Notre victoire Les tient à distance pour l'instant et, quand Ils reviendront, Léonie aura la force de se dresser face à Eux.

« C'est ce qu'elle t'avait dit, dans sa lettre ? questionné-je après un silence. Que tu devrais Les combattre ?

— Oui. » Elle marque une hésitation avant de reprendre la parole. « Elle m'a tout raconté... Elle voulait que j'entende la vérité, pas qu'Ils me la disent en la déformant. Mais ça n'a pas marché. »

Elle hésite, cherche ses mots, mais semble plus lucide que jamais. Pour la première fois, elle les tient vraiment à distance, sans efforts, et me parle avec calme. Je l'écoute avec attention.

« Quand je l'ai su, j'ai été furieuse. Je me sentais si coupable... j'avais abandonné Gabrielle et voilà ce qu'il lui était arrivé. J'ai eu l'impression que j'allais me noyer dans ma colère. Je n'arrivais plus à rien... tout ça, vous, la réalité, ça me semblait... lointain... »

Sa voix et son corps tremblent. Je crains qu'elle ne s'effondre au sol, mais elle reste debout, droite et raide, le regard fixé devant elle.

« J'aurais voulu me punir. Par tous les moyens possibles. Maman n'avait pas imaginé que... je puisse réagir comme ça... J'avais de plus en plus de mal à résister. Je mangeais plus, je dormais plus... et au collège, ils s'inquiétaient. Bien plus qu'à la maison. »

La culpabilité me tord le ventre. Je me souviens très bien avoir remarqué que Léonie maigrissait, que des cernes naissaient sous ses yeux, mais je me disais que ce n'était rien. Que ça passerait. Que je me faisais des idées. Qu'il fallait que j'arrête de couver ma sœur.

Quel idiot...

« J'avais l'impression que, quoique je fasse, personne ne réagirait. J'avais même... envisagé... des trucs plus graves », confesse-t-elle d'une petite voix.

Des trucs plus graves.

Des trucs plus graves.

Ma sœur a voulu... Non. Non. Et moi qui me disais qu'il était inutile de la surveiller !

« J'ai dit envisagé, Théo ! Juste envisagé, appuie-t-elle, au bord des larmes. Je ne l'aurais pas fait... Simplement... j'allais mal. De plus en plus mal. Et Ils sont arrivés. » Un frisson la parcourt de la tête aux pieds. « Ils m'ont sauvée au début, tu le sais ? Ils m'ont forcée à manger, à reprendre des forces. Ils m'ont rattrapée. Gabrielle m'a dit que je n'y étais pour rien, que ce n'était pas moi la fautive. Qu'il fallait... » Elle enfouit sa tête dans ses mains. « Qu'il fallait que je tourne ma colère vers le vrai coupable, poursuit-elle d'une voix un peu étouffée. Alors c'est ce que j'ai fait. Je me suis entraînée jusqu'à ce qu'il soit libéré. Et je l'ai vengée.

— Je t'ai... je t'ai ignorée, murmuré-je, la gorge nouée. Tu nous lançais des appels et je... Je suis désolée, Léonie, je... je suis désolé. »

Elle ne me répond pas, le visage toujours caché dans ses mains. Elle laisse passer quelques secondes, puis relève la tête. Ses joues sont striées de larmes.

« Maman voulait me protéger. Mais on ne peut rien face à Eux... Ils ont réussi, finalement. »

Ses sanglots s'intensifient.

« Pas totalement. Regarde... Nous aussi, on a réussi.

— Une fois.

— Je sais comment faire, maintenant.

— Ils se protégeront. La lionne ne t'écoutera plus.

— Je la forcerai. »

Elle secoue la tête, mais n'objecte plus rien. Je lève les yeux. J'ai l'impression que le ciel s'éclaircit.

« On devrait rentrer, Léonie. »

Elle hoche la tête et nous nous éloignons. Nous avons gagné. Ils n'ont pas atteint leur but...

Alors pourquoi est-ce que je me sens si mal ?


~~~~~~~~


Nous ne quittons pas Brest. D'après Léonie, Sébastien Nefer ne signalera pas notre présence : il craindrait des représailles. Je lui fais confiance, comme toujours.

Ils reviennent, bien entendu. Je le devine aux tremblements de Léonie alors qu'elle s'éloigne parmi les tombes. Je n'ose pas la rejoindre. J'ai trop peur de ce que je pourrais voir. Et je sais qu'elle ne voudrait pas que j'assiste à une telle scène.

Alors je reste dans notre abri, la peur au ventre. J'attends. Et elle ne rentre pas. J'attends.

Elle finit par me rejoindre, la démarche harassée, le visage affreux. Traits tirés marqués par l'épuisement, lèvres tremblantes, regard halluciné. Elle passe devant moi sans me voir, s'allonge sur son matelas et ferme les yeux. Elle ignore mes appels.

Dans le silence nocturne, je l'entends sangloter. Discrètement. Cette nuit-là, je ne dors pas. J'écoute ma sœur pleurer. L'impuissance me tord les entrailles. C'est comme si un mur s'était élevé entre nous. Et je ne sais pas comment le briser.

Je me mets à pleurer, moi aussi. Puis le jour se lève et nous feignons d'avoir dormi. Elle semble reprendre contact avec la réalité, même si son regard s'égare souvent. Mais elle ne me répond pas quand je lui demande ce qu'Ils lui ont fait.

Je ne sais pas quoi penser. Je croyais que ce serait facile, qu'elle parviendrait à Les combattre. Nous n'en parlons pas, mais je comprends à sa résignation qu'elle n'est pas surprise. Elle l'avait deviné et, emporté par l'exaltation, je ne la croyais pas.

Mais ce n'est pas pour ça qu'on n'y arrivera pas... Au cours des semaines qui suivent, je m'imagine un plan de bataille. Nous devrons quitter Brest. Quitter la civilisation, probablement : mieux vaut nous éloigner de ses potentielles victimes. Et affronter le problème, enfin. Questionner les raisons de Leur existence et pas seulement les conséquences. Si nous ne comprenons pas les causes, nous ne pourrons rien résoudre.

Léonie doit plonger dans tout ce qu'elle a enfoui au plus profond d'elle-même après la mort de Gabrielle, après l'abandon de maman. Disséquer ses peurs, ses espoirs, ses démons et tout ce qui la constitue. Comprendre. Je ne sais pas si je pourrai l'aider, peut-être est-ce un voyage qu'il faut accomplir seul, mais je saurai au moins la protéger de l'extérieur.

J'y réfléchis chaque jour, hésitant à faire part de mes conclusions à ma sœur. Puis, près de deux mois après Sébastien Nefer, Ils lui parlent à nouveau.

Je ne lui ai jamais vu un tel regard. Ce n'est même plus de l'horreur. Je ne sais pas comment le qualifier. Elle avance vers moi, le visage inexpressif, avec ce regard indescriptible. Elle ne me voit pas.

Je ne peux m'empêcher de la suivre discrètement. Elle s'empare du dossier rouge, y inscrit quelque chose et le referme.

Mon cœur chute dans ma poitrine. La Liste...

Dès qu'elle a le dos tourné, je lui subtilise le dossier et le consulte, tremblant. Dix noms s'y étalent, écrits avec soin. Et tout en bas...

Le bruit de ses pas m'alertent, je range hâtivement le dossier à sa place et me compose un air naturel. Mais je suis incapable d'oublier ce que je viens de voir.

J'ai lu le dixième nom de la Liste. Et ce nom, je le connais.

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