Chapitre 12 ~ Un visage pour deux
Après avoir tué Sélène Lemercier et Jean Dubois, Léonie s'est vite reprise. Elle a séché ses larmes, récupéré son couteau, et s'est éloignée en abandonnant le corps. Je m'attends à ce qu'elle réagisse de la même manière, qu'elle sorte de sa léthargie, mais elle ne fait pas mine de bouger. Les secondes puis les minutes s'écoulent tandis qu'elle reste immobile au-dessus du corps de Laëtitia, récitant en boucle la berceuse de maman, sans détacher ses yeux de la fillette.
« Léonie ? » tenté-je au bout de ce qui doit être cinq minutes.
Ses lèvres bougent toujours imperceptiblement, son regard demeure rivé sur le cadavre de l'enfant ; rien dans sa posture ou dans son expression n'indique qu'elle m'a entendu.
« Léonie, il faut qu'on y aille. »
Elle ne réagit pas à mes appels de plus en plus insistants. Je pose une main sur son épaule, inquiet à l'idée que ce geste lui déplaise, mais cela ne lui arrache pas un sursaut. Elle semble retranchée dans un monde bien à elle, un monde de souffrance, de terreur et de rage, un monde que je ne peux qu'entrevoir en croisant son regard.
« Léonie ! »
Même lorsque je me place entre elle et le corps de la fillette, elle reste sans réaction et j'ai l'impression d'être transparent devant son regard intense. Elle ignore la réalité, ignore mes appels désespérés, comme si cela allait lui permettre d'ignorer l'acte qu'elle vient de commettre.
Mais il y a des choses qu'on ne peut ignorer.
« Léonie, bordel, qu'est-ce que tu fous ? Il faut qu'on se bouge ! »
Je n'ai pas l'impression de prononcer ces mots, comme si un autre m'avait volé mes cordes vocales. Elle ne réagit pas davantage ; tout pourrait se passer sans qu'elle le remarque.
Je n'ai pas le choix. Je dois la protéger.
Je m'agenouille à côté de Laëtitia, tends la main droite vers le couteau, ferme les yeux et le tire vers moi. Il reste en place, mes mains glissent dessus. J'ouvre les yeux et tire plus fort, sans résultat. Un bref instant, totalement irrationnel, je suis saisi par la crainte folle de n'être qu'un fantôme, incapable d'agir sur quoi que ce soit, réduit à observer les évènements sans pouvoir intervenir. Mais je me ressaisis vite et surmonte ma répugnance pour poser deux doigts de ma main gauche sur la poitrine de l'enfant, autour du couteau. Je tire à nouveau et le couteau finit par s'extirper de la chair sanglante. Je l'essuie à l'endroit où j'ai posé mes doigts, espérant que cela rendra les empreintes digitales illisibles – et puis pourquoi, de toute façon, ils nous recherchent déjà –, puis je le fourre dans mon blouson.
Léonie n'a pas bougé pendant que je me démenais avec le couteau. Je glisse ma main dans la sienne et, avec douceur et fermeté, l'entraîne avec moi hors de la ruelle. Elle se laisse conduire comme une enfant. Les yeux grand ouverts de la fillette nous regardent partir. Peut-être aurais-je dû les fermer. Lui dire adieu. M'excuser.
Trouver mon chemin parmi les rues que nous avons empruntées en courant n'est pas chose facile, mais après plusieurs hésitations je parviens à m'orienter. Prudent, je décide de faire un détour pour éviter la maison des parents de Laëtitia. Lorsque nous regagnons notre abri, il est quatre heures du matin et Léonie est toujours aussi inerte. Je lui ôte son blouson et l'allonge dans le lit, puis je me couche à côté d'elle. Je sombre dans un sommeil agité, bercé par le bruit trop régulier de sa respiration.
~~~~~~~~
Je rêve que je cours aux côtés de Laëtitia, poursuivi par un être mi-lion, mi-zombie. Nous finissons par nous arrêter, je tire un couteau ensanglanté de la poche de mon blouson et le montre à la fillette. Je tente de le planter dans son cœur, mais elle refuse en criant que je vais salir les vêtements dont le lion zombie lui a fait cadeau. Ce dernier nous rattrape et pousse un cri affreux, perçant, qui me tire de ce cauchemar confus.
Je me redresse dans mon lit, m'empêtrant dans mes draps. Léonie, assise sur l'une des chaises, m'observe sans rien dire tandis que je me débats pour me relever. Depuis combien de temps me fixe-t-elle ? Je lui rends son regard en m'asseyant à côté d'elle, sans savoir quoi dire. Toutes les phrases qui me viennent à l'esprit sonnent creux. C'est elle qui prend finalement la parole.
« Tu voulais t'enfuir ? »
Je mets un moment à comprendre ce qu'elle veut dire.
« Non, Léonie. Je serais revenu. Je ne t'abandonne pas, tu sais.
— Pourtant, tu l'as fait. Tu es parti avec Laëtitia. Tu ne me fais pas confiance, hein ? Tu ne Leur fais pas confiance ?
— Non, réponds-je en la fixant dans les yeux, je ne peux pas te faire confiance. Et encore moins à ces... gens ? choses ? »
Elle accuse le coup et tourne la tête, refusant de me regarder. Lorsque ses yeux croisent à nouveau les miens, son regard embrasé par la colère me transperce.
« Tu avais promis, rugit-elle. Tu m'avais promis que tu ne m'abandonnerais pas !
— Je ne t'ai pas abandonnée...
— Tu l'as aidée à fuir ! contre-t-elle d'une voix perçante en se levant d'un bond. Tu as voulu me laisser seule, me laisser face à Eux.
— "Face à Eux" ? relevé-je, le cœur battant la chamade. Ils te font du mal ? »
Ma question terrifiée la coupe dans son élan. Les yeux écarquillés, le souffle court, elle semble chercher une réponse appropriée.
« Ne détourne pas le sujet, gronde-t-elle. Tu m'as laissée seule.
— Je serais revenu...
— Mais j'étais seule, insiste-t-elle. Seule contre toi et Laëtitia. Tu m'as abandonnée, Théo. »
Je secoue la tête d'un geste désespéré.
« Non... je voulais juste sauver cette fille. Je serais revenu !
— Mais tu m'as laissée. Tu aurais dû me parler, me prévenir. Et tu l'as rejointe. Tu l'as défendue au lieu de m'aider.
— Tu voulais la tuer, Léonie !
— Tu n'en savais rien. Quand je vous ai trouvés, tu t'es enfui sans me laisser le temps de parler. Peut-être que je ne voulais pas la tuer.
— C'est vrai ? » questionné-je, dubitatif.
Elle se laisse tomber sur le lit, semblant soudain vidée de l'énergie qui exaltait sa fureur.
« Non, ce n'est pas vrai. Mais tu ne pouvais pas savoir. Tu es parti sans me laisser une chance... Tu m'as forcée à t'affronter. Tu as essayé de m'enfermer, de me retenir. »
Sa voix, d'abord tremblante, gagne en assurance et la dernière phrase est prononcée sur un ton implacable, comme la sentence finale d'un tribunal.
« Je suis ta sœur, Théo, lâche-t-elle après une pause. Ta sœur. » Sa voix tremble à nouveau. « Et au lieu de soutenir ta sœur, tu l'as abandonnée.
— Léonie... »
Je ne vais pas plus loin. Je ne sais pas comment me défendre. Je ne sais pas si je dois me défendre.
« Je ne l'aurais pas tuée, tu sais, ajoute-t-elle en fixant le sol. Si vous n'étiez pas partis. Ils me disaient de l'épargner.
— Tu... elle... tu ne voulais pas... ?
— Mais quand Ils ont vu qu'elle avait fui... Ils ont regretté de lui avoir fait confiance. Et Ils m'ont dit... m'ont dit de... »
Elle non plus n'achève pas sa phrase. Elle se laisse tomber en arrière sur le lit et se recroqueville sur elle-même. J'aimerais bien adopter cette position, moi aussi. Me protéger de ses mots. Mais c'est impossible.
Léonie ne voulait pas tuer cette enfant.
Je l'ai fait évader.
Et elle est morte.
Par ma faute.
Alors, pour fuir les pensées qui grondent sous mon crâne, je parle en tentant de couvrir leur bruit.
« Tu l'as tuée parce qu'elle s'était enfuie ?
— C'est ce qu'Ils m'ont dit de faire, se justifie presque Léonie. Mais je... je vous aurais aidés.
— Quoi ?
— Tu aurais dû me parler. Je vous aurais aidés à fuir. »
Je la fixe, sans savoir comment réagir, sans savoir quoi penser. Elle aurait agi contre l'avis de ces « Ils » qui semblent pourtant la contrôler totalement ?
Soudain, je me souviens de cette soirée, l'automne dernier, quand elle m'a dit qu'« Ils » étaient mauvais. Quand elle m'a fait promettre de la retenir. De l'empêcher de faire de nouvelles victimes.
Un couteau fait de honte et d'effroi s'enfonce dans mon cœur. À deux reprises, j'aurais pu la retenir, et je l'ai laissée faire.
« Je ne comprends pas. Tu l'as tuée parce qu'elle s'est enfuie, mais tu l'aurais aidée à s'enfuir ?
— J'aurais pu Les tenir à distance, s'explique-t-elle d'une voix faible, le temps que tu la ramènes à ses parents. Ils n'auraient pas été contents, c'est sûr, mais... j'aurais pu essayer de lutter.
— Et là, Léonie ? Ils ne sont pas là ?
— Ils sont toujours quelque part, affirme-t-elle comme si c'était évident. Ils sont juste... plus loin. Je Les ai éloignés. Ils reviendront bientôt, tu sais. Et Ils seront furieux. Mais j'arrive à Les tenir à distance, parfois. »
Elle a prononcé ces mots en fixant les moisissures qui s'étendent sur un mur, mais je devine que son regard est illuminé par l'espoir qui doit couver dans le mien aussi.
Léonie a réussi à éloigner les « Ils ». Elle a la capacité – et l'envie – de les combattre.
« Et tu n'as pas réussi à le faire quand tu as... tué Laëtitia ? »
Elle secoue la tête, baissant les yeux sur le sol.
« Je... j'étais trop... excitée, je crois, avoue-t-elle d'une voix si basse que je pourrais ne pas l'entendre. Je n'ai pas pu Leur résister... Il faut que je sois calme pour Leur résister.
— Mais ça veut dire que tu en es capable, Léonie ! Tu sais le faire.
— C'est vrai. Mais il faudra quand même que tu m'aides. Toute seule, je... je risque de me laisser submerger. »
Elle relève la tête et me regarde, toujours honteuse, mais je ne sais pas de quoi. Elle n'a rien à se reprocher. Bien sûr, quand « Ils » reviendront, elle me dira d'oublier cette discussion, m'assurera qu'elle n'était pas elle-même. Mais je saurai la vérité. Je ne me laisserai pas abuser ; je la retiendrai, cette fois. Je me battrai contre elle s'il le faut, je saurai qu'au fond, la vraie Léonie luttera avec moi.
J'agirai, cette fois.
Je lui rends son regard et, cette fois, la promesse rituelle que je lui adresse toujours se passe de mots.
Je ne t'abandonnerai pas, Léonie. Je ne t'abandonnerai plus.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top