Chapitre 12 ~ La troisième lettre
Sa respiration hachée résonne dans le silence. Elle a deviné. Elle sait. Mais comment ? Elle va retenir Léonie, non ? Ce serait si simple... Oui, si elle sait, elle va l'empêcher de partir, elle va la protéger.
« Partir ? Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Je ne suis pas idiote », répond ma tante de sa voix acide.
Les papiers administratifs se froissent sous sa poigne, démentant l'impassibilité de ses traits. Le bruit résonne sous mon crâne.
« Marie, je...
— Ne fais pas l'innocent. J'attendais cela depuis si longtemps...
— Tu quoi ? »
Qu'elle connaisse ses projets est une chose, qu'elle les ait prévus en est une autre, bien plus alarmante. Je repense à la confession de Léonie sous le saule. J'ai lu sa lettre. Toute cette affaire prend une dimension familiale que je n'avais pas imaginée.
« Viens, j'ai quelque chose à te montrer.
— C'est en rapport avec elle, hein ? »
Elle croise enfin mon regard. Ses yeux bleus sont embués.
« C'est en rapport avec ta mère, oui », confirme-t-elle dans un murmure.
Ma gorge se noue. Je la suis sans discuter davantage. Elle m'entraîne dans sa chambre et referme la porte sur nous. J'ai dû pénétrer deux fois dans cette pièce en huit ans. Marie se dirige vers une coiffeuse en face de son lit et en tire une boîte dans laquelle s'entassent des flacons de parfum. Elle en sort une lettre coincée entre deux fioles et me la tend sans un mot.
Ça ne devrait pas m'étonner. Elle m'a écrit. Elle a écrit à Léonie. Pourquoi n'aurait-elle pas écrit à sa sœur ?
Le papier, parfaitement lissé, est jauni par les huit années qu'il a dû passer dans cette cachette. Je m'assieds sur le lit et déplie la lettre, une angoisse étouffante montant en moi.
Marie,
Tu m'en veux probablement, à cet instant. Tu m'as souvent trouvée déraisonnable, de toute façon. Mais je t'assure, cette fois, ma décision est tout à fait sensée. Tu vas te dire que je me suis laissée emporter par mes délires, que je suis sans cœur, que je vais le regretter. Et que puis-je te répondre, Marie ? Je peux te dire que j'ai longuement pesé les différentes possibilités. Je n'ai pas le choix, vois-tu. Ce n'est pas une question de les aimer ou de regretter : bien sûr que je les aime, et bien sûr que chaque minute de chaque jour leur absence me déchirera. Mais je n'ai pas le choix. Tu me l'as dit toi-même, je suis folle. Je sais que tu t'en veux, mais les mots sont là, et ils sont vrais, et je n'ai plus le choix. Je dois me battre, je dois guérir. Ils me hantent, Marie.
Je repose la lettre sur le lit de ma tante, effrayé. Je ne veux pas lire ses mots, je ne veux pas penser à elle. Mais Marie me regarde avec insistance et je finis par reprendre ma lecture.
Alors lis-moi jusqu'au bout. Si je te confie Théo et Léonie, ce n'est pas comme tu le penses peut-être pour les protéger de moi. Je ne suis pas dangereuse, non, pas moi. Mais j'ai besoin de toi, parce que j'ai échoué à les protéger d'eux-mêmes.
Tu ne comprends pas, Marie. Tu te demandes ce que j'ai été inventer. Tu douteras longtemps, je pense. J'espère que tu pourras douter toute ta vie, j'espère vraiment que tu te diras que ce n'est qu'un délire paranoïaque, une ultime manifestation de la folie qui me torture.
Mais tout cela est réel.
Ne te méfie pas de Théo. Il te paraîtra probablement étrange, c'est un garçon assez effrayé, qui ne veut pas entendre parler de ce qu'il s'est passé, mais il s'en remettra. Il est bien plus stable que moi. Laisse-le juste grandir à son rythme, laisse-le guérir, il s'en sortira seul. Il a pris les bons côtés de son géniteur. Il ne te causera pas plus de problèmes qu'un adolescent normal.
Léonie, en revanche... Je ne sais pas à quoi m'attendre avec elle. C'était une petite fille sociable, sensible, joyeuse. Mais elle a changé, énormément changé. Elle me fait de plus en plus penser à moi, après la mort de papa. Il faut que tu la surveilles, que tu prêtes attention au moindre signe. Tout est évitable, à condition de la protéger. Mais elle m'effraie, Marie, elle m'effraie beaucoup, je ne sais pas ce qu'il adviendra d'elle.
Tu es la seule à qui je confie cela. J'ai pensé à avertir Théo, mais il est trop jeune, trop effrayé, trop influençable aussi. Je ne peux pas tout lui dire, il ne sera pas une aide.
Si tu la surveilles, tout ira bien.
Je dois te sembler bien impérieuse. Je n'ai jamais été une grande sœur très autoritaire, pas vrai ? Mais je le dois. Je te l'ai dit, je n'ai pas le choix.
Je suis tellement désolée de t'imposer cela, Marie. Si tu savais comme je m'en veux de mettre ce poids sur tes épaules. Si tu savais comme j'ai tergiversé avant de me décider à te les confier. Si tu
Je retourne la feuille pour continuer ma lecture, mais Marie m'interrompt.
« Stop, décrète-t-elle, et elle m'arrache la lettre des mains. Le reste me concerne. »
Je la laisse me la retirer, hébété. Elle s'assied sur le lit, juste à côté de moi.
« Tu ne comprends rien, n'est-ce pas ? devine-t-elle.
— En effet, admets-je d'une voix tremblante, qu'est-ce que... pourquoi ?
— Il y a huit ans, quand ta mère vous a confiés à Raphaël et moi, elle m'a remis cette lettre en me disant de l'ouvrir quand elle serait partie. Ce sont les dernières paroles qu'elle m'a adressées. Elle m'a serrée dans ses bras, tu sais comme c'est rare pour elle, je n'ai pas compris tout de suite que c'était un adieu. »
La voix de ma tante, habituellement si tranchante et acide, se fane doucement. Dans le silence qui vibre entre nous, nos fantômes communs se dressent, agitant les chaînes invisibles qui nous attachent à eux. Dans ce silence que nous n'osons briser, la voix tremblante de ma mère résonne à nos oreilles.
C'est la nuit. Au lieu d'être au lit, nous marchons sur le chemin qui mène à la maison de tante Marie. Je serre la main de maman comme si elle allait m'échapper. De l'autre côté, Léonie fait la même chose. Nous avançons jusqu'au portail, maman sonne, il s'ouvre. Nous marchons encore pour traverser le jardin. Tante Marie a ouvert la porte de sa grande maison et nous regarde en croisant les bras. Elle a l'air fâchée, je me sens tout petit face à elle. J'ai onze ans pourtant, je ne suis plus un gamin. Mais il y a des moments où on ne fait pas son âge. Je l'ai appris l'année dernière dans le regard de ma sœur. Maman nous dit d'aller jouer avec nos cousins. Marie ne proteste pas, même si c'est l'heure de dormir. Moi j'aimerais bien rester pour comprendre, parce qu'il y a quelque chose de bizarre là-dedans. Mais le regard de maman se pose sur moi, plus autoritaire que jamais, alors je rejoins ma sœur. Nous montons dans l'escalier qui mène aux chambres de nos cousins. Je ne les aime pas trop, Victor ne prête jamais ses jouets et Émile est beaucoup trop capricieux. Nous nous retrouvons dans la chambre de Victor. Léonie et lui commencent à jouer à je ne sais quoi. Je me précipite vers la fenêtre. Maman et tante Marie discutent à voix basse. Maman serre tante Marie dans ses bras. Elle lève la tête vers moi et me regarde d'un air perdu. Puis elle s'éloigne. Je ne sais pas pourquoi elle ne marche pas très droit.
« Je vous ai vues, ce soir-là, je murmure. Avant qu'elle ne parte.
— Je sais. Tu n'as jamais été très discret, Théo.
— Tu ne savais pas que... »
Elle détourne la tête et s'essuie discrètement les yeux.
« Non, je ne savais pas... Elle vous a juste confiés à moi pour quelques jours, et elle n'est jamais revenue... J'ai découvert tout après, l'hôpital psychiatrique, la procédure d'adoption qu'elle avait engagée... »
Je tente de dissimuler ma surprise. On ne m'a expliqué que bien après que je ne reverrais pas ma mère, qu'elle était malade, qu'elle avait demandé à ne pas recevoir de visites. J'ai toujours pensé que Marie et Raphaël m'avaient caché la vérité.
« Mais cette lettre...
— Je ne comprends pas grand-chose de plus que toi. Au début, comme elle l'avait prédit, je ne la croyais pas. Je me disais que c'était une divagation de plus. Mais ta mère m'a bien précisé ce à quoi je devais m'attendre. Un repli sur elle-même, un besoin d'indépendance, des appels à l'aide. J'ai constaté tout cela. J'ai pensé que ça ne voulait rien dire, que c'était sa réaction normale à ce qui est arrivé à Gabrielle. Mais les signes n'ont pas disparu avec le temps. Il se sont même aggravés, comme elle l'avait prédit. J'ai compris peu à peu que ta mère avait raison, que je devais protéger Léonie. Je mourais d'envie de surveiller ta sœur en permanence, de lui interdire de faire quoi que ce soit seule, mais elle m'avait prévenue, et je le sentais, ce n'était pas la bonne stratégie. Alors j'ai veillé sur elle plus discrètement, en tentant de la faire parler, de lui montrer que nous étions là si elle avait besoin d'un appui. »
Je me retiens de lui dire que ses efforts étaient plus que maladroits, qu'elle était indélicate, intrusive, agressive, qu'elle n'a jamais été un pilier pour Léonie. C'est moi qui ai tenu ce rôle lorsque nous avons reconstruit notre relation. Je meurs d'envie de me lever et de quitter cette chambre, mais je me raisonne et écoute ma tante poursuivre.
« Elle m'avait aussi prévenue qu'au bout d'un moment, Léonie partirait, et qu'elle risquait de t'entraîner avec elle. Je l'ai senti ces derniers mois. Elle ne parle presque plus, elle s'enferme encore plus dans sa chambre, et toi tu m'as l'air tout aussi troublé. J'ai mis un moment à me l'avouer, mais je pense que c'est clair, non ? Vous allez partir. »
Je ne réponds rien, mais mon silence doit être éloquent. Marie saisit mes poignets et plante son regard inquiet mais autoritaire dans les miens.
« Réponds-moi. Vous allez partir ? Tu la mets en danger, Théo. C'est ma nièce !
— Oui, je souffle. Oui, nous allons partir, je ne sais pas où ni pour faire quoi, et non, je ne peux pas l'éviter. » Je lui rends son regard. « Mais je te jure que je protégerai Léonie de tout ce qui peut l'atteindre. »
Marie semble plus tranquille. Ses yeux intrigués me détaillent avec attention. Mal à l'aise, je me dégage de son emprise, marmonne une excuse et quitte sa chambre.
Je m'effondre sur mon lit, pensant avec amertume à son soulagement. Si elle savait... Ce ne serait pas la première promesse que je briserais.
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