Chapitre 12 ~ La Mort est un miroir
« Je ne comprends pas ce que vous me voulez... »
Sébastien Nefer ne fait pas ses vingt-deux ans. Ses traits juvéniles pourraient être ceux d'un adolescent. Il me ressemble...
Ses yeux noirs interrogateurs se plantent dans ceux de Léonie.
« Vous êtes des terroristes ? » demande-t-il avec méfiance.
Je ne parviens pas à déterminer s'il est sérieux ou non.
« Non, répond simplement Léonie.
— Vous êtes qui, alors ?
— Peu importe. Nous sommes ici pour rétablir l'équilibre, explique-t-elle d'une voix douce, pour corriger ce qui doit l'être.
— Une secte, alors ? »
Il semble hésiter entre angoisse et amusement. Ses épais sourcils bruns se froncent alors qu'il détaille Léonie.
« Nous sommes la Justice. »
Sa voix est mesurée, assenant ses paroles comme une vérité absolue. L'espace d'un instant, Sébastien Nefer se raidit, puis l'apparente indifférence vient chasser l'effroi. Il n'y croit pas. Il ne voit encore qu'une gamine de même pas dix-sept ans qui lui assène des mots trop grands pour elle. Il n'y croit pas, pas pour l'instant, mais il y a déjà en lui quelque chose qui sait. Quelque chose qui sent.
Moi aussi, au début, je ne la croyais pas... Que de chemin parcouru depuis, sur une route si instable – et dire que je ne sais même pas si j'ai su éviter la chute... Désormais, j'ai beau me répéter qu'elle n'est pas la Justice, qu'elle n'est qu'une enfant contrôlée par des entités malveillantes qui la dépassent, j'ai beau me seriner qu'il n'y a aucun équilibre à rétablir, le doute a fait son chemin en moi.
Je regarde Sébastien Nefer, son mouvement de recul, sa façon de secouer la tête pour tenir les propos de Léonie à distance, l'obscure compréhension qui se fraie un chemin sur son visage. Je le regarde et je ne sais pas s'il est victime ou coupable. Peut-on vraiment être les deux ?
« Qu'est-ce que ça a à faire avec moi ? » finit-il par lâcher, à la fois méfiant et nonchalant.
La lionne sourit. Elle connaît bien son rôle, elle l'a joué tant de fois... Et moi, je me pense capable d'arrêter cette représentation si bien maîtrisée ? Qu'est-ce que je suis naïf...
J'ai tout essayé pourtant. La supplier, la convaincre, la contraindre. Rien n'a marché. Rien ne peut l'atteindre.
« Je vous parle de ce qu'il s'est passé il y a trois ans. »
La bouche de Sébastien Nefer s'entrouvre. La lionne a visé juste, une nouvelle fois. Comment pourraient-Ils se tromper ?
« Ce qu'il s'est passé ?
— Je l'entends, vous savez ? En ce moment même. Je l'entends pleurer... Il vous aime encore. C'était un bon ami. Il était toujours là pour vous, n'est-ce pas ? Toujours là pour vous aider... Il pleure.
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez. »
La voix du jeune homme tente de se faire glaciale, mais ses tremblements le rendent peu crédible.
« C'est étrange comme mélange, la haine et l'amour. Il me crie qu'il vous déteste, qu'il aurait aimé ne jamais vous rencontrer. Mais même lui sait que c'est faux. C'est étrange. »
Les yeux de Léonie transpercent Sébastien Nefer sans le voir. On dirait qu'elle se parle à elle-même.
« Je n'ai jamais senti ça, chez aucun d'Eux, souffle-t-elle. Cet amour si fort. D'habitude, Ils sont furieux. Ils n'hésitent pas autant... » Elle s'interrompt et son visage se durcit. « Peu importe. »
Mais cela importe au contraire... Ils hésitent. Cela devrait rendre les choses plus faciles. Me laisser une ouverture.
« Léonie, lâché-je sans me laisser le temps de tergiverser. Écoute-moi. »
Le visage qu'elle tourne vers moi est dur, les yeux froids, la mâchoire serrée. Mais elle m'écoute... Je peux changer les choses.
« Tu ne peux pas faire ça. Eux-mêmes ne savent pas...
— Je n'ai pas dit ça.
— Tu en souffriras, reprends-je en l'ignorant. Tu le sais ? »
Sébastien Nefer me dévisage, stupéfait. Il ne devait pas s'attendre à ce que je prenne sa défense... Et peut-être que je ne devrais pas. Peut-être qu'il mérite de mourir... Non, impossible. Il a l'air si jeune. Il me ressemble...
« C'est le prix à payer, rétorque-t-elle.
— Non ! Il n'y a pas de prix... Gabrielle n'aurait pas voulu ça », me décidé-je à asséner.
À la mention du nom de notre sœur, elle se raidit et la colère embrase l'or de ses prunelles.
« Ne parle pas de Gabrielle, cingle-t-elle. Tu ne sais pas ce qu'elle aurait voulu.
— Tu ne la connais pas !
—J'ai vécu avec elle pendant quatre ans. Elle ne m'a pas quittée depuis que j'ai compris ce qui lui était arrivée. Depuis que j'ai compris que je l'ai laissée mourir.
— Tu ne l'as pas laissée mourir. Et ce n'était plus elle. »
Sébastien Nefer jette un regard de côté. Un simple regard.
« Inutile de fuir », l'arrête Léonie d'une voix doucereuse, posant la main sur le manche du couteau qui dépasse de sa poche.
Le jeune homme tourne vers elle un regard horrifié.
« Vous... vous avez un... Qu'est-ce que vous faites ici ?
— Je viens comprendre.
— Je ne vois pas...
— Vous étiez jaloux de lui, c'est ça ? »
Elle s'avance vers lui, il recule contre le mur. Elle sourit de le voir piégé. Et lui tremble, sans oser la regarder. Elle ne fait plus attention à moi, ça y est ; ils sont enfermés dans une bulle que je suis désormais incapable de percer.
« Il avait tout, hein ? Des études qu'il réussissait, des parents qui l'aimaient. Vous, votre père était mort, votre mère vous rejetait et vous enchaîniez les échecs. C'est cela ? »
Sébastien Nefer lève la tête vers Léonie. Il la fixe d'un air stupéfait.
« Il ne m'écoutait jamais, lâche-t-il enfin d'une voix basse, pleine d'amertume. Mes problèmes ne l'intéressaient pas.
— Il s'en veut, vous le savez ? Il se dit qu'il aurait dû faire attention à vous. Il n'a pas compris votre souffrance... Mais il vous aimait.
— Moi aussi, je l'aimais... »
Sébastien Nefer est livide. Il me ressemble... Je pense à cette bulle qui les enveloppe. Rien n'est impénétrable. Il n'est jamais trop tard pour agir. Je me suis si longtemps cherché des excuses, persuadé que je ne pouvais plus rien faire... C'est faux. Il faut que je trouve des mots capables de ramener l'humaine, pas pour une seconde mais pour plusieurs minutes. Des mots qui la frappent.
« Vous étiez de plus en plus jaloux. Il avait une petite amie, vous, des coups d'un soir. Il était heureux, vous aviez l'impression de sombrer. Vous n'osiez pas lui demander de l'aide. N'est-ce pas ? »
Il ne répond rien. La terreur et la fascination se mêlent sur son visage.
« Vous avez commencé à fréquenter d'autres personnes. Vous buviez, vous vous droguiez. Et lui, il voyait enfin votre mal-être, hein ? Il s'inquiétait... »
Sa voix est douce, compatissante. Mais ses yeux ont gardé leur froideur animale. Je ne sais pas quoi lui dire. Qu'est-ce qui pourrait ébranler la lionne ? Elle se protège de tout...
« Mais c'était trop tard. Vous le repoussiez quand il s'inquiétait. Et vous plongiez encore dans la drogue et l'alcool. Vous avez commencé à en vendre, pour avoir de quoi payer. Il était désespéré. Je ne me trompe pas... »
Il secoue la tête ; déjà elle poursuit, imperturbable, et ses mots me fascinent autant qu'ils le captivent...
« Il vous a menacé de vous dénoncer. Vous aviez bu, vous ne vous maîtrisiez pas totalement... mais pourtant, ce geste, il venait de quelque part. Vous ne l'avez pas tué juste parce que vous étiez ivre...
— Je ne vou...
— C'était la colère, n'est-ce pas ?
— Je l'aimais !
— Et vous l'avez tué. »
L'homme recule. Je croise son regard ; dans ses grands yeux sombres, je distingue mon propre reflet tremblotant. Je distingue mon incapacité, mon impuissance. Léonie lui sourit et avance la main dans sa direction, d'un geste lent, mesuré. Sa douceur contraste avec ses paroles et me fait penser à maman, certains soirs.
Maman...
C'est sa lettre qui Les a attirés vers Léonie. Ce n'était pas ce qu'elle voulait, mais le fait de savoir ce qui était arrivé à Gabrielle a failli la détruire, et c'est Eux qui l'ont sauvée. C'est maman qui a causé tout cela. C'est son abandon qui l'a tant torturée. C'est maman qu'elle appelle dans ses cauchemars.
Alors, peut-être qu'elle pourrait être aussi la solution. Peut-être qu'elle pourrait ramener Léonie à la raison, après avoir déclenché sa folie. Peut-être qu'elle au moins a du pouvoir sur ma sœur.
Il le faut.
« Vous regrettez, parfois ? »
Ma gorge me semble soudain desséchée. J'avale ma salive avec difficulté.
« C'est toi qui regretteras, Léonie.
— Ne te mêle pas de ça. Je fais ce que j'ai à faire.
— Elle n'aurait pas voulu, tu sais... »
Elle pivote vers moi et plante dans mes yeux le feu des siens.
« Qui ?
— Ce n'est pas ce qu'elle voulait, insisté-je, imitant sa manière d'esquiver les questions. Elle ne pensait pas à ça.
— Qui ?
— Tu le sais bien. » Je m'efforce de ne pas flancher, même si j'ai du mal à soutenir son regard. « Elle ne te disait pas de faire ça, dans sa lettre. »
Elle pâlit et détourne les yeux un bref instant, avant de les ficher à nouveau dans les miens, plus brûlants que jamais. Mais c'est trop tard, j'ai senti sa faiblesse.
« Elle, elle n'a pas réussi à surmonter tout ça. Et elle a fini là-bas, hein ?
— Tais-toi...
— C'est ce qu'elle voulait t'éviter. C'est pour ça qu'elle t'a écrit. Elle voulait que tu te défendes.
— Théo, arrête. S'il te plaît.
— Elle te disait de ne pas te laisser avoir. Elle t'avertissait contre Eux, peut-être ? Elle aurait voulu te protéger... »
Léonie recule d'un pas, choquée. Puis son visage se crispe et retrouve sa dureté.
« Ne raconte pas de bêtises, Ils ne sont pas mauvais. C'est lui ! » Elle crie presque en désignant Sébastien Nefer. « C'est lui notre ennemi, pas Eux !
— Léonie, décrété-je avec fermeté. Je sais que tu m'écoutes. S'il te plaît... Je ne veux plus que tu souffres. Maman ne voudrait pas te voir comme ça. Elle voudrait que tu te battes ! S'il te plaît, résiste-Leur...
— Ne raconte pas de bêtises, répète-t-elle d'une voix faiblissante.
— Tu es forte, je sais que tu en es capable. C'est ce que maman veut. Que tu les chasses. Elle t'aime, Léonie...
— Ne raconte pas... »
Elle ne parvient pas à poursuivre. Sa respiration se fait haletante, précipitée. Son corps est secoué de tremblements, des gouttes de sueur perlent sur son front, ses cheveux volent en tous sens comme si elle était prise de démence. Ses lèvres s'ouvrent en un cri silencieux, un cri qui pourtant me serre la gorge, ma sœur, ma petite sœur...
Toute son énergie la quitte soudain. Elle me fixe, hagarde, chancelante. Elle. L'humaine. Je le vois dans ses gestes hésitants, dans son regard perdu. Je la dévisage sans oser y croire. Ses yeux tombent sur Sébastien Nefer.
« Allez-vous-en », lui enjoint-elle d'une voix faible, éraillée.
Il n'attend pas qu'elle le répète : il s'élance et disparaît au coin de la rue. Léonie se tourne vers moi, encore incrédule. Je cherche dans son regard la confirmation de l'espoir qui monte en moi.
C'est fini, c'est vraiment fini...
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