Chapitre 11 ~ Bonne nuit, mon ange

Ses cheveux emmêlés bouclent autour de son visage, ébouriffés par le sommeil, formant comme un nuage d'encre, ou une crinière ? Sa chemise de nuit, qu'elle ne semble pas avoir eu le temps de troquer pour ses vêtements noirs, est déchirée à plusieurs endroits. Elle grelotte dans le froid. Des traces de suie, ou de crasse, maculent sa peau blafarde et ses vêtements ; ses bras et ses jambes sont couverts d'estafilades.

Et son visage, son regard...

Des larmes nettoient sans discontinuer ses joues. Ses yeux dardent sur moi un reproche muet. Désorientation, fureur, effroi, c'est comme si elle éprouvait tout cela en même temps.

Alors nous restons là, l'un en face de l'autre, à nous dévisager sans oser parler. Ce n'est qu'en sentant une goutte tomber sur ma main que je réalise que je pleure aussi. Et je ne sais même pas pourquoi. Pour Laëtitia, qui aurait pu être sauvée ? Pour Léonie, qui ne le sera jamais ? Pour moi, condamné par je ne sais qui à tenter sans succès de m'opposer à elle ?

Pour tout ça à la fois, peut-être. Pour le sort qui semble s'acharner sur les Proklyatyy. Notre père, notre mère, notre sœur, et désormais nous.

J'ose enfin prendre la parole, d'une voix que les larmes font trembler.

« Comment... comment tu es venue ?

— Le soupirail, Théo. Celui qui donne sur la rue. La grille n'est pas très solide, et il y a un espace assez grand. »

Au moins, ça explique la crasse sur sa peau et ses vêtements et ses écorchures.

« Quitte à tenter de me retenir, tu aurais pu le faire comme il faut... »

Laëtitia recule derrière moi, effrayée. Léonie n'a plus rien de celle qui dormait sur le lit, confiante et vulnérable. La lionne semble avoir pris toute la place en elle. Et une lionne ne se laisse pas enfermer... Une lionne ne se laisse pas arrêter.

« Je ne pouvais pas faire autrement », répliqué-je.

Tout en prononçant ces paroles, je tends la main derrière mon dos. Les doigts de Laëtitia effleurent les miens, hésitants, avant de les agripper avec force. Elle me fait confiance, la pauvre. Elle croit que j'aurai le courage d'aller jusqu'au bout. Je sais déjà que je cèderai.

« Si, tu aurais pu. Qu'est-ce qui t'empêchait de me parler ?

— Je ne pouvais pas. Tu ne m'aurais pas écoutée.

— Tu ne sais pas... »

Je ne la laisse pas finir sa phrase. Je serre la main de Laëtitia dans la mienne, me détourne brusquement et me mets à courir, entraînant la fillette derrière moi. Nous courons avec l'énergie du désespoir, avec la force absurde de ceux qui se savent condamnés. Nous courons comme si notre vie en dépendait, mais ce n'est le cas que pour elle.

Je ne mourrais pas si je restais avec Léonie, si je ne tentais pas de sauver cette enfant ; je ne mourrais pas et pourtant j'ai l'impression qu'une part de moi s'éteindrait à jamais. Que je ne serais plus jamais entier. Plus jamais moi. Que les derniers liens qui me rattachent encore au juge sans faille que j'espérais devenir se briseraient, me condamnant à chuter loin de cet idéal. Que j'errerais sans fin autour des débris de mon âme, des vestiges de mon être, comme un monstre fasciné par l'humain qu'il était auparavant...

Cela adviendra, je le sais ; je m'arrêterai un jour. Je n'ai pas le courage de fuir.

Mais je ne veux pas y penser, alors je cours. La main de Laëtitia me communique son énergie. Nous nous accrochons l'un à l'autre et nous donnons mutuellement la force d'avancer encore. J'ai besoin d'elle autant qu'elle a besoin de moi. Nous courons comme si l'enfer tout entier était à nos trousses. Nous ne sommes plus que deux fugitifs qui tentent de se préserver.

Je sais déjà que cet espoir est vain...

Nous courons comme des fous, mais la folle est celle qui nous poursuit. Ses appels résonnent derrière nous, tentent de nous retenir, mais nous courons encore, sans perdre notre temps à l'écouter. Bientôt ses cris sont remplacés par son souffle, bien plus régulier que les nôtres. Un point de côté me transperce le côté droit ; Laëtitia, épuisée malgré l'adrénaline, trébuche et serait tombée plusieurs fois si je ne l'avais pas retenue. Je serre ses doigts un peu plus encore, tentant de lui envoyer la force qu'il me reste. Elle doit tenir. Nous continuons à courir, nos halètements se faisant de plus en plus prononcés, et derrière nous sa respiration si calme se rapproche...

Hier encore, j'étais dans le camp du prédateur. Hier encore, je la regardais poursuivre sa proie et je ne faisais rien. Mais aujourd'hui, j'ai rejoint le gibier.

Je peux encore me raviser. Changer de camp.

Je tente de ne pas y penser en serrant les doigts de Laëtitia comme on s'agrippe à une illusion. L'illusion d'un espoir.

« C'est fini, maintenant. Arrêtez-vous ! »

Nous ignorons l'ultime cri de Léonie. Sa voix est proche. Trop proche.

Quelques instants plus tard – peut-être trente secondes, peut-être cinq minutes, le temps ne veut rien dire quand on court comme nous courons –, tout est fini. La main de Léonie se glisse entre les nôtres, elle attire Laëtitia à elle, et notre course désespérée prend fin.

Adossé au mur d'une ruelle dont j'ignore le nom, je les fixe sans savoir quoi faire.

« Ne fais pas ça, demandé-je d'une voix rauque quand j'ai repris mon souffle, tu ne peux pas faire ça.

— Ah oui ? »

Le ton de Léonie est tranchant. L'enfant se rétracte, effrayée, mais la poigne de ma sœur est trop forte pour elle.

Il faut que j'aide Laëtitia. Je me suis promis que je l'aiderais. Mais face à l'assurance de Léonie, je me sens si impuissant...

Ma lâcheté semble donner du courage à Laëtitia. Elle se redresse et plante ses yeux bruns dans ceux de Léonie.

« Lâchez-moi, réclame-t-elle d'une voix ferme. Vous n'avez pas le droit.

— Le droit... Tu avais le droit de faire ça, toi ? lui retourne Léonie, de cette voix doucereuse qu'elle a utilisée avec Jean Dubois.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. »

La fillette semble moins assurée. Je détaille son visage enfantin en me demandant ce qu'elle a fait, la raison pour laquelle elle côtoie des meurtriers sur la liste de Léonie.

« Si, tu vois. Tu vois très bien, Laëtitia. En ce moment même, son visage s'impose à toi. Tu la revois, comme si elle était encore vivante.

— C'est faux, prétend l'enfant sans conviction, je ne vois rien...

— Tu entends son rire que tes parents trouvaient si beau et toi si insupportable, ses pleurs qui te dérangeaient quand tu faisais tes devoirs...

— Je ne sais même pas de qui vous parlez ! »

Léonie émet un rire sinistre, dénué de joie.

« Tu le sais mieux que moi. Tu te souviens d'elle. Elle aussi se souvient de toi, tu sais ? »

Laëtitia ne répond pas. Je crois que si Léonie ne la tenait pas, elle s'effondrerait sur le sol. Ses yeux sont légèrement écarquillés, son visage est blême. J'ai l'impression qu'elle voit se dérouler une scène à laquelle nous ne pouvons assister. Un souvenir, sans doute.

« Comment vous savez qu'elle se souvient de moi ? »

Plus de défi dans sa voix. Juste la terreur. À cause de Léonie ou du souvenir qu'elle semble avoir revu ?

« Le comment et le pourquoi importent peu. Je le sais, c'est tout.

— Elle est morte ! crie presque la fillette, désespérée, comme pour la maintenir à distance.

— Oui, elle est morte, lui concède Léonie. Tu l'as tuée.

— Non... »

Cette protestation ne fait illusion pour personne ; Léonie n'y réagit pas.

« Tu te souviens d'elle, hein ? Tu te souviens de Julie Nocent.

— Oui, abdique la fillette, je m'en souviens.

— Ta petite sœur.

— Demi, proteste Laëtitia comme si cela changeait quelque chose. Ma demi-sœur.

— Tu lui en voulais, à ta mère. D'avoir remplacé ton père. De t'avoir remplacée. »

Laëtitia garde le silence, mais son visage parle pour elle. Ses traits crispés, son nez froncé, sa bouche tordue. Ses yeux grand ouverts, horrifiés.

« Ce bébé qui te volait l'amour de ta mère. Et ton père qui n'était plus là non plus. Tu te sentais seule... »

La fillette répond par un vague hochement de tête. Ses yeux sont rivés sur Léonie, comme si elle était fascinée par cette étrangère qui lui raconte sa propre histoire.

« Tu le détestais, ce bébé. Ta mère avait l'air heureuse avec cette Julie et son père, et toi tu étais seule, toute seule, tu n'avais personne parce que Julie te prenait tout.

— Non... ce n'est pas vrai... »

Ultime tentative d'évitement, que Léonie ignore.

« Un jour, tu ne l'as pas supporté, n'est-ce pas ? Ta mère ou ton beau-père a dû faire quelque chose, la chose de trop... »

Laëtitia se laisse tomber au sol si vite que Léonie n'a pas le temps de la rattraper. Elle se recroqueville sur elle-même, tentant de se protéger des mots que ma sœur prononce sans paraître remarquer son attitude.

« Tu as regardé Julie qui dormait dans son berceau et...

— Elle ne dormait pas, souffle l'enfant d'une voix à peine audible.

— Vraiment ?

— Elle était réveillée. Elle m'a regardée quand... »

Je réprime un cri d'effroi et fixe Léonie, dans l'expectative, comme Laëtitia quelques minutes plus tôt. Fasciné et horrifié à la fois, comme si je regardais un film d'horreur. Mais c'est réel, c'est réel...

« Elle t'a regardée quand tu l'as tirée de son lit, poursuit Léonie, et ensuite... »

Elle s'interrompt, invitant la fillette à poursuivre.

« ... je l'ai frappée, murmure celle-ci d'une voix blanche. Elle n'a pas crié. Elle me regardait juste.

— Tu étais furieuse...

— Je l'ai lancée par terre. Je voulais lui faire mal. Elle est tombée avec un drôle de bruit et... c'était fini. Elle me regardait plus. »

Le souffle coupé par l'horreur, je dévisage Laëtitia, cherchant sur son visage une trace de la monstruosité de ses actes.

« Tu te souviens d'elle, n'est-ce pas ? s'enquiert Léonie à mi-voix.

— Oui... »

Elle s'agenouille à côté de la fillette et, d'un geste brusque, tire un couteau de son blouson. Laëtitia n'esquisse pas un mouvement pour se dégager, paralysée par la peur ou peut-être épuisée par son aveu. Et moi, perdu dans l'écho des mots de l'enfant, adossé au mur, je ne fais rien. Elle a tué sa petite sœur. Elle a tué sa petite sœur. Je reste immobile de longues, trop longues minutes. Je ne veux pas bouger. Je ne veux pas regarder. Je ne veux pas exister.

Lorsque Léonie se relève, une mare écarlate se forme autour du ventre de Laëtitia Nocent. Le visage blême, elle fixe le corps de la fillette, sans un geste, sans une parole, sans une larme. Je m'approche d'elle. Ses lèvres bougent sans émettre un seul son, formant la berceuse que nous murmurait maman.

Bonne nuit, mon ange, bonne nuit...

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