Chapitre 10 ~ Entre espoir et méfiance

Le lendemain, j'attends que Léonie s'endorme pour me diriger vers la cellule de Laëtitia, en tentant de faire le moins de bruit possible. La clé est sur la porte. Je referme doucement mes doigts dessus et la tourne avec le plus de discrétion possible ; ne pas me presser, ne produire aucun son... Au moindre déclic du mécanisme de la serrure, mon cœur s'emballe et mes doigts moites de sueur glissent un peu plus sur la clé. Enfin, la porte s'ouvre sans grincer – j'ai pris soin de le vérifier plus tôt dans la journée, profitant d'un moment d'inattention de Léonie – et je pénètre dans la pièce.

Roulée en boule sur son matelas, la fillette dort profondément. Ses petits poings sont serrés devant son visage. Même dans le sommeil, elle tente de se défendre. Qu'as-tu fait de son innocence, Léonie ? Qu'as-tu fait de la tienne ?

Je tends la main et la secoue doucement par l'épaule.

« Que... Maman ? » demande-t-elle d'une voix ensommeillée.

Je tressaille, je me surprends à penser que j'aimerais bien, oui, j'aimerais bien être la mère de cette enfant. Ça n'a aucun sens, mais nous sommes au milieu de la nuit, je suis terrifié et elle semble si perdue ; je voudrais avoir le pouvoir de la rassurer. Mais je ne peux que tenter de l'aider à la revoir, sa mère ; puisqu'elle, au moins, en a une...

« Ne fais pas de bruit, chuchoté-je en posant un doigt sur sa bouche, il faut être très discrets. »

Elle se redresse aussitôt sur le matelas, complètement réveillée.

« On s'enfuit ? devine-t-elle ; l'espoir et la méfiance se mêlent sur son visage.

— On ?

— Toi aussi, tu es prisonnier, non ? »

Je sursaute. Qu'est-ce que cette enfant est allée s'imaginer ?

« C'est un peu plus compliqué que ça. C'est ma sœur, tu sais, ajouté-je, me demandant pourquoi je me justifie.

— Vous vous ressemblez pas.

— Tu trouves ?

— Oui. » Elle se lève, les jambes tremblantes. « Tu m'aides vraiment à m'enfuir ? »

Son regard s'accroche au mien. Elle hésite à me croire, craint peut-être que ce ne soit qu'un leurre, une cruauté de plus... Qu'est-ce qui peut traverser l'esprit d'une gamine de neuf ans ? Elle n'ose pas espérer, elle ne veut pas se faire d'illusions, elle me regarde simplement, dans l'attente de ma réponse.

« Bien sûr, murmuré-je, tentant de paraître confiant. Ne fais pas de bruit. »

Je m'avance en silence vers la pièce principale ; Léonie dort toujours. Elle est dans la même position que Laëtitia quand je suis entré dans sa cellule ; son visage tiré exprime une fatigue immense, une de ces fatigues qu'on ne comble pas en dormant. Elle a l'air si jeune et si vieille à la fois... Le sommeil efface la fureur de la lionne, laissant l'humaine fragile et sans défense.

Le bruit ténu de sa respiration résonne pourtant dans toute la pièce. Je me dirige vers la table et m'empare des clés de la cave. Je les serre dans ma main pour éviter qu'elles ne tintent trop fort et je gagne la porte. Ça me fait penser à ce jeu que j'aimais quand j'étais petit, dans lequel on doit déplacer un objet bruyant sans alerter notre adversaire qui, les yeux fermés, tente de nous localiser. Je ne me débrouillais pas trop mal. C'est ça. Un jeu. Juste un jeu. Rien de plus grave...

J'enfonce la clé dans la serrure, lentement, très lentement. Le déclic qu'elle produit lorsqu'elle y est totalement logée me fait tressaillir ; pendant au moins une minute, je guette un changement dans la respiration de Léonie, mais rien ne se produit. Je tourne la clé d'un geste lent et, à nouveau, je sursaute au déclic qui annonce l'ouverture de la porte. Je repose le trousseau sur la table, à l'emplacement exact où je l'ai pris, et je reviens dans la petite cave où Laëtitia m'attend.

« Suis-moi », lui intimé-je dans un murmure.

Elle obtempère, ses pas discrets progressant derrière moi. Lorsqu'elle passe devant Léonie, elle a un mouvement de recul et la fixe sans bouger, les yeux écarquillés. Je la prends par la main pour la tirer hors de la pièce.

« Elle... Elle faisait pas peur, s'explique-t-elle une fois que nous avons grimpé l'escalier et refermé derrière nous la lourde porte qui barre l'entrée de la cave. Elle avait l'air... normale.

— Je sais.

— Mais en vrai, elle fait peur. Elle est... bizarre.

— Elle est juste difficile à comprendre... » Une idée me vient soudain. « Attends-moi deux minutes. »

Je pénètre à nouveau dans la cave, saisis les clés avec autant de précautions qu'il y a quelques minutes et m'éclipse, le léger ronflement de Léonie couvrant le bruit de mes pas. Je referme la porte derrière moi et donne deux tours de clés dans la serrure.

« Tu l'as enfermée ? souffle Laëtitia, impressionnée.

— Oui. Même si elle se réveille, elle ne pourra pas te poursuivre. »

Elle hoche la tête, soulagée.

« Où est-ce que tu habites ? »

Elle hésite et, l'espace d'un instant, je crains qu'elle ne le sache pas. Je me retrouverais à fouiller les rues lilloises dans l'espoir que l'une d'entre elles lui dise quelque chose. Quelqu'un nous remarquerait et la reconnaîtrait, je serais arrêté pour enlèvement, et Léonie, seule, enfermée dans la cave... Qu'ai-je fait ?

Mais après quelques secondes d'hésitation, la fillette me répond d'une voix faiblarde. Je sors mon téléphone et cherche l'adresse sur mon téléphone. C'est à deux stations de tramway ; je décide que nous y irons à pied. Je ne connais pas les horaires des transports en commun et j'ai peur que nous ne soyons reconnus.

Nous quittons l'immeuble et nous éloignons à grands pas, Laëtitia courant presque. Elle observe les rues faiblement éclairées par la lumière orangée de quelques lampadaires ; son regard incrédule se promène partout autour d'elle, comme si elle n'osait croire à sa libération, comme s'il lui fallait s'assurer de la réalité de sa libération. Son rire s'envole dans la nuit mais, lorsque je m'approche d'elle, je remarque sur ses joues deux traînées humides.

« Ça... ça va ? »

Je n'ai jamais dû vivre une situation plus incongrue. En plein milieu de la nuit, dans les rues d'une ville que je connais à peine, je demande une gamine que ma sœur a séquestrée dans la cave qui nous abritait contre la police si elle va bien.

Dans quatre jours, cela fera un an. Un an que Léonie a tué Eugène Ormier, un an que j'ai découvert le dossier rouge dans sa chambre. Un an que le fragile équilibre que nous avions reconstruit a volé en éclats.

« Ça fait... bizarre, avoue Laëtitia d'une voix hachée. Je... ça m'a manqué... tout ça... Est-ce que c'est réel ? » Elle baisse la tête. « Je veux... je veux... »

Ses lèvres forment le mot maman, mais elle ne le prononce pas à voix haute. J'avale ma salive. Je fais quoi, là ? Je lui dis quoi ?

« Tu vas la revoir. On arrive bientôt. Tu vas sonner à ta porte et elle viendra t'ouvrir. Avec ton papa. Tu les reverras.

— Oui... »

Je soupire, soulagé qu'elle n'ait pas répondu quelque chose du genre J'ai pas de papa. Il y a des familles à peu près normales, quand même.

« Et toi, tu vas faire quoi ? s'enquiert-elle tandis que nous poursuivons notre chemin. Tu vas retourner avec ta sœur ? »

Je tourne la tête vers elle. Elle observe les lampadaires dont les boules lumineuses éclairent notre chemin. Elle ne semble pas trouver sa question surprenante ou déplacée. Pourtant, c'est un peu l'effet que ça me fait.

« Bien sûr, oui. Je vais la rejoindre. »

Ai-je une autre option, de toute façon ?

Cette fois, Laëtitia me fixe avec sérieux. Son expression est beaucoup trop grave pour ses traits enfantins.

« Et vous ferez quoi, après, tous les deux ?

— Quand je serai revenu ? Je... je ne sais pas... »

J'aimerais être sincère en disant cela, vraiment. Mais je sais déjà qu'un nouveau nom apparaîtra sur la liste, que je tenterai de dissuader Léonie d'accomplir la tâche qu'elle croit être sienne. Que j'échouerai.

Sélène Lemercier, Jean Dubois, et ensuite ? Qui continuera cette macabre litanie ? Qui tenterai-je, sans espoir et sans succès, de sauver ?

Être pessimiste ne sert à rien, Théo. Tu peux y arriver. Tu es en train de sauver Laëtitia Nocent, non ?

« Tu vas appeler la police ? m'interroge encore la fillette, me fixant de ses yeux sombres.

— Non... non, pourquoi je le ferais ?

— Parce que ta sœur, elle fait peur. Si ça se trouve, elle va faire du mal à un autre enfant. »

Je secoue la tête.

« Elle ne fera de mal à personne, fais-moi confiance.

— Mais alors, pourquoi elle m'a enfermée, moi ?

— Je ne sais pas...

— Tu ne sais pas beaucoup de choses. »

Je me mords la lèvre. Je n'avais pas prévu de me faire attaquer par une gamine de neuf ans...

« Comment tu peux être sûr qu'elle ne fera de mal à personne ? »

Je ne réponds pas. Je n'ai rien à lui répondre.

« Tu sais, poursuit-elle face à mon silence, ça fait peur, là-dedans. Je suis contente que tu me ramènes chez moi. Mais quand j'étais là-bas, j'avais peur, répète-t-elle avec obstination. Je savais pas si j'allais ressortir. Je pensais à ma maman. Ta sœur, elle est bizarre. Elle essaie d'être gentille, mais elle voulait me faire du mal. Ça faisait peur, ça aussi. Qu'elle fasse la gentille alors qu'elle était méchante. »

Elle fixe le sol en prononçant ces mots. Sa voix ne tremble pas, n'exprime aucune émotion, mais ses mots, ses yeux baissés et son visage torturé traduisent sa douleur aussi bien que des larmes. Je voudrais la serrer dans mes bras, mais j'ai peur que ça l'effraie aussi. Alors qu'est-ce que je dois faire ? Elle finit par relever la tête vers moi.

« Tu vas faire quoi ? questionne-t-elle, comme une seconde chance.

— Je ne sais pas, avoué-je. Mais je l'empêcherai de... Elle ne fera plus de mal à personne. Je t'assure. »

La fillette se détourne et je ne sais plus quoi ajouter. J'ai envie de lui dire que Léonie aussi a souffert elle aussi quand elle était enfant, qu'elle souffre toujours, mais à quoi bon ? Je ne vais pas défendre ma sœur contre cette enfant, ça n'a aucun sens.

« Tu devrais appeler la police, se borne Laëtitia.

— Ne t'en fais pas. Tu viens ? On doit aller chez toi maintenant, il faut que tu rentres... Tu ne diras rien à personne, d'accord ? Tu ne parleras pas de nous ? »

Elle acquiesce et se remet en marche. J'ai l'impression d'entendre mon cœur battre dans le silence qui nous entoure. Dans quelques minutes, Laëtitia sonnera à sa porte et je m'éloignerai dans la nuit. Ses parents lui ouvriront, le ventre tordu par la crainte de voir des policiers, les mêmes policiers qui nous ont annoncé qu'ils avaient retrouvé Gabrielle – le corps de Gabrielle... Lorsqu'ils découvriront leur fille derrière la porte, leur cœur explosera de cette joie qui nous a été refusée. Avec un peu de chance, Léonie dormira toujours quand je me glisserai dans la cave et elle ne me soupçonnera pas de la disparition de Laëtitia. Avec un peu de chance...

Suis-je si habitué à ne pas avoir de chance ?

Toujours est-il que je suis à peine étonné quand une voix, un murmure, s'élève derrière nous alors que nous approchons de la maison des parents de Laëtitia.

« Théo... »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top