Chapitre 1 ~ La justice des Hommes

« Sélène Lemercier. »

La voix grave de Léonie résonne dans le silence du métro rennais. Un dimanche à vingt heures, les wagons sont presque déserts. Nous pourrions presque discuter à voix haute, mais je ne me sens pas en sécurité. L'homme plongé dans son téléphone, les deux fillettes qui se disputent sous les yeux agacés de leur père, la vieille femme dans un coin qui murmure pour elle-même, tous me semblent suspects, tous sont une menace.

« Parle moins fort.

— Comme tu veux, soupire ma sœur à côté de moi. Sélène Lemercier, quarante-sept ans, avocate, veuve de Karl Erinnern. C'est elle que nous allons voir.

— Qu'est-ce que tu lui veux ? »

Elle ne répond pas. Son silence me glace. Sélène Lemercier, c'est le nom que j'ai vu sur la liste.

« Léonie, ne me dis pas que... »

Les mots que je m'apprêtais à prononcer se coincent dans ma gorge. Trop brutaux, trop définitifs, trop absurdes. Ce sont des mots faits pour être dissimulés dans l'ombre des sous-entendus, pas pour éclater à la lumière.

« Pas que quoi ? demande pourtant Léonie.

— Ne me dis pas que tu veux... »

Ses yeux amusés se posent sur moi.

« Tu as peur des mots ? »

Bien sûr. Toute personne sensée a peur des mots. Ces mots-là sont des poisons, de ces poisons insidieux qui s'infiltrent dans vos veines et vous paralysent l'esprit. Ceux qui les prononcent sans crainte ne font que s'intoxiquer avidement.

« Réponds-moi.

— Qu'est-ce que tu veux savoir, Théo ? Si je veux tuer Sélène Lemercier ? »

Je parviens à hocher la tête. Elle appuie la sienne contre la vitre. Son visage s'est creusé aujourd'hui, ses traits sont alourdis par une lassitude qui n'était pas présente ce matin.

« Non, je ne veux pas. Mais... mais je dois le faire, tu comprends ? »

Le métro s'arrête à la station Charles de Gaulle. Je suis tenté de sortir en courant et de me rendre au premier commissariat que je trouverai. Je ne peux pas la laisser tuer quelqu'un, c'est complètement absurde... Et puis je me revois lui jurer que je ne l'abandonnerais pas. Je n'ai pas le droit de la trahir. Mais malgré tout...

Les portes se referment dans un claquement sec ; nous sommes seuls dans le métro, à présent. Le prochain arrêt est le nôtre. Les dés sont jetés, je ne peux plus fuir.

« Mais... pourquoi, Léonie ?

— Il faut rétablir l'équilibre. Tu le verras par toi-même.

— Je croyais que tu me dirais tout !

— Après.

— Léonie, on ne peut pas... »

Je m'interromps, faute de savoir quoi dire. Je ne peux rien faire maintenant, réalisé-je soudain. Je ne sais rien de ses plans. Est-ce qu'elle agit ainsi pour que je me retrouve coincé ? Peut-être. Mais je ne me laisserai pas avoir... Quand j'aurai compris, je pourrai agir.

Nous descendons à la station suivante. Je me laisse guider dans les rues de Rennes, perdu dans mes pensées. Je dois empêcher Léonie de commettre cet acte, mais comment ? Je ne comprends rien, je serais incapable de réussir...

« Léonie, explique-moi ! réclamé-je comme un enfant.

— Je vais le faire, assure-t-elle. Attends qu'on arrive. »

Nous marchons pendant une quinzaine de minutes, ce qui me laisse le temps de réfléchir à la situation. Il faut que je la convainque qu'elle ne doit pas faire ça. Et pour ça, je dois comprendre ses motivations... Oui. Il faut que je comprenne. Je ne peux rien faire avant.

Nous nous arrêtons finalement dans la rue Michel Colomb. Léonie ôte l'élastique qui maintenait ses boucles, les laissant tomber sur ses épaules. Avec ses vêtements noirs et ses cheveux sombres, elle se fond parfaitement dans la nuit. Seules ses prunelles se détachent de l'obscurité. Son corps tendu, à l'affût, m'évoque celui d'un chat.

Nous nous cachons dans le hall d'un immeuble en observant un homme composer le code d'entrée. De là, nous épions les allées et venues. Le quartier est calme, seuls de rares passants parcourent les rues. Puis je sens Léonie se tendre à côté de moi et l'angoisse me gagne.

Une femme vient de tourner le coin de la rue. Ses talons claquent sur le bitume. De taille moyenne, la démarche volontaire, les cheveux poivre et sel se balançant au rythme de ses pas, elle dégage une assurance impressionnante.

« C'est elle », m'informe Léonie dans un murmure.

Juste avant que Sélène Lemercier passe devant nous, elle quitte l'abri de l'immeuble, faisant sursauter l'avocate. Se reprenant, celle-ci tente de la contourner, mais Léonie se déplace pour l'empêcher de passer.

« Qu'est-ce que tu me veux ? lance la femme avec impatience.

— Discuter. Je me demandais comment vous avez fait pour être avocate. »

Sélène Lemercier hausse les sourcils.

« Drôle d'idée que de m'aborder à vingt-et-une heures quand je rentre chez moi, lâche-t-elle, une pointe de dédain dans la voix. Je ne suis pas disponible pour l'instant.

— Ce ne sera pas long. »

Sélène Lemercier la contourne et poursuit son chemin. Léonie la suit aussitôt et je m'élance derrière elles, le cœur battant à tout rompre. Tu dois empêcher ça. Tu dois faire quelque chose. Tu ne peux pas rester immobile. Mais qu'est-ce que je peux faire ?

« Eh bien, le premier conseil que je peux te donner, déclare froidement l'avocate, c'est de ne pas attendre les gens juste devant leur porte. C'est une atteinte à la vie privée.

— Il faut ne rien avoir à se reprocher, pour être avocat ?

— Évidemment. »

Malgré l'assurance de son assertion, la voix de Sélène Lemercier a tremblé.

« Votre mari était de cet avis, je suppose », lance Léonie dans son dos.

Elle n'a pas besoin d'élever la voix pour que ses paroles retentissent avec force. L'avocate, qui vient de tourner dans l'allée Mozart, s'immobilise.

« Qu'est-ce que mon mari vient faire là-dedans ? » questionne-t-elle dans un souffle.

Elle n'a plus rien de l'avocate hautaine et assurée. Elle se retourne, et derrière l'apparente impassibilité de ses traits, je devine les ombres qui la hantent.

Léonie s'avance vers Sélène Lemercier, qui recule vers le fond de l'allée. Je les rejoins sans détacher mon regard de ma sœur. Elle se meut avec une grâce féline, ses yeux ambrés fixés sur l'avocate comme un chat surveillant sa proie. Un chat puissant et dangereux, un fauve.

Je m'arrache à cette effrayante contemplation pour observer la rue. Où sont les passants que nous avons croisés tout à l'heure ? J'espère plus que tout que quelqu'un nous voie, qu'il appelle la police, qu'il détourne au moins l'attention de Léonie le temps que Sélène Lemercier puisse fuir. Mais l'avocate a mal choisi son adresse : l'allée Mozart est une impasse minuscule débouchant sur une rue peu fréquentée.

« Karl Errinern, susurre Léonie. Né en 1970. Marié à Sélène Lemercier en 1996. Mort en 2010.

— Eh bien ? demande son interlocutrice, tentant en vain de paraître assurée.

— Je connais son histoire. J'ai lu le témoignage de sa sœur, Katarina. » La voix de Léonie s'adoucit ; elle parle dans un murmure, ses yeux pâles fixés sur l'avocate immobile. « Un jour, son frère lui a rendu visite, il avait quelque chose de vital à lui confier. Elle a vu les bleus sur sa peau, compris les blessures de son être. Elle a eu du mal à croire que vous, cette avocate si respectable, vous aviez pu le détruire ainsi. En même temps, qui l'aurait soupçonné ? Ce n'est pas parce qu'on défend des crapules qu'on en est une, si ? »

Sélène Lemercier est pâle comme la morte qu'elle sera bientôt. Elle a cessé de reculer ; ses yeux noirs sont rivés sur Léonie qui s'approche d'un pas mesuré.

« Qui t'a raconté ces bêtises ? l'interroge-t-elle d'une voix chevrotante.

— Vous ne voulez pas le savoir.

— Si je te le demande... » insiste-t-elle.

Je lis dans ses traits creusés par l'angoisse, dans son regard fuyant qui parcourt la ruelle, qu'elle tente de gagner du temps, de la distraire avec ses questions. Mais c'est inutile, Léonie n'est pas de ces fauves aux pattes maladroites qui se referment sur le vide. Léonie est de ceux qui vous poursuivent avec acharnement et vous prennent dans les rets que tissent ses paroles, son assurance feinte, son regard intense.

« Quand vous le saurez, vous voudrez ne pas le savoir.

— Qu'est-ce que tu...

— Katarina a tenté d'aider son frère, de le convaincre de ne pas se laisser faire, de vous résister. Mais après treize ans de mariage, treize ans de souffrance et de silence, vous le dominiez totalement, n'est-ce pas ? Totalement. »

Léonie fait un pas vers Sélène Lemercier, qui ne bouge toujours pas, comme hypnotisée.

« Il ne pensait rien pouvoir contre vous. Mais sur l'insistance de sa sœur, il a essayé de se révolter. Il s'est peu à peu arraché à votre emprise. Et un jour, il a réussi, pas vrai ? Il s'est libéré de vous. Il a dit à Katarina qu'il avait demandé le divorce. »

Elle avance encore vers l'avocate, qui a un mouvement de recul instinctif. Je m'approche également, fasciné, et elle me voit malgré la discrétion dont je tente de faire preuve. Ses pupilles sombres m'appellent à l'aide.

Léonie s'approche encore. Elle n'est plus qu'à un mètre de Sélène Lemercier.

« Le lendemain, il était mort. »

Sa voix est un souffle.

« Je n'ai rien... je...

— Vous l'avez tué. Vous avez tué Karl Errinern. »

Avec des gestes lents, elle tire de son sac un dessin, celui qu'elle esquissait hier.

« Regardez-le. Regardez-le dans les yeux. Affrontez sa mort. Vous l'avez tué. »

Sélène Lemercier ne cherche plus à démentir. Elle fixe le portrait comme s'il allait la sauver. Mais rien ne la sauvera.

Léonie avance encore. Elle pointe un couteau devant elle, à la hauteur de son ventre, et je me demande pourquoi l'avocate ne tente rien. Pourquoi elle ne fuit pas.

« Vous êtes croyante ? Si vous regrettez sincèrement, vous le reverrez peut-être. »

Le couteau avance encore. Encore. Encore. Puis une dernière poussée, brusque, à peine contrôlée, le projette contre le ventre de l'avocate.

Sélène Lemercier s'effondre dans les bras de ma sœur, la tête contre le dessin de son mari. Ses membres s'agitent, sa bouche s'entrouvre et elle ne parvient pas à dire quoi que ce soit. Je veux détourner les yeux mais j'en suis incapable, elle me fascine, son corps secoué de convulsions, ses yeux noirs rivés sur Léonie, son regard animé d'une lueur que je ne comprends pas, son regard incroyablement vivant... Puis, après je ne sais combien de temps, elle s'immobilise.

Léonie recule d'un pas, le visage figé dans une expression innommable. Le corps de Sélène Lemercier s'effondre sur le sol.

« Je suis désolée », chuchote Léonie, mais je ne sais pas à qui elle s'adresse.

Le sang de la femme forme une flaque écarlate qui s'étend et s'étend sur le bitume. Le portrait de Karl Errinern tombe et se teinte de rouge. Et moi je regarde le sang qui goutte sur le sol, comme les larmes de Léonie les nuits de cauchemars, je regarde le sang et rien n'a plus de sens, je regarde le sang et il recouvre tout, le présent, le passé, le futur, le souvenir du rire de ma sœur, la douceur de sa peau et ses grands yeux inquiets.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top