Je regarde la voiture s'engager dans mon allée. Je la reconnais bien, Hector et Antigone la prenaient tous les jours pour venir m'aider ici.

Je savais qu'elle viendrait. Elle a toujours été comme ça, Antigone. Une battante, curieuse, impulsive. M'étonnerait pas qu'elle ait tout plaqué pour lever le voile sur ces mystères.

Elle bondit hors de sa voiture, m'adresse un bonjour sec et impatient, ne tient pas en place.

Je rentre à l'intérieur en lui faisant signe de me suivre, pas assez vite à son goût je pense, car elle me double. Mon pas claudiquant résonne dans l'étroit couloir. Ma canne me précède partout où je vais, à seulement quarante ans : c'est ce que j'ai récolté ce terrible soir, le 19 juillet 1999.

Elle s'est assise à ma table, n'attendant pas mon arrivée pour nous servir à boire.

- Alors ? m'interroge-t-elle.

Je lui lance une petite enveloppe de papier kraft, ornée d'algues et de dessins de baleine.

Elle l'ouvre avec empressement, la déchirant un peu sur les bords.

Ses yeux s'ouvrent de plus en plus au fur et à mesure de sa lecture, quelques larmes coulent. Elle me jette un regard perdu, à la fin de sa lecture.

Je sais que ce ne doit pas être facile pour elle.

- Raconte moi, comment avez-vous réellement sauvé cette baleine, Rosmerta, ce soir là ? Son "propriétaire" ne vous l'a pas cédé comme ça, même si vous avez toujours voulu me le faire croire.

Je suis impatiente de connaitre la vraie version de cette histoire. Nous avons pu soigner Rosmerta, la remettre en liberté grâce à ces deux zigotos, mais la disparition d'Hector et son absence depuis pourrait être le fait de ce... Luke Lamberge, homme d'affaire, trader, et coupable de séquestration de baleine.

Ses lèvres tremblent, sa voix aussi. Se souvenir d'Hector est donc toujours aussi dur, pour elle.

- Nous... avec l'aide de Louis, son meilleur ami, qui possédait un camion... il travaillait au seaquarium de Paris... on l'avait fait entrer sur la propriété... Lamberge était censé être de sortie...

Le récit, entrecoupé de sanglots, de reniflements et ponctué de toux éparses, prend forme devant mes yeux. J'entrevois enfin le tableau dans son entièreté...

- On l'a transportée avec les sangles qu'il avait piqué... c'était encore un bébé... elle se transportait facilement... Mais Lamberge est revenu plus tôt que prévu... il nous a aperçu nous enfuir... la plaque d'immatriculation... j'avais demandé à Louis de me dénoncer, Hector en a fait de même... mais il n'y a pas eut de plainte... deux jours plus tard, Louis changeait de métier et déménageait en Suède... et la semaine d'après... Hector disparaissait en mer...

Elle releva ses yeux implorants vers moi.

- Lo, dit-moi qu'il est en vie...

La lettre était troublante. Peut-être était-ce une blague, quelqu'un aurait trouvé la photo chez Hector. Quelqu'un aurait admirablement bien recopié son écriture. Quelqu'un de malveillant.

Mais nous voulions croire. Nous avions assez souffert.

Ma chère Antigone,

Tout d'abord, PARDON. ( avec des majuscules parce que tu les mérites. )

Je suis mort en mer ?

En tout cas, tu peux dire merci aux baleines.

Je serais vivant dans trois ans.
J'espère que tu recevras ma lettre.
Je nous ai dessinés ! ( tu peux dire que je dessine mal par pure mesquinerie si tu veux, je ne m'en offusquerai pas. )
La photo est pour toi. Il faut bien que tu me croie...

J'attendrais là ou je suis mort.

Avec tout mon amo...

Le reste de la lettre était illisible, l'eau ayant attaqué le papier.

Antigone relut la lettre, grogna de rage.

- Il en pouvait pas être plus précis, cet idiot ? Si c'est bien lui...

Elle se précipita dans mes bras.

- Lo, j'ai peur d'espérer... mon coeur se gonfle de bonheur à l'idée de le retrouver, mais si c'était autre chose ? Une blague, un piège pour prouver ma culpabilité...

Je lui tapotais le dos maladroitement.

- Dans deux jours, nous serons le 19 juillet... murmurais-je. Voudras-tu y aller ? Si c'est trop dur pour toi, je peux...

- Hors de question. J'irais.

Une détermination nouvelle brillait dans ses yeux. Elle soulèverait des baleines, la mer même si en faisant ça, elle avait une chance de le retrouver.

Les deux jours passèrent à toute vitesse. Le temps de préparer mon bateau, de se reposer, de discuter un peu et nous étions déjà le matin du départ.

Nous respections les mêmes action qu'il y a trois ans. Peut-être pour se porter bonheur, ou pour conjurer le mauvais sort.

Nous prenons la mer. Le vent est calme, l'air doux. La brise matinale nous réveille pour de bon.

Je sens la tension d'Antigone de l'autre bout du pont.

Sans bruit, nous naviguons toute la journée. Il fallait que nous relâchons Rosmerta à un endroit où personne ne pourrait la trouver, ou elle serait confondue dans la masse des baleines qui migraient à cette période de l'année.

Enfin, le soir tombe. La chaleur nous quitte, mais c'est le signe que nous arrivons bientôt.

Antigone se précipite vers moi. Le brouillard s'est levé.

- Je crois que j'aperçois une silhouette de bateau, me murmure-t-elle, presque effrayée.