CHAPITRE 2
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EICV (Espèce identifiée comme vagabonde) N°0582: Spécimen de classe inférieure. Il s'agit d'une créature à plusieurs bras, difforme. Elle ne parle pas. Certains spécialistes affirment l'entendre pleurer (information à confirmer). Elle est d'apparence globale, laide et grotesque. Deux yeux globuleux ornent son crâne. Sa bouche sécrète constamment une substance non identifiée.
Niveau de danger nul.
Au matin, les secousses d'Esmee me réveillèrent d'une courte nuit cauchemardesque. Elle suait à flot, mais je ne comprenais pas encore pourquoi. Mes oreilles à moitié bouchées avaient, elles aussi, du mal à suivre le rythme.
« Ils...cherchent...dépêche...vite »
L'urgence de sa voix m'alarma. Je me frottais la paupière. Elle se redressa et m'aida à me lever à mon tour. Je bâillais sans savoir ce qu'elle essayait désespérément de me dire. Les sons stridents des barreaux me rappelèrent à l'ordre.
« Esclave HU-0843, présente-toi immédiatement. »
En entendant mon identifiant de marchandises, je m'avançais pendant que mes yeux s'habituaient doucement à la lumière artificielle des lieux. L'homme me dévisagea un moment avant de déverrouiller la cellule.
« C'est toi ? » Il jeta un œil derrière lui. Les autres hochaient avec certitude leur tête pour confirmer ses soupçons. Elles étaient comme ça pour éviter une punition cruelle et inutile. Nous jouissions toutes d'une amitié sincère. Quand personne ne regardait, le plus souvent le soir, quand les employés n'avaient pas d'énergie pour vérifier si nous dormions vraiment, nous agissions différemment.
Ils nous considéraient déjà comme une marchandise à débarrasser le plus vite possible. Ils nous pensaient incapables de réfléchir par nous-mêmes. Mais en secret, nous avions fait l'interdit. Nous nous étions donnés des prénoms comme ceux qui avaient une liberté à chérir. L'homme barbu et au regard fermé me saisit le bras. Je ne me débattais pas. La fatigue mêlée à mon manque de sommeil me fatiguait. Que me resterait-il après le départ d'Esmee ? Plus grand chose à part un désespoir qui me tuerait un jour. Je croisais la silhouette de mon amie. Elle mimait des mots avec sa bouche. Je ne l'écoutais même plus, puisque mon bourreau m'emmenait déjà vers l'allée sombre du domaine.
Dans un couloir aux murs tachés de grasse et noircis par l'humidité, je prenais conscience de la condition dans laquelle je me trouvais. Je clignais plusieurs fois les yeux. Mon corps commençait à s'agiter. L'homme n'hésita pas et plaqua une main contre mon cou. Je restais figé dans une posture vulnérable. Il avait une peau grise et un nez béant qui me répugnait quand il me rapprocha de lui. La faible odeur de pourriture me rendait malade. Je retenais ma nausée qui devenait insupportable. Quelque chose de dur m'enroula la peau. L'enclave à mon cou me bloquait partiellement la respiration. Un collier qui empêchait les esclaves de s'enfuir. Il y a un mois, une esclave se débattait jusqu'au bout. Le collier resserrait le peu de peau qui lui restait encore. Elle gisait sur le sol pendant que son cou s'étirait dans des démesures qui nous surprenaient toutes. Elle succomba à la torture et mourut seule. Nous étions là, à la regarder pousser un dernier souffle avant de s'éteindre.
Je restais donc calme, craignant les retombées. Le trajet se fit en silence. Il m'emmena dans un long couloir aux lustres d'antan. L'obscurité des lieux me rendait angoissée. Le simple grésillement d'une ampoule me fit sursauter. Il accéléra le pas. J'avais déjà du mal à le suivre. C'était désormais impossible de rester à côté de lui. La lourdeur de ses pas résonnait dans mes oreilles. Il s'arrêtait au bout d'un couloir dont les portes étaient entourées de petites ampoules d'une forme ovale. Il inséra une clé tout en gardant un œil sur moi.
La porte donna sur une spacieuse chambre illuminée par quelques points de lumineux. Avant que je puisse protester, il me bouscula sur un parquet bien plus luxueux que ma cellule. Je comprenais trop tard. Je me redressais, une main tendue vers la porte. J'assistais, impuissante, à son ombre qui s'effaçait dans l'embrasure. Il verrouilla l'entrée dans un claquement sinistre.
Il n'y avait personne, pas même un gobelin planqué derrière un mur pour me surveiller. Je scannais la chambre d'un œil minutieux. Quelqu'un pourrait toujours surgir de nulle part et me rappeler à l'ordre.
Je tentais de tenir sur mes deux pieds, mais le stress m'empêchait d'avancer. Je restais là dans une naïveté qui rendait l'action impossible.
La porte émit un fracas qui me fit sursauter.
Quelqu'un était sur le point de rentrer. Je regardais autour de moi à la recherche d'une échappatoire, d'un moyen de me sortir de cette situation.
Mon cœur explosa dans ma poitrine.
Mes doigts se crispaient, mes ongles cherchaient un point d'encrage. La bouffée de chaleur qui remontait par mon cou me rendait folle.
Je devais m'enfuir. Je n'avais plus beaucoup de temps. Dans un claquement assourdissant, la poignée se tourna. C'était déjà trop tard. Plusieurs ombres émergèrent dans la chambre. Je retenais mon cri. Leurs corps déformés émettaient des bruits étranges. Je reconnaissais des larves géantes et quelques ghoules aux cavités vides. Leurs peaux étaient rugueuses. Je m'attardais sur leur doigt dont la longueur m'avait semblé excessive.
Je reculais, sur le bois ciré. L'effroi se mêlait à la curiosité. Ils n'avaient pas l'air dangereux. Leurs intentions, elles, m'étaient inconnues.
Ils m'entourèrent sans que je sois assez rapide pour me dégager de la situation qui s'envenimait dans l'inconnu. Ils ouvraient leur cavité vocale, pour certains, elles se situaient à des endroits incongrus. Leur langue m'était inconnue. Je devinais cependant l'intérêt qu'ils me témoignaient de leur regard mystérieux.
L'anxiété aurait pu me faire pleurer. Je détestais succomber au supplice que représentaient déjà pour moi mes larmes. Le son de l'éclatement de leur membre qui se contracte me donnait l'envie de partir le plus loin possible. Je résistais aux voix dans ma tête. Si je tentais quelque chose, allaient-ils me tuer ? Le risque à prendre me coûterait peut-être la vie.
Une créature aux ailes de chauve souris se rapprocha de moi plus que les autres. Deux grosses bulles de liquide jauni lui servaient d'yeux. J'ignorais quelle était son espèce. J'en connaissais assez peu. Esmee me disait que cet endroit accueillait surtout des mentas, d'autres créatures et quelques sans noms. Les monstres que j'avais rencontrés jusqu'ici se ressemblaient tous, présentaient des corps similaires et difformes. Ils sentaient la mort. Il n'y avait qu'Esmee dont l'odeur était agréable.
« Préparez-la pour ce soir. »
Contrairement aux autres, elle parlait une dialectique, une vieille langue commune que ma mère m'avait apprise. Je protestais intérieurement contre l'ordre qui venait d'être lancé par cette créature. Avant que je ne puisse le faire, elle dégagea l'une de ses nombreuses pattes qui s'était incrustée dans le sol. Elle s'éloignait sans me regarder.
Je jetai mon dévolu sur les créatures qui rampaient désormais loin de moi. Une agitation qui m'était inconnue plomba l'air. Ils fouillaient les tiroirs spacieux d'une façon très ordonnée. Les somptueuses robes et ensembles qui défilaient devant moi me surprenaient autant qu'elles me mettaient mal à l'aise. Je profitais de la distraction engendrée pour traîner vers la porte. Je tremblais avec un besoin irrésistible de pleurer, de tout relâcher. J'atteignais l'embrasure que j'agrippai de toutes mes forces.
Le temps que je réalise fut court, trop court pour que je comprenne ce qu'il se passe. Ma main commença à piquer. Je clignais les yeux. Ma peau était transpercée d'aiguilles. Elles entraient pour la plupart par le dos de ma main. Les bouts aiguisés sortaient par ma paume. Je hurlais d'agonie.
Les voix s'élevaient, brouillées par ma douleur.
« — N'abîme pas la marchandise ! Hurla une voix rouillée.
— Elle allait s'enfuir, qu'est-ce que j'étais censé faire ?
Mon bras convulsait et le sang chaud s'écoulait à flot le long de mon bras, tachant au passage mes vêtements. La douleur devenait insupportable. Je ne pensais qu'à arrêter les sensations qui me dévoraient de l'intérieur. Mon corps se plaquait à nouveau contre l'habituelle froideur. Je tenais mon poignet pour me soulager du mieux que je pouvais. C'était inutile. Mes cris s'éternisaient, devenaient dépourvues d'humanité. La douleur me rendait folle. Je ne parvenais même plus à respirer. Je ne distinguais plus si mes larmes avaient déjà coulé ou si j'étais resté assez forte pour résister. Je comprenais que j'y avais succombé lorsque ma vue se teinta de rouge.
— Fais la taire ! Ordonna une voix si aiguë que de plus près, mes oreilles saigneraient sans doute. »
Une figure grotesque se pencha au-dessus de ma tête. Les griffes crochues qui agrippaient ma nuque s'incrustèrent dans ma peau. Ils m'injectaient quelque chose qui me consumait les veines. Ma voix se brisait alors que mes paupières devenaient plus lourdes. Je m'effondrais avec la lourde sensation que mon corps n'était plus qu'un objet maniable à leur guise.
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À mon réveil, je ne reconnaissais plus mon environnement. Ma main ne m'arrachait plus des gémissements de douleur. Je ne la sentais plus du tout, craignant qu'il l'ait coupée. À mon grand soulagement, ce n'était pas le cas. Elle était intacte, recouverte d'un bandage, mais entière. Je tâtais tout ce qui se trouvait à ma portée. Des chaînes entravaient les membres de mon corps. Quelque chose de nouveau collait à ma peau ; une matière douce. Jamais, je n'avais porté quelque chose d'aussi agréable. Je repérais des barreaux autour de moi. Je respirais à peine entre ces quatre murs de métal. La peur se fraya un chemin à côté de la curiosité. Je ne pensais qu'à la soirée d'hier. La nuit où ces hommes s'étaient introduits dans l'abîme du marché aux esclaves. Je me souvenais de leur parole. La vente aux enchères dont personne n'était au courant. Je passais une main sur mon cou. J'étais toujours enchaînée. Quelque chose d'autre attirait mon attention. Mes boucles avaient disparu. J'aimais les sentir contre mes bras. Je devinais avec effroi qu'elles n'arrivaient plus qu'à ma clavicule. Mes mèches étaient plus ordonnées. Je me recroquevillais dans un coin, les mains autour de mes jambes. La peur s'engouffra dans mon corps pour me faire trembler.
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