Les lamentations des baleines

    J'émerge des profondeurs et crève la surface pour m'élancer élégamment au-dessus de l'océan. Une brise m'accueille et m'enveloppe d'une tendre accolade. Mes nageoires effleurent la surface tandis que je distingue la silhouette de mon baleineau à mes cotés. Nous plongeons dans les eaux en un geste familier et accordé. Nous retrouvons alors notre aisance habituelle dans les profondeurs. La lumière y est faible et tamisée, mais je perçois parfaitement ce qu'il y a autour de moi. Nous progressons à travers l'océan, tandis que le soleil entame son ascension dans le ciel auréolé de vives couleurs. Mon baleineau me suit avec une facilité qui m'attendrit. Il me donne un coup de nageoire et exécute devant moi des pirouettes dans cette immensité céruléenne. Je regarde son corps noir et blanc se mouvoir dans les eaux avec agilité et flegme.

    Je m'élance vers lui avec amusement. Je lui fais signe de me suivre alors que je jaillis à la surface. L'air frais me saisit. J'entends l'eau qui se scinde et comprends que mon petit s'élance à mes cotés. Nous nous jetons simultanément dans l'océan dans une explosion d'écumes blanche. J'aimerais que ces instants passés en sa compagnie durent une éternité, mais je sais au fond de moi qu'il devra me quitter tôt ou tard. Mon coeur fond d'amour lorsque nous poursuivons nos sauts, qui semblent presque toucher le ciel. J'exulte. Nos silhouettes frappent la surface, paraissent crever le ciel et plongent dans les profondeurs sombres mais familières, au rythme des minutes qui s'égrainent.

    C'est alors que j'entends nos semblables. Un cri s'élève au loin et arrive jusqu'à nous. Un cri qui mêle détresse et souffrance. Un cri qui me transperce. Je m'immobilise. Les hommes sont de retour. Je dois protéger mon petit. Je dois l'emmener en lieu sûr. Mon baleineau me scrute, il ne comprend pas ce qu'il se trame. Je l'entoure avec mes longues nageoires et l'entraine à toute vitesse. Un nouveau cri déchire l'océan. Je tente de repousser la compassion douloureuse qui m'attrape. J'aimerais aider cette baleine en détresse, mais je ne peux pas.

    Nous filons à travers les eaux, à l'opposé d'où proviennent les cris. Je m'arrête un instant et capte les ondes parvenant de mes semblables. Je n'entends plus rien. Les humains sont-ils partis ? Je continue malgré tout. Mon petit commence à fatiguer, je le sens. Je lui donne une poussée du bout de la nageoire pour le motiver à avancer. Il laisse échapper un grognement plaintif, mais nous ne devons pas nous arrêter. Les humains parcourent parfois des kilomètres pour nous trouver. Nous devons nous éloigner, le plus loin possible, le plus vite possible.

    Je reprends espoir. Je crois qu'ils ne sont plus là. Je ne capte plus rien.
    Puis, je les aperçois. Leur bateau se rue vers nous. Mon coeur s'affole. J'entraine mon petit avec détresse. Il s'élance devant moi. Je cherche en moi la force qui me pousse à nager plus rapidement. Mes nageoires battent frénétiquement. La peur me vrille les entrailles.

    J'entends leur bateau. Ils se rapprochent. Toujours un peu plus.
    Comment font-ils pour être aussi rapides ?
    Je gémis.
    Je ne veux pas que mon petit tombe entre leurs griffes.
    Jamais, je ne le permettrais.

    Quelque chose crève la surface et file dans les profondeurs. Je le sens m'effleurer une nageoire. Ma chair est mordue. Du sang suinte. Qu'importe, je redouble d'efforts. Mon petit semble faiblir devant moi. J'accélère pour le pousser. Il m'accorde un regard apeuré. Il se demande comment on va s'en sortir. Je ne peux pas répondre. Pas encore. De nouveau, un objet entre dans l'océan. Je prie pour qu'il rate sa cible, mais je sais que c'est faux. Je le sais parce que je sens une lame pointue me transpercer le dos.

    Je ne peux plus continuer, bien que j'essaye. Mes os dorsaux semblent se briser à chaque instant. Les filets se déploient autour de moi. Ils se referment contre ma peau, ils me rendent prisonnière, je ne peux plus avancer. Mon baleineau se retourne en entendant ma plainte. Il se fige, son regard est profondément terrifié. Il pousse un gémissement d'effroi, auquel je réponds par un geignement sourd. Le sang se répand autour de moi telle une aura brumeuse et ensanglantée. La douleur s'accroît au rythme des secondes.

    Mon petit revient vers moi, ses petites dents agrippent le filet pour essayer de m'en libérer. Il tire, encore et encore. Mais ce n'est pas suffisant. Je le repousse avec une tristesse douloureuse. Il ne comprend pas pourquoi et gémit. Je lâche un cri qui lui ordonne de s'enfuir. Il ne veut pas. Son regard se plante dans le mien pour me demander de venir. Mais j'en suis incapable. Il se frotte contre moi à travers le filet qui se resserre contre mon corps.

    J'essaye de savourer une dernière fois son contact doux et affectueux. L'angoisse me saisit les tripes et je ressens une peur immense. C'est alors que ma prison de corde me tire vers la surface, elle essaye de m'arracher à mon foyer, à mon petit. Je me débats avec frénésie, avec la violence du désespoir qui m'érafle la peau. Le sang suinte de tous les cotés. Des volutes écarlates s'épanchent dans les eaux.

    Mon regard se tourne vers mon petit qui essaye de m'aider ; mais il est impuissant. Je lui hurle de fuir. De partir. De sauver sa peau. Je le vois refuser. Mon coeur cogne dans mon poitrail, il cogne aussi fort que la colère me submerge. J'ouvre la gueule et plante férocement mes dents dans les filets. Malgré toute la volonté et la rage que je peux y mettre, je sais à quel point c'est vain et inutile. Mes dents sont petites et effilées, destinées à manger de petits poissons. Je m'écorche les lèvres et desserre mes mâchoires de la corde. Un désarroi irrépressible m'enveloppe.

    Mon baleineau reste collé à moi. Il ne veut pas me laisser, il ne veut pas m'abandonner. Son cri de détresse me donne envie d'hurler. Sa tête repose contre ma joue sanguinolente, tandis que mon corps est entrainé vers la surface. Les cordes se tendent contre ma chair qui est mordue, m'arrachant des gémissements. Mon petit s'agrippe au filet à l'aide de sa bouche. Nos regards se mêlent. La tristesse se reflète dans les lacs que sont nos yeux.

    Je n'ai pas envie de le laisser, je veux rester près de lui, je veux le protéger. La surface ondule au-dessus de moi puis je sens mon enveloppe charnelle qui la fissure. Je suis propulsée sur une surface dure et plane. Le bateau est gigantesque. La surface où je suis échouée est si grande... Je vois alors ces monstres qui m'entourent, leurs paroles me parviennent, indescriptibles et désagréables. Je les regarde avec une rage indéfinissable, puis ma nageoire se secoue dans tous les sens et les repousse en arrière brutalement. L'eau me manque déjà. Le soleil semble de plomb au-dessus de ma tête. Ses rayons brûlants se répercutent contre mon corps brillant.

    Je bouge frénétiquement. Ils essayent de m'atteindre mais je suis trop instable et je les renvoie constamment en arrière. C'est alors qu'une lame épaisse se plante sèchement dans ma joue. J'hurle, je pousse un cri qui emplit tout l'océan de ma douleur lancinante, le monde ne devient plus qu'un voile sombre autour de moi. Mon œil droit a été touché. Ma vision se brouille. Je lève mes nageoires, ma tête se soulève et frappe tout ce qu'il se trouve autour de moi. Le filet qui m'enveloppe me griffe férocement alors que je m'agite.

    La souffrance que j'éprouve me pousse à donner des coups brutaux et violents. Je sens des os se briser à certains moments sous mon poids, me faisant comprendre que j'ai frappé des humains. Leurs cris de douleur s'élèvent dans le silence ponctué du murmure de l'océan. C'est alors que j'entends mon petit. Il m'envoie des ondes de douleur. J'hurle pour lui répondre. Il me transmet alors son chagrin et sa souffrance. J'essaye de le rassurer, mais mon cri meurt dans ma gorge.

    Je suis glacée d'effroi. J'entends l'eau qui remue autour, mais pas de façon habituelle. C'était comme si un animal s'y débattait. Je cligne de l'œil qui me reste. J'essaye de voir, mais un voile obstrue ma vision. Je capte les ondes émanant de mon baleineau ; elles sont négatives et douloureuses. Des frissons remontent le long de mon échine. La peur me saisit. Je l'appelle, encore et encore. Il ne me répond que brièvement. Je veux l'aider. Je veux le protéger. Soudain, il pousse un long chant de souffrance qui transperce mon coeur.

    Les morceaux de mon coeur tombent en miettes dans ma cage thoracique. Une haine virulente m'attrape et m'oblige à réagir par une violence inouïe. Je tente de déchirer le filet, j'abats mes nageoires contre le bateau, mes mâchoires s'ouvrent et se referment pour pousser des hurlements en colère. Les humains se ruent alors vers moi. Une aiguille se plante dans ma chair. D'autres mordent ma peau en pluie. Quelque chose de malsain traverse mes veines. Je me débats, encore et encore. Je sens mes forces faiblir.

    Mon énergie semble se vider. Le sang s'écoule abondamment de mon enveloppe charnelle. Chaque goutte qui s'en échappe sont les instants de vie qui me sont arrachés. Mon corps est meurtri tandis que mon esprit se déchire comme mon coeur qui pleure. Je n'arrive plus à bouger. Je suis paralysée. Ma force s'est amenuisée. Je suis vide, plus rien ne vibre dans ma tête. J'étends mon ouïe pour capter mon petit. Mais je n'entends rien. Je ne discerne rien.

    Réponds-moi, mon petit. Réponds-moi.
    Je suis là, entendis-je alors faiblement. Je suis blessé. J'ai mal.
    Tout va s'arranger, mon petit. N'aie crainte, tout va s'arranger. Mais que valent mes paroles lorsque la mort nous guette ? Lorsque la fin rampe insidieusement vers nous, attendant le bon moment pour frapper ?
    Maman...

    Son geignement me déchire. Il résonne tout entier à travers moi. Il fait vibrer tout mon être et me brise. Je l'appelle à nouveau. Je lui demande de me répondre. Mais je ne perçois plus rien. J'attends. J'attends jusqu'à mon corps s'engourdisse. Les humains s'activent autour de moi. Je sens la Mort qui m'attend et m'appelle. Je lutte. J'arrache des secondes de vie à la Faucheuse.
    Quelque chose tombe à coté de moi. Ma vision m'empêche de savoir quoi, mais je sens sa peau délicate et lisse contre moi. Son petit corps est tiède, la chaleur quitte peu à peu son enveloppe charnelle.
    Mon petit ! compris-je, trop tard hélas.
    Il ne répond pas à mes cris douloureux. Je me frotte une dernière fois contre mon baleineau, contre son corps inerte et sans vie qui gît à mes cotés.
    Puis, j'arrête de lutter.
    L'air que j'expulse de mes poumons ne reviendra pas.
    Mon œil se referme doucement. Mon coeur cesse de battre.
    Je m'extirpe de mon enveloppe charnelle. Mon âme se soulève et s'élève dans le ciel immaculé. Je regarde une dernière fois ce qui ont été mon corps et celui de mon petit. Puis, je m'élance dans la voûte céleste. Une silhouette floue m'attend. Son chant joyeux me parvient et m'attendrit. Nous nous mettons à nager dans les cieux purs et nébuleux.
    Dans le silence, nous rejoignons les défunts qui nous accueillent d'un chant miséricordieux et empreint d'harmonie. Nous sommes débarrassés de nos souffrances pour l'éternité, néanmoins je ne peux m'empêcher de ressentir une vive rancoeur. Mon petit me pousse avec amusement, et je m'arrache à mes sombres émotions. Nous brillons dans la toison argentée, aux cotés de ceux qui, comme nous, ont subi la cruauté des Hommes.

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J'espère que cela vous a plu! Comme vous avez pu le voir, j'ai préféré faire une fin un peu moins triste qu'elle n'aurait du :c et j'ai écrit d'une façon un peu différente de d'habitude, je voulais tester pour voir ce que ça donnerait. En plus, j'ai pas l'habitude d'écrire au Je et au présent.
Enfin voili voilou, n'hésitez pas à partager votre avis. A plus x3

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