Chapitre 7

*AVANT*

- Les pouvoirs du Suprême sont infinis. La supériorité du Suprême est affirmée. L'héritage du Suprême est assuré.

D'une seule voix, le public reprend :

- L'héritage du Suprême est assuré.

Le Doyen, debout sur son perchoir, observe l'assemblée amassée dans la Chapelle. Il y a là près de deux cent personnes, soit la totalité de la communauté d'Asthall. Toutes sont réunies dans un seul but : la Cérémonie de la Naissance.

La Cérémonie de notre naissance, à Alec et moi.

- Aujourd'hui, nous célébrons ce qui ne se célèbre qu'une fois par an : l'anniversaire du jour où le Suprême, dans sa grande bonté, nous a fait don de ses messagers célestes.

Presque aussitôt, tout l'auditoire reprend à l'unisson :

- Dans sa grande bonté.

Debout derrière le grand rideau noir qui nous cache aux yeux du public, je jette un coup d'œil inquiet à Alec. Il me renvoie un regard qui se veut rassurant, mais je ne passe pas à côté de ses mains qui tremblent légèrement, ni des onze cicatrices sur ses bras nus. Machinalement, j'effleure de l'index mes propres marques.

Ce soir, une nouvelle les rejoindra.

Soudain, le rideau s'écarte, nous dévoilant à la communauté d'Asthall. J'entends à peine le Doyen annoncer notre apparition tandis que j'emboîte le pas à Alec sur le devant de la scène.

Applaudissements. Étoiles dans les yeux. Cris de joie. Lumières vives. Notre arrivée transforme le public en foule en délire. Impassibles, le menton haut - ainsi que l'on nous l'a appris - nous rejoignons le Doyen au milieu de l'estrade. Dans l'assistance, ceux qui ont la chance d'être aux premières loges tendent les bras pour avoir l'honneur d'être touchés par les Jumeaux Winston.

- Mes frères, mes soeurs ! lance le Doyen, contrôlant tant bien que mal l'euphorie générale. Ce soir, nous célébrons la confiance que le Suprême à placée en nous, en nous confiant ses messagers !

Je sens quelque chose heurter mon dos, et levant les yeux vers Alec, je comprends que c'est lui qui m'a donné un coup de coude.

- Regarde-les, ne fixe pas le sol, me murmure-t-il.

J'inspire doucement tout en redressant la tête.

- Aujourd'hui, nous allons le remercier pour ce cadeau, poursuit le Doyen.

Ça y est, c'est le moment, celui qui arrive chaque année depuis ma naissance et que je ne peux m'empêcher de redouter. Je tressaille, et jette un regard désespéré à Alec qui comprend le message. Il s'avance en premier, comme il le fait à chaque fois... pour me montrer qu'il n'y a rien à craindre.

- Jumeau, commence le Doyen d'une voix solennelle. Me permets-tu de rendre grâce à ton créateur le Suprême, de par le sang qui coule dans tes veines ?

- Oui.

Aucune hésitation dans la voix d'Alec. Sans manifester une once de peur, il tend le bras devant lui.

Il n'y a plus aucun bruit dans la Chapelle. Toute la communauté d'Asthall s'est tue, les yeux rivés sur la cérémonie qui se déroule devant eux. On n'entend plus que la respiration d'Alec qui s'accélère alors que le Doyen approche le couteau de son bras.

- Suprême, accepte cette preuve de foi ! scande-t-il. De par ce couteau, je te rends une infime partie du cadeau que tu as fait à Asthall il y a aujourd'hui douze ans.

La lame se pose sur le bras d'Alec, et creuse un fin sillon rouge près des onze autres cicatrices. Figée, j'observe le sang de mon frère serpenter le long de son bras et s'écraser au sol en dizaines de petites gouttes pourpres. Bientôt, ce sera mon bras qui sera sous cette lame.

Bientôt, une douzième marque ornera ma peau, telle une preuve éternelle et indélébile de la foi du Doyen et d'Asthall en le culte du Suprême.

***

- Cette époque me manque tellement. J'étais tellement fière de vous deux quand je vous voyais sur cette estrade !

Saddy soupire d'un air nostalgique en finissant sa phrase. Au même moment, je secoue la tête, pour chasser les dernières bribes de réminiscences provoquées par la vue de la Chapelle. Sans grand succès.

Tu gères, Sarah.

Inspiration, expiration.

- Vous étiez si beaux, dans vos costumes de cérémonie, continue de déblatérer Saddy à ma droite. J'en cousais des nouveaux chaque année !

- Tout ça pour qu'ils finissent tachés de sang au bout de la première utilisation.

Je ne sais pas moi-même si ma voix est froide ou ironique. Sans doute un peu des deux. Mais quoi qu'il en soit, Saddy ne vois en ma réponse qu'une innocente remarque.

- Cela en valait la peine. Cette cérémonie était magnifique. Je me sentais si proche du Suprême lors des offrandes !

Sa voix est rêveuse, nostalgique d'une époque qui ne signifie que douleur pour moi. Je serre les poings pour résister à la vague d'émotions qui menace de me submerger.

Tu es forte, Sarah.

Les offrandes... notre sang coulant sur le plancher de l'estrade. A l'intention du Suprême, cette soi-disant divinité qu'ils n'avaient de cesse de considérer comme mon créateur. Notre créateur, à Alec et moi.

Je ne me sens pas divine. Je ne me sens pas supérieure. Je n'ai pas l'impression d'être la messagère de qui que ce soit, et encore moins d'une divinité vénérée par l'espèce de communauté sectaire dans laquelle j'ai grandi.

Je ne porte pas en moi la parole sacrée du Suprême.

Je ne suis pas celle qu'ils croient que je suis. Ni celle qu'ils voulaient que je sois.

Alec ne l'était pas non plus. Mais lui, il le disait et l'assumait haut et fort.

Mon regard se pose à nouveau sur l'estrade, et sur l'autel posé dessus. Et soudain, mon cœur se serre, et tout mon corps est parcouru d'un spasme violent.

À quel prix, Alec ?

***

Presque deux heures se sont écoulées depuis que j'ai quitté la Chapelle en trombe. J'ai entendu Saddy m'appeler d'une voix interloquée tandis que je tournais les talons sans prévenir. Je ne me suis pas retournée. Je n'avais pas la force de rester plus longtemps à l'intérieur d'un endroit comme celui-ci.

Alors je suis là, assise sur ce rocher au bord de la rivière, ce même rocher où Alec aimait se jucher dès qu'il en avait l'occasion.

Et, après avoir vérifié les environs, je profite de ma solitude pour sortir la lettre de mon sac. C'est presque une envie irrésistible ; j'ai besoin de la lire, encore et encore, pour me rappeler que je suis ici avec un but et que je dois y parvenir. Que je ne dois pas abandonner.

Que j'ai quelqu'un à sauver.

Inspiration, expiration.

Et je commence, pour la centième fois au moins, ma lecture.

« Chère madame Sarah Winston,

Je m'appelle Liam, et j'ai dix ans... »

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