Chapitre 4

*AVANT*

- Alec, reviens !

Alec, qui est déjà presque dix mètres devant moi, se retourne avec une moue exaspérée.

- T'as qu'à courir plus vite.

- Mais j'y arrive pas !

Il souffle, agacé, mais avant qu'il ne puisse me rétorquer une quelconque méchanceté fraternelle, des pas résonnent dans un couloir non loin de nous. Nous échangeons un regard paniqué, avant que mon frère ne me rejoigne et ne nous emmène dans une pièce vide en fermant la porte. Juste à temps.

- Sarah ? Alec ? lance une voix féminine que je reconnais aussitôt.

Je lâche un soupir, soulagée.

- Ce n'est que Saddy.

Alec me fusille du regard.

- Et alors ? Elle est comme les autres. Si elle nous voit ici, elle nous dénoncera.

Je peste à voix basse et colle mon œil contre la serrure.

- Je sais que vous êtes là ! crie Saddy en passant devant notre cachette.

Je retiens mon souffle, et sens Alec faire de même près de moi, alors que la vieille femme n'est qu'à quelques mètres à peine de nous.

Elle ne peut pas nous voir. Elle ne nous a pas vus entrer.

Mais, comme mue par un instinct indéfinissable, elle se tourne soudain vers la porte et actionne la poignée. La lumière du couloir se déverse dans la petite pièce où Alec et moi nous sommes réfugiés. La silhouette de Saddy s'encadre sur le seuil, les poings sur les hanches.

- Vous voilà ! lance-t-elle d'une voix sévère. Vous êtes censés être à la Chapelle. Je vais devoir vous dénoncer au Doyen.

« Je vais devoir vous dénoncer au Doyen. »

Je me sens devenir blanche quand j'entends cette phrase. À côté de moi, Alec se crispe, et je le sens se décaler légèrement pour se poster devant moi, en une vaine tentative de protection.

« Je vais devoir vous dénoncer au Doyen. »

Mes jambes se mettent à trembler, et je m'appuie sur l'épaule d'Alec pour ne pas tomber à terre. Le Doyen. Je ne veux pas aller voir le Doyen.

Rien que son nom me donne envie de vomir d'angoisse.

- Saddy... balbutié-je. Saddy, s'il te plaît, on va retourner à la Chapelle, on...

Saddy fronce les sourcils et me scrute de ses deux yeux bleus translucides.

- Enfin, Mademoiselle Sarah, vous avez fait une bêtise, vous devez à présent assumer d'être punie. Et franchement, s'enfuir lors d'une prière... ce comportement n'est pas digne des Jumeaux Winston !

Et, insensible aux larmes qui commencent à dévaler mes joues, elle nous attrape tous les deux par le col et nous ramène dans l'aile principale du manoir.

***

Je marche d'un pas rapide dans les couloirs du manoir, les yeux baissés au sol, le souffle court. Surtout, ne pas lever la tête. Tant que mon regard est fixé sur mes pieds, je peux encore me dire que je ne suis pas là. Que je ne suis pas revenue. Même si les souvenirs qui défilent dans ma tête me transportent tout autant dans le passé que n'importe quel lieu.

Saddy avance devant moi d'un pas décidément trop vif pour son âge avancé. J'accélère légèrement pour me mettre à son niveau :

- Saddy, tu pourrais éviter de nous faire passer par les couloirs publics ?

A peine je prononce cette phrase que je comprends qu'il est bien trop tard. J'entends des chuchotements derrière moi, et je devine que l'on nous a suivies. Ou, plutôt, que l'on m'a suivie moi.

- C'est Sarah ?

- Oui, Sarah Winston, la Jumelle...

- Elle a changé, mais je la reconnais.

Tous ces murmures me font tressaillir. Je n'ose même pas me retourner. A présent, il est définitivement trop tard pour tenter de dissimuler mon arrivée. Plusieurs dizaines de familles vivent à Asthall, mais les nouvelles se répandent aussi vite qu'une traînée de poudre.

- Mais elle était pas morte ?

- Mais non, idiot, c'est l'autre qui est mort. Elle, elle est juste partie.

Je tressaille à nouveau en entendant ces mots, mais cette fois, c'est un frisson de colère. Ils ne savent pas, ils ne savent pas de quoi ils parlent. Ils ne connaissaient pas "l'autre" aussi bien que moi. Et les voilà qui rient, fiers de leurs petites phrases balancées sans connaître une once de la vérité. La rage, qui a grimpé en moi à une vitesse que je réalise à peine, me fait serrer les poings.

Mais je ne me retourne pas. Ici, je ne suis plus celle que je suis devenue ; je ne suis plus Sarah Brook, femme de Michael Brook et mère d'Alicia et Théo. Je ne suis plus cette femme forte, cette adulte responsable, nouvelle, déterminée.

Non, ici je ne suis que Sarah Winston, la petite Sarah Winston.

Et mon seul moyen de défense est le silence.

***

Le chemin jusqu'au bureau du Doyen, je l'ai parcouru de nombreuses fois durant mon enfance. Avec ou sans Alec. La bouche barbouillée de chocolat ou les mains recouvertes de boue. Après avoir séché les cours de spiritisme ou avoir joué trois heures après l'heure du coucher. Toute raison était bonne pour ma présence dans cette pièce, que je connais désormais dans ses moindres recoins.

A gauche de la porte, une grande étagère en bois croulant sous le poids d'ouvrages tous plus vieux les uns que les autres. A droite, une grande plante qui a dû être verte un jour, mais qui est à présent morte et grise, à croire que le Doyen ne sait pas mieux s'occuper des végétaux que des enfants.

Et enfin, au milieu de la pièce, devant un grand vitrail que j'aurais trouvé beau dans d'autres circonstances, un grand bureau que j'ai toujours trouvé semblable à celui de Dumbledore dans Harry Potter - du moins, à l'idée que je m'en faisais.

Oui, encore une fois, ça aurait été une belle pièce... dans d'autres circonstances.

J'inspire profondément pour tenter de calmer les battements de mon coeur. Je fais barrage dans mon esprit, comme j'ai appris à le faire avec ma psy. Inspirer, expirer. Tout va bien. Je ne suis plus une enfant.

Je ne suis plus faible.

Je détaille tout l'intérieur du bureau une nouvelle fois. Que fait-il ? Pourquoi n'est-il pas là ? J'avais espéré expédier cette épreuve le plus vite possible. Je n'ai rien à lui dire, après tout. Je dois juste l'informer de ma présence... puis faire profil bas pour mener à bien mon véritable but.

La lettre.

J'ai beau la connaître par coeur tellement je l'ai relue, je profite d'être seule pour la sortir de mon sac, et la déplier lentement. La toucher. La voir. C'est de ça que j'ai besoin pour me convaincre que ce que je fais est bien. Courageux.

" Chère madame Sarah Winston... "

Soudain, un immense brouahaha emplit le bureau et je sursaute tout en fourrant précipitamment la lettre dans mon sac. J'entends grâce aux bruits de pas que quelqu'un a ouvert la porte de la salle, laissant entrer le bruit des discussions des quelques dizaines d'habitants d'Asthall venus constater mon retour de leurs propres yeux, et qui attendent amassés devant la pièce.

Au bout de quelques seconde, le bruit est à nouveau étouffé par la porte se refermant, et un long frisson me parcourt. Il est enfin arrivé.

Le Doyen...

Inspiration, expiration.

Je me retourne pour lui faire face.

Inspiration, expiration.

N'oublie pas, Sarah... tu es forte, à présent.

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