Chapitre 22

*AVANT*

Inspiration, expiration.

Debout derrière le rideau noir qui me dissimule au reste du monde, je ferme les yeux pour reprendre le contrôle de mon cœur, qui bat la chamade.

Dix-sept ans.

J'ai dix-sept ans aujourd'hui.

« Dans quatre mois, les Jumeaux atteindront l'âge de dix-sept ans. Dès lors, il sera temps pour eux de s'unir afin de rendre au Suprême ce qu'ils lui doivent ! »

Ce sont les mots exacts du Doyen.

Le stress et l'angoisse me font transpirer, et une goutte de sueur dévale lentement mon dos. Ce dernier est à l'air libre, laissé visible par la robe que Saddy m'a confectionnée pour l'occasion. Ainsi vêtue, et malgré la beauté du vêtement, je me sens nue, vulnérable, à la portée du regard de tous.

Ce que je suis, au final.

Réprimant un frisson, je jette un nouveau coup d'œil autour de moi. Je suis dans une petite antichambre à l'intérieur de la Chapelle, attendant patiemment que quelqu'un me fasse signe de sortir. De là où je suis, j'entends des murmures, des sifflements, des cris, un véritable brouhaha semblable à une vague prête à m'emporter.

Je ne suis pas certaine de nager assez vite pour en réchapper.

Pas certaine d'être assez forte.

Et Alec qui reste invisible...

Depuis que Saddy m'a amenée ici, il y a une vingtaine de minutes, il brille par son absence. Il n'a pourtant cessé de me répéter qu'il contrôlait la situation, et que je n'avais pas à m'en faire... mais tout ce que je vois, c'est que pour la première fois de ma vie, je suis seule, affreusement seule derrière le rideau noir.

Que fera le Doyen quand il verra que mon frère manque à l'appel ?

- C'est le moment, Monsieur et Mademoiselle Winston.

L'homme qui vient de m'interpeller est un parfait inconnu. Son regard est empli de respect, et il semble presque intimidé. S'il est surpris que je sois seule, il ne le montre pas.

Sa phrase me plonge dans le désarroi le plus total. Le monde tourne devant mes yeux. Je suis seule.

Alec... j'ai besoin de toi.

- Je... d'accord.

D'un pas tremblant, avec la sensation d'être très loin de mon corps, je m'avance et franchit le rideau noir.

Comme lors des cérémonies de notre anniversaire, la totalité d'Asthall est rassemblée devant l'autel surélevé de la Chapelle. Ils applaudissent tous quand je me montre, mus par la joie, terriblement aveugles à l'angoisse qui fait trembler chacun de mes membres.

Le regard du Doyen se pose sur moi. La surprise assombrit son regard.

- Vous êtes seule ? interroge-t-il à voix basse.

Incapable d'articuler un mot, j'acquiesce. Je n'ai pas vu l'ombre d'Alec depuis la veille. Et, si dans un sens, cela contrecarre les plans du Doyen par rapport à la soirée, j'appréhende le moment où l'homme viendra me demander des explications.

L'excitation du public retombe peu à peu. Face à moi, le Doyen serre les poings, contrarié par cet imprévu. La panique me fait tourner la tête. Je suis seule. Seule devant tout Asthall.

J'ai besoin d'Alec.

Le silence du public s'éternise. Plus personne ne sais quoi dire. Si mon frère n'est pas là, il n'y a rien à faire.

Discrètement, le Doyen fait un signe à un de ses hommes de main, qui acquiesce et fend la foule pour sortir de la Chapelle, sans doute à la recherche de mon frère.

Quand soudain, le rideau derrière moi s'écarte. Je me retourne, le cœur battant.

C'est lui. Il est là.

Alec.

- Où est-ce que t'étais ?

Ma phrase sonne comme une accusation. Je me sens trahie, abandonnée. Il m'a laissée seule face à tous ces gens.

Mais, sans répondre, il me lance un regard rassurant. Le silence qui règne dans la salle hérisse les poils de mes bras. Asthall n'a pas applaudit à son arrivée, comme si tous les habitants ressentaient soudainement la tension qui nous habite tous les deux.

Mon frère s'avance sur la scène, jusqu'à se poster près de moi.

- Tu me fais confiance ? me murmure-t-il.

J'ai envie de lui répondre que oui, les yeux fermés. Mais un mauvais pressentiment enserre mon cœur. Je ne sais pas ce qui va se passer dans les prochaines minutes, mais ce ne sera rien de bon.

Soudain, le public se met à murmurer. Ils fixent tous un point derrière nous deux. Une espèce de malaise m'envahit alors que je pivote sur mes talons pour découvrir ce qui les fait réagir ainsi.

Ma respiration se bloque. C'est à ce moment précis que je comprends que non, tout ne va pas bien, et qu'Alec n'a absolument pas la situation en main.

Car la personne qui s'avance sur la scène n'a rien à faire là.

Il s'agit de Maggie.

- Qu'est-ce qu'elle fait là ?

La jeune femme semble terrifiée. Ses cheveux châtains sont réunis dans un chignon fait à la va-vite. Ses bras sont croisés sur son ventre et ses ongles s'enfoncent dans sa peau. Mais malgré ça, elle garde le menton haut tandis qu'elle vient se poster près d'Alec.

Je ne comprends pas ce qui se passe.

Je ne sais pas ce qui est pire, entre la présence de Maggie, la fureur évidente du Doyen ou les murmures incessants du public intrigué.

- Alec, qu'est-ce que tu fais ? interrogé-je d'une voix inquiète.

- Ne t'inquiète pas, me répond-t-il calmement.

Patiemment, il attend que le brouhaha s'éteigne. Puis, sans un regard vers le Doyen qui le fixe avec colère, il fait un pas en avant.

- Peuple d'Asthall, commence-t-il d'une voix forte.

Sa voix résonne dans la Chapelle soudainement silencieuse. Derrière lui, Maggie et moi échangeons un regard. Dans ses yeux noisette, je ne vois qu'un puits d'angoisse sans fond. Sa main droite repose sur son ventre, dans un geste de protection que je suis seule, avec Alec, à pouvoir comprendre.

- Vous êtes tous ici pour voir quelque chose qui n'aura jamais lieu.

Il commence fort. Les murmures reprennent, les corps s'agitent. À ma droite, le Doyen fait discrètement signe à Alec de se taire. La situation échappe à son contrôle... il ne nous le pardonnera pas. Jamais.

- J'aime une femme, reprend-t-il, mais ce n'est pas, et ce ne sera jamais Sarah.

Il reste droit face au torrent de chuchotements choqués qui accueille sa déclaration. Moi non plus, je ne bouge pas, mais c'est parce que je suis stupéfaite.

- Qu'est-ce qu'il fabrique ? chuchoté-je à Maggie.

Elle secoue la tête.

- Je ne sais pas, mais je crois qu'il sait ce qu'il fait, déclare-t-elle pour toute réponse, un air néanmoins inquiet plaqué sur le visage.

« Je crois qu'il sait ce qu'il fait »

Je n'en suis pas persuadée. J'ai plutôt l'impression qu'il est arrivé sans aucun plan, et qu'il laisse ses émotions le submerger.

- J'ai choisi Maggie !

Cette phrase retentit violemment dans la Chapelle, et coupe net les dernières discussions qui persistaient jusqu'alors. Sous le choc, je ne parviens pas à articuler un mot.

« J'ai choisi Maggie »

Qu'est-ce que tu fais, Alec ?

Au fur et à mesure qu'il laisse ses émotions et sa colère le submerger, il nous rapproche de notre chute.

- C'est Maggie que j'ai choisie, répète-t-il. Elle, et personne d'autre.

À côté de moi, Maggie est figée, stupéfaite. Elle aussi a peur. Elle aussi comprend le danger d'une telle révélation.

J'aimerais dire que j'en veux à Alec de nous mettre dans cette situation. Mais la vérité, c'est qu'au fond de moi, j'ai compris ce qu'il tente de faire.

Il a beau sembler sombre et pessimiste, je le connais suffisamment pour savoir qu'il a une foi inébranlable en l'humanité, une foi à toute épreuve que je n'ai jamais comprise. Après tout ce qu'il a vécu, ce que nous avons vécu, il continue d'avoir confiance en la bonté et la compréhension des habitants d'Asthall, convaincu qu'ils ne sont que des victimes de la manipulation du Doyen.

Je n'y ai jamais cru, moi.

Et, quand la main moite de Maggie se glisse dans la mienne, je comprends qu'elle non plus.

Alec joue notre vie sur la foi qu'il a en Asthall.

Il ne contrôle rien... rien du tout.

- Je refuse de vivre dans la peur une seconde de plus ! insiste-t-il, et même s'il ne crie pas, sa voix résonne si fort en moi que je me sens trembler. Je refuse d'être éternellement dirigé par un inconnu qu'on prétend être mon créateur !

Un silence de mort règne dans la Chapelle. Mon frère se dresse là, debout devant l'autel du Suprême, défiant l'autorité de ce dernier par de simples paroles.

- Monsieur Winston, veuillez arrêter tout de suite ces...

Les yeux soudainement brûlants de rage, Alec se tourne vers le Doyen qui l'a attrapé par le bras.

- Vous, vous ne me touchez pas ! crache-t-il. On vous a assez subi.

Une espèce d'exclamation choquée retentit dans la Chapelle. Le Doyen plisse les yeux, furieux. Alec vient de l'humilier en public.

Rien qu'à la pensée de ce qu'il nous fera subir pour nous punir, l'angoisse me serre la gorge et le ventre.

Et le pire, dans tout ça...

C'est que je n'ose pas intervenir.

Mon frère se retourne à nouveau vers le public, indifférent au Doyen qui le fixe avec rage.

- Je sais que vous pouvez comprendre ça, reprend-t-il. Je sais que vous n'êtes pas des monstres. Alors cette cérémonie n'aura pas lieu.

Il n'ajoute rien de plus, se contentant de faire volte-face et de nous fixer toutes les deux, comme pour nous défier de lui reprocher quoi que ce soit. Mes yeux parlent pour moi ; du regard, silencieusement, je lui demande pourquoi. Pourquoi il nous a mis en danger ainsi.

Il n'a pas besoin de mes mots pour comprendre ma question.

- J'en ai assez de vivre dans la peur, me répond-t-il simplement. On mérite mieux, toi et moi.

Il prend Maggie par la main. La jeune femme est toujours figée, dépassée par les événements.

En les voyant tous les deux, je comprends un peu mieux ce qui a poussé Alec à faire sa déclaration.

Au bout de dix-sept ans passés dans la peur, cette petite parcelle de bonheur et d'amour qu'il s'autorise est plus que légitime.

Alors nous nous dressons tous les trois devant le peuple d'Asthall qui reste silencieux, presque choqué. Et j'ai beau, durant un instant, être fière d'avoir réussi à tenir tête à la soi-disant parole du Suprême, au fond de moi la peur demeure.

Car, alors qu'Alec commence à m'entraîner vers le rideau noir pour nous faire sortir de la scène, je croise le regard du Doyen.

Et, dans ses yeux froids et durs, je lis toute la fureur qui l'habite...

... et qui ne tardera pas à s'abattre sur nous pour nous détruire.

***

L'homme me tient par le bras.

Grand, musclé, les cheveux coupés au ras de la tête et un air sombre sur le visage, il ressemble à un ancien militaire qui a vécu la guerre. Son regard froid se pose de temps en temps sur moi tandis qu'il me mène à travers les couloirs du manoir, silencieux.

C'est un homme de main du Doyen.

Et il se moque bien que je sois la Jumelle, une prêtresse ou une simple habitante. Il a une consigne.

M'empêcher de nuire.

Je ne sais pas ce que signifie exactement cette phrase, que le Doyen a prononcée d'un ton glacial, mais elle n'inaugure rien de bon.

Je jette un énième regard mauvais à l'homme qui me tient. Il me serre le bras plus fermement en unique réaction.

Je ne peux pas le laisser « m'empêcher de nuire ».

Mais je ne sais pas comment faire pour m'échapper.

- Mademoiselle Winston !

Plus que l'appellation, c'est la personne qui lance cette phrase qui me fait tressaillir. À côté de moi, l'homme de main du Doyen s'immobilise.

Je tourne la tête vers Saddy, qui arrive derrière nous d'un pas pressé. Je ne l'ai pas vue depuis que j'ai quitté le sous-sol de la Chapelle, il y a environ une heure trente.

- Mademoiselle Winston ! reprend-t-elle en arrivant près de nous, encore essoufflée. C'est à moi de vous escorter jusqu'à votre chambre.

L'homme la fusille du regard.

- Le Doyen m'a donné pour ordre... commence-t-il.

- Le Doyen a plus confiance en moi qu'en vous, coupe Saddy sèchement. Il vous a demandé d'escorter Mademoiselle Winston jusqu'à mon arrivée. Vous pouvez disposer.

L'homme hésite. Je regarde Saddy, étonnée. Pour moi, elle n'a toujours été qu'une simple nourrice. Pourtant, son assurance semble écraser celui qui me tient par le bras. Et, alors que je m'attends à ce que celui-ci l'envoie bouler, il se contente de me lâcher sèchement.

- Je demanderai confirmation au Doyen.

- Demandez donc, grommelle Saddy. Venez, Mademoiselle Winston.

Interloquée, je regarde l'homme s'éloigner dans le couloir.

Quel est exactement le rang de Saddy au sein d'Asthall, pour qu'elle se fasse aussi aisément respecter par un type faisant deux fois sa taille ?

- Pourquoi le Doyen t'a-t-il demandé de m'escorter ? interrogé-je la vieille femme.

Il me sera bien plus facile de m'échapper avec elle.

Saddy attend que l'homme de main ait tourné à l'angle du couloir. Puis elle se tourne vers moi.

- Il ne me l'a pas demandé.

Je la fixe, plongée dans l'incompréhension la plus totale.

- Mais alors...

- Nous n'avons pas beaucoup de temps avant que son gorille ne lui rapporte notre petite discussion, me coupe-t-elle. Il faut que tu t'en ailles. Maintenant.

J'ai l'impression de tomber de très, très haut.

- Comment ça ? Il faut que j'aille chercher Liam, et je... enfin...

- Ne t'inquiète pas pour Liam, il n'est pas encore en danger. Toi, par contre...

La vieille femme laisse sa phrase en suspens. Je fronce les sourcils, agacée par le mystère qu'elle laisse planer sans raison.

- Je ne peux pas partir maintenant, Saddy. J'ai fait une promesse.

À Alec.

- Et d'ailleurs, repris-je, pourquoi est-ce que tu fais ça ? Pourquoi est-ce que tu m'as libérée de la Chapelle, et que m'aides à m'enfuir ?

Tu as eu une illumination spirituelle ?

Saddy inspire profondément, l'air soudain angoissée. Durant quelques secondes, le silence règne en maître.

Puis la vieille femme déclare enfin :

- Bon. Je crois... que je te dois quelques explications.

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