Chapitre 21
Debout devant moi, les bras croisés dans son dos, le Doyen fait les cent pas.
Il est inexpressif, semble indifférent. Seule trace d'émotion, la légère lueur satisfaite dans son regard. Cette même lueur qui me hérisse le poil et crispe tous mes muscles.
La voix de Michael tourne encore dans mon esprit.
Ses mots.
Sa peur.
Cet homme est un monstre.
Alec l'avait vu.
Cet homme est un monstre.
Il avait tenté de me prévenir.
Je suis désolée.
Les doigts agrippés à mes genoux, j'inspire profondément. Une fois. Deux fois. Le talon de ma chaussure tape contre le pied de la chaise sur laquelle je suis installée.
Je prends mon mal en patience.
En attendant le moment propice pour agir.
- Que comptez-vous faire ?
Ma voix est froide et distante. Je me sens loin, très loin. Coincée dans une bulle protectrice.
Et la braise grandit.
Mes doigts se crispent encore plus sur mes genoux.
- Alicia et Théo, c'est cela ?
Je lève les yeux vers lui. Il s'est assis dans son propre fauteuil, et me fixe de derrière son bureau. A travers mon regard, je lui jette toute ma haine et ma colère.
Ce dont il semble se moquer éperdument.
- Vous devez beaucoup tenir à eux, pour avoir accepté de me rejoindre dans mon bureau.
Pour avoir laissé Liam.
Je revois encore le regard désespéré, presque trahi, du petit garçon alors qu'un des hommes de main du Doyen l'entraînait loin de moi et du portail. Comment lui dire alors que je ne baissais pas les bras ? Que je n'abandonnais rien ?
Impossible.
Je n'avais qu'à espérer qu'il s'accroche. Et qu'il ne perde pas espoir.
- Comment les avez-vous retrouvés ? murmuré-je.
- Un certain Michael t'a envoyé un message pour te demander quand tu rentrerais à Dallas.
- Dallas est une grande ville.
- Asthall est encore plus grand, répliqua-t-il. Tu n'imagines même pas les moyens que nous pouvons mettre en œuvre pour retrouver quelqu'un.
Sous-entendu : n'essaie même pas de te cacher, nous te retrouverons.
Mais alors, s'ils avaient les moyens de me retrouver durant toutes ces années passées loin d'eux, pourquoi ne l'avaient-ils jamais fait ?
Mon regard se pose sur le bureau entre nous deux, et sur mon sac à main posé dessus. Je peux voir la pointe d'un crayon en dépasser. Le crayon que j'ai acheté à Théo.
Savoir qu'il est en ce moment même entre les mains d'hommes au service du Doyen me terrifie profondément... mais cela m'emplit aussi d'une haine incommensurable.
- Que comptez-vous faire ? répété-je durement.
L'homme hausse les épaules. Sur son visage flotte toujours son détestable sourire supérieur, confiant.
Je te ferais ravaler ton arrogance.
Nos regards s'affrontent un instant. A l'intérieur du sien, je ne vois qu'assurance et tranquillité. C'est le regard d'un homme qui est certain d'avoir gagné la partie.
C'est le regard que je me ferais un plaisir de détruire.
Après quelques secondes, il rompt le contact visuel et soupire.
- Je vois que je ne peux pas faire durer le suspense plus longtemps, déclare-t-il. Ça ne fait rien, j'ai hâte d'en finir, à vrai dire.
Il s'interrompt, en quête d'une quelconque réaction de ma part. Je me force à garder un visage neutre. Je ne lui ferais pas le plaisir d'être affectée par ce qu'il me raconte.
- La mort de votre Jumeau a été une véritable tragédie, reprend-t-il alors. Cela a fragilisé Asthall et ébranlé la confiance que nos frères et sœurs ont en moi. Je leur avais assuré que votre naissance nous apporterait paix et prospérité. Vous conviendrez donc qu'il était pour le moins contrariant de le voir disparaître.
Contrariant.
La colère enfle, se distord, hurle à l'intérieur de mon être.
La mort d'Alec est contrariante.
« Ça te laissera un peu de temps. Laisse Liam ici, ils ne lui feront rien, et ils te poursuivront s'il est avec toi. Pars juste, très vite, et surtout très loin. Ils ne le remarqueront pas immédiatement. Ça devrait contrecarrer leurs plans pour un moment. »
Les mots d'Alec résonnent dans mon esprit.
Ce sont ces mots précis qui ont hanté mes cauchemars pendant des années. C'est cette voix désespérée, fébrile, rauque, qui a tourné en boucle dans ma tête pendant des mois.
Mes poils se hérissent sur mes bras.
Non.
Non, non, non.
Je refuse que ce souvenir revienne me hanter. Pas après tous les efforts que j'ai fait pour le surmonter.
Toujours assis sur son fauteuil, le Doyen m'observe me débattre avec moi-même, l'air amusé.
- Cependant, reprend-t-il, l'existence de vos jumeaux semble régler le problème.
Régler le problème.
J'ai la sensation de me prendre un coup de poing dans le ventre.
- C-Comment ça, régler le problème ?
Ma voix flanche, malgré toutes mes tentatives pour me ressaisir.
Les yeux de l'homme luisent d'une étincelle qui me donne des frissons d'angoisse. À cet instant, il semble si mauvais, si confiant, si hautain, que je n'ai qu'une envie, me rouler en boule sur le sol en fermant les yeux.
Mais je ne peux pas, je le sais.
Parce que d'autres gens que moi sont concernés, à présent.
Le Doyen se lève de son fauteuil pour se poster face à la grande fenêtre derrière son bureau. Il est de dos, mais je devine aisément le sourire froid plaqué sur ses lèvres.
Il se réjouit d'avance de ce qui va suivre.
- Le peuple d'Asthall est si influençable, déclare-t-il paisiblement. Je me demande quelle histoire je vais bien pouvoir leur raconter. Que penses-tu de : « Le Suprême nous a fait don de nouveaux Jumeaux afin d'assurer notre prospérité » ?
Je ne sais pas ce qui me marque le plus dans cette phrase. Son détachement et sa froideur vis à vis d'Asthall, son indifférence envers les actions mauvaises qu'il projette de faire, ou sa joie malsaine à l'idée d'utiliser des enfants pour assoir son pouvoir.
Et c'est à ce moment que je me rends compte qu'Alec, s'il avait raison sur beaucoup de choses, avait eu tort sur un point pourtant essentiel.
Tous les habitants d'Asthall ne sont pas que des pauvres personnes influencées par une foi aveugle et conditionnée par leur éducation.
Il y en a une qui sait très bien ce qu'elle fait. Un homme qui connaît la portée de ses actions, le mal qu'il cause aux autres, la souffrance qu'il inflige. La moindre de ses décisions est guidée par sa soif de contrôle et de puissance.
Et, au fur et à mesure que je prends conscience de ça, mes dernières hésitations s'effacent au profit d'une détermination de plus en plus forte.
L'homme devant moi est un monstre qui veut utiliser mes enfants, de la même façon qu'il nous a utilisés, Alec et moi.
Mes mains se crispent sur les bords de la chaise. Le courage qui m'habite en cet instant précis est nouveau, presque incompréhensible, mais il ne me fait pas peur, au contraire.
Cette fois, c'est sur mes lèvres que naît un sourire froid et haineux.
Oui, Alec... j'ai compris, maintenant.
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