Chapitre 20

Au fur et à mesure que nous nous éloignons de la chambre grise, notre pas devient plus rapide, plus vif. Nos deux êtres sont tendus vers un seul et unique but : fuir.

Nous traversons le village d'Asthall. Ce n'est pas le meilleur moyen d'être discret, mais c'est le seul chemin vers la sortie. Je baisse la tête en espérant naïvement que personne ne me reconnaisse.

De toute façon, il n'y a pas grand monde. Tous les habitants d'Asthall ont des obligations à respecter, des prières, des travaux généraux ou de la propagande a l'extérieur des murs. Les rues sont presque désertes...

Presque.

- Ce ne serait pas la Jumelle, là-bas ?

J'échange un regard avec Liam, qui a lui aussi entendu la question, à moitié chuchotée d'une voix fébrile. D'un commun accord, nous pressons le pas, croisant les doigts pour que le propriétaire de la voix ne vienne pas vérifier notre identité.

Peine perdue.

- Accélère, murmuré-je à Liam en entendant des bruits de pas derrière nous.

Le petit garçon s'exécute, soudainement très pâle.

- Mademoiselle Winston ? m'interpelle la même voix, masculine.

- C'est le Fils, avec elle ?

Le Fils. Alors c'est ainsi qu'ils ont surnommé Liam.

Ils ne doivent pas nous rattraper.

Cette certitude effrayante pousse mes jambes à se mouvoir encore plus vite. Accélérant, je tire Liam à ma suite. Il a du mal à suivre le rythme, mais nous ne pouvons pas ralentir, pas maintenant ; alors nous courons à travers les rues du village, sans un regard derrière nous, le souffle court, le cœur battant à toute allure. Une seule pensée pulse dans mon esprit : fuir. Maintenant. Loin.

- Mademoiselle Winston ! insiste la voix, les voix, derrière nous. Où allez-vous ?

Une main inconnue m'attrape le bras, et sans même réfléchir, je repousse violemment l'individu. Puis je pousse Liam en avant, à nouveau. Courir.

Fuir.

- Mademoiselle Winston, revenez !

On nous rattrape rapidement, et cette fois les mains de nos poursuivants s'agrippent à Liam, qui pousse un cri et s'immobilise.

Je me fige, bien obligée de faire face à nos poursuivants, un homme et une jeune femme qui doivent avoir cinquante et vingt ans environ. Il nous regardent avec, dans les yeux, une espèce de vénération qui me fait froid dans le dos.

- Nous étions déçus de ne pas vous voir à la prière de ce midi... commence l'homme.

- ... mais le Suprême nous a mis sur votre chemin ! termine la fille avec un sourire ébahi.

Je jette un coup d'œil derrière moi. Nous sommes presque au bout de village, je peux voir le portail noir au terme d'un long chemin caillouteux. Le portail de mes cauchemars.

Et notre sortie.

Je reporte mon attention sur l'homme et la femme. Ils semblent attendre quelque chose de moi. Rien que cette constatation me donne des sueurs froides. Je ne peux rien leur donner, je n'ai rien à leur donner.

- Je...

- Nous sommes occupés, déclare soudain Liam à côté de moi, d'une voix claire et nette. Que le Suprême éclaire votre chemin.

Les deux inconnus rougissent violemment. Ils semblent soudain très mal à l'aise.

- Pardonnez-nous, nous ne voulions pas vous déranger...

Ils font quelques pas en arrière, sans détacher leur regard de nous, avant de se retourner pour repartir d'où ils sont venus. Le souffle coupé, je me tourne vers Liam, qui me renvoie un regard tranquille.

- La plupart des habitants d'Asthall ne sont pas mal intentionnés, me dit-il pour seule explication. Ils nous admirent, c'est tout.

C'est ce qu'Alec pensait aussi.

Comment lui dire que c'est à cause de cet état d'esprit qu'il se retrouve orphelin aujourd'hui ?

- Allez, viens, lui soufflé-je au lieu de relever ses propos, encore troublée.

Il acquiesce et nous reprenons notre course. Plus que deux cent mètres avant d'atteindre le portail.

Cent mètres.

Cinquante mètres.

Plus personne ne nous poursuit, mais nous courons. Pour partir d'ici, le plus vite possible. Pour toujours. Rien ne pourra m'empêcher de sortir de cet endroit.

Le portail est ouvert. Je vois la route déserte derrière, la liberté à portée de main.

- Plus vite, Liam, plus vite !

Je tends la main, touche le métal noir. Ça y est, je suis sortie, je suis dehors, je...

- Mademoiselle Winston !

La voix a claqué. Derrière moi. Sèche, mauvaise et furieuse.

Et, sans même me retourner, je sais.

Je sais de qui il s'agit.

- Mademoiselle Winston, avant de vous en aller, je crois que j'ai quelque chose qui vous appartient.

Sa voix doucereuse, mielleuse, s'entortille autour de moi, me fige sur place.

Inspiration, expiration.

Comment a-t-il su ?

Inspiration, expiration.

Je me tourne et fait face au Doyen.

Son visage est fermé ; ses traits sont durs. Son regard n'est que colère et déception, ainsi qu'une autre émotion, que je peine à déchiffrer. Joie malsaine ? Impatience ?

« J'ai quelque chose qui vous appartient »

Le Doyen tend vers moi un petit objet rectangulaire. Un téléphone.

Mon téléphone.

Inspiration, expiration.

Lentement, avec la sensation de marcher sur un fil tendu, j'avance vers l'homme pour saisir mon bien. J'aimerais croire qu'il est animé de bonnes intentions, qu'il ne souhaite que me rendre mes affaires avant de me laisser partir avec Liam ; mais ses yeux noirs me scrutent, m'analysent, me sondent d'un air tout sauf rassurant.

Tu es forte, Sarah.

Et terrifiée.

Je saisis mon téléphone, et mon cœur cesse de battre.

Il y a un nom affiché sur l'écran.

Michael.

- Vous ne répondez pas ? interroge doucement le Doyen.

Sa voix perce la bulle d'angoisse dans laquelle je suis enfermée. Je n'arrive plus à respirer. Je ne vois que ce téléphone, cet écran, le nom de Michael inscrit dessus.

- Je...

- Sarah... fait la voix, apeurée, de Liam.

Il est près de moi, et en même temps, loin, très loin. Plus rien n'existe excepté le téléphone qui vibre dans ma main.

Michael m'appelle.

Et le pressentiment qui m'habite en cet instant précis est tout sauf bon.

Lentement, je fais glisser mon doigt sur la surface froide pour décrocher. Puis, avec la sensation d'être dans un brouillard confus, je porte l'appareil à mon oreille. Je peux presque entendre les battements de mon cœur résonner dans ma poitrine.

Michael parle presque immédiatement.

- Sarah ? Sarah, c'est toi ?

Sa voix est basse, tremblante, et même sans le voir, je devine instantanément l'angoisse qui l'habite.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

Je t'en supplie, dis-moi que tout va bien.

Michael inspire profondément. J'entends soudain une voix masculine lui parler, sans que je parvienne à distinguer des mots.

- Michael, qui est avec toi ?

Il prend quelques secondes à répondre, durant lesquelles j'entends distinctement son souffle court, paniqué. Quand il me répond enfin, j'ai l'impression de tomber dans un gouffre noir.

- Il y a des hommes dans la maison, Sarah, des hommes armés... ils m'ont... ils m'ont dit de t'appeler.

« Il y a des hommes dans la maison »

La voix de Michael est blanche. Même sans le voir, je devine la terreur qui l'habite.

Devant moi, le Doyen esquisse un sourire sombre, mauvais.

- Je... où sont Alicia et Théo ? balbutié-je.

- À côté de moi. Ils ont peur, Sarah, je t'en supplie, dis-moi ce qu'il se passe.

Je le ferais si je savais.

La poitrine écrasée par un poids invisible, j'ouvre la bouche pour lui répondre, quand le Doyen m'arrache brusquement le téléphone des mains pour raccrocher.

- Non !

Ma protestation n'est qu'un souffle, faible écho du hurlement que j'ai poussé dans ma tête. En face de moi, l'homme y reste indifférent.

Toutes ma détermination a disparu. Je n'arrive plus à faire le moindre mouvement.

Il y a des hommes armés chez moi.

Ma gorge me brûle, mon ventre se tord, mes doigts tremblent affreusement. Ma vision s'affaiblit alors que je me rends peu à peu compte de l'horreur de la situation.

Il y a des hommes armés chez moi...

... et c'est entièrement de ma faute.

Le sourire du Doyen s'agrandit, comme nourrit par mon angoisse.

- Eh oui, mademoiselle Sarah, susurre-t-il en s'approchant tranquillement de moi. Je vous conseille donc de renoncer tout de suite à vos petits projets de fuite.

Son expression est satisfaite, foncièrement mauvaise.

Et soudain, en le voyant se rapprocher de moi pour saisir Liam par le bras, une certitude voit le jour dans mon esprit, une certitude en forme de promesse.

Cette homme est un monstre qui doit cesser de nuir.

Alors que cette phrase s'ancre dans mon esprit, je sens quelque chose se débloquer en moi. La peur ne disparaît pas, mais pour la première fois, elle semble maigre et invisible. Quelque chose d'autre prend toute la place en moi, quelque chose que je n'ai encore jamais ressenti.

Une braise.

Qui s'allume au fond de mon être.

Une braise de haine pure, bien plus puissante que tout ce que j'ai déjà pu ressentir à l'encontre de cet homme. Plus dévastatrice que tout ce que j'ai pu endurer à cause de lui.

Et cette fois, je ne cherche pas à l'étouffer.

Je la laisse grandir...

... en attendant l'explosion.

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