Chapitre 19

« Ici, depuis le 15 décembre 2012 et pour l'éternité, reposent en paix les cendres du Jumeau Alec Winston. »

En paix.

Je n'ai jamais vu mensonge plus effronté.

Alec n'a jamais été en paix. Il ne l'était pas de son vivant, et il ne l'est toujours pas dans la mort. Ce que j'ai subi n'est rien à côté de ce qu'il a enduré pour me protéger, et il est parti de la pire des façons, dans le sang et les larmes, terrifié et pourtant la tête haute. Sans rien me confier de ses tourments.

Mes doigts se crispent sur la pierre.

Ils ne savent faire que ça. Mentir. Briser.

Je les hais tellement. Je hais tous ces gens, cette communauté qui forme une masse informe et aveugle, qui a une confiance irrémédiable en le Doyen et ses vices les plus tordus, qui n'a rien su faire excepté acclamer la destruction de deux enfants. Je les hais, je les méprise.

Et je les crains.

- Je t'ai fait une promesse, Alec...

Je suis moi-même surprise des mots qui sortent d'entre mes lèvres. Je ne me pensais pas capable de proférer quoi que ce soit.

- Je t'ai fait une promesse... et il faut que je la tienne.

Même si ça me fend le cœur de te quitter... une nouvelle fois.

Un dernier regard, un dernier hommage.

Puis je me détourne de l'alcôve, et m'enfonce dans les profondeurs de la chambre grise.

***

- Liam !

Mon chuchotement résonne contre les murs de pierre, sans jamais trouver de réponse.

Je ne sais même pas pourquoi je murmure. Une énième peur d'antan, sans doute, la terreur d'une fillette craignant d'éveiller les morts. Car toutes les grandes figures d'Asthall dorment éternellement ici, dans la chambre grise...

- Liam !

Il pourrait être n'importe où. La chambre grise est un véritable labyrinthe dans lequel je ne suis pas certaine de parvenir à me repérer. Je me demande pourquoi il n'est pas resté à l'entrée, près de l'échelle.

Perdue dans les ombres du souterrain, je serre mes bras contre moi en une maigre tentative de me rassurer. Il n'y a rien, ici. Seulement des morts.

Et un enfant terrifié.

- Liam !

Cette fois, un faible bruit me répond. Je me redresse et me rapproche d'une torche accrochée au mur.

Inspiration, expiration.

Il n'y a rien, ici...

- Madame Winston ?

L'appellation m'aurait fait rire dans d'autres circonstances. En l'occurrence, je me contente de presser le pas vers l'endroit d'où est venu le murmure, prononcé d'une voix étranglée.

Et je le vois enfin.

Liam est agenouillé sous une des alcôves qui creusent le mur. Malgré la lueur jaune des torches, son visage est pâle, très pâle, et ses doigts s'accrochent désespérément à une urne qu'il a posée sur ses genoux. Son petit corps se balance d'avant en arrière au rythme de ses chuchotements nerveux.

- Il va revenir, je vais ressortir, il va revenir...

Ses murmures angoissés me fendent le cœur. Lentement, je m'approche de sa silhouette recroquevillée et lui tends la main. Le soulagement manque de me renverser quand je vois qu'il n'est pas blessé. Pas physiquement, du moins.

- Liam, c'est moi.

Je viens te tirer d'ici.

- Madame Winston, répète-t-il en me voyant.

- Tu peux m'appeler Sarah.

Comme il baisse à nouveau les yeux sur ce qu'il tient entre les mains, je lui demande :

- Qu'est-ce que c'est, cette urne ?

Qui est le défunt que tu agrippes avec autant de désespoir ?

Il hésite un moment, puis me la tend. Je plisse les yeux pour déchiffrer l'inscription gravée dans la pierre.

« Ici, depuis le 24 novembre 2012 et pour l'éternité, reposent en paix les cendres de l'Impure Maggie Stawl. »

Maggie Stawl.

Les commissures de mes lèvres s'étirent en un sourire triste.

Maggie Stawl.

Doucement, j'effleure du doigt son nom inscrit sur l'objet.

Maggie Stawl...

* AVANT *

- Elle s'appelle Maggie.

Interloquée, ne sais pas quoi répondre à cette déclaration. Mon regard fait des allers-retours entre mon frère et la jeune femme en face de moi.

Elle est jolie, très jolie. Ses boucles brunes tombent en cascade sur ses épaules frêles mais droites, sa peau est claire et ses yeux noisette brillent d'une sorte de force mêlée à de la timidité. Ses longs doigts fins s'entremêlent nerveusement à ceux d'Alec qui se tient près d'elle.

- Ah.

Que dire d'autre ?

Alec fronce les sourcils.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

J'hésite. Comment lui dire ça sans le blesser, sans renier cette petite parcelle de liberté et de bonheur qui semble être apparue dans sa vie ?

- Le Doyen... commencé-je.

Le visage d'Alec se ferme.

- On s'en fout, me coupe-t-il. Il devra l'accepter, un point c'est tout. Ils devront tous l'accepter.

Mais ça ne marche pas comme ça. Comment Alec ne peut-il pas s'en rendre compte ? Jamais le Doyen n'acceptera que mon frère en aime une autre que moi. Et sûrement pas alors que la cérémonie de nos dix-sept ans est dans deux mois. Cette cérémonie où nous devrons nous « unir afin de rendre au Suprême ce que nous lui devons ».

C'est d'ailleurs la première fois depuis l'annonce qu'Alec m'adresse la parole avec autant de tranquillité, comme s'il avait enfin trouvé le moyen parfait d'éviter ce que le Doyen veut nous imposer.

- Sarah.

Je reporte mon attention sur le singulier couple en face de moi. Alec me regarde avec, dans les yeux, une étincelle de ce qui ressemble étrangement à de l'espoir.

C'est quelque chose que je n'ai encore jamais vu chez lui.

- Sarah, je te promets que tout ira bien. On a le droit de choisir. Ils ne pourront pas diriger notre vie éternellement.

« Ils ne pourront pas diriger notre vie éternellement. »

Sa phrase se répète dans ma tête, encore et encore, laissant derrière elle le goût amer d'un mauvais pressentiment.

- Qu'est-ce que tu comptes faire, Alec ? interrogé-je d'une voix blanche.

Alec regarde Maggie avec un sourire comme je ne lui ai encore jamais vu. Je ne sais pas depuis combien de temps il la connaît, ni même à quelle occasion il a bien pu la rencontrer, mais en les voyant tous les deux, je comprends une chose : ils s'aiment.

Ils s'aiment d'un amour...

...qui ne peut que mal finir.

***

- Maggie.

En voyant son urne, dans cette alcôve, placée si loin de celle d'Alec, la colère me prend aux tripes. Alors elle aussi, ils l'ont mise dans la chambre grise.

Et sous quel surnom ? L'Impure.

Maggie n'était pas impure. C'était une jeune femme forte et courageuse, née au mauvais endroit, qui connaissait les dangers d'aimer Alec et qui pourtant a choisi de l'assumer haut et fort. Elle l'a rendu heureux.

Ils allaient bien ensemble, tous les deux. Ils n'avaient pas peur du Doyen. Ils voulaient vivre, là où je me contentais encore de survivre.

- C'est ma mère, déclare Liam.

Je sursaute. Obnubilée par mes souvenirs, j'avais presque oublié sa présence, et son corps recroquevillé contre le mur.

- Oui, c'est ta mère.

Un sourire triste effleure mes lèvres. Je me souviens encore du moment où ils me l'ont annoncé. Leurs yeux pétillants. Leur joie. Leur étrange insouciance, comme s'ils avaient oublié le danger, les retombées.

À quel prix, Alec ?

- Sarah...

La voix de Liam me parvient de très, très loin.

Mais, soudain, je ne parviens plus à y prêter attention.

Mon esprit m'entraîne dans une spirale infernale.

À quel prix, Alec ?

*AVANT*

- Dépêche-toi !

Souriant malgré moi, j'emboîte le pas à Alec. Il m'entraîne d'un pas vif dans les couloirs du manoir, jusqu'à l'extérieur. Il est fébrile, hâtif, et peine à contenir ses émotions, lui qui d'habitude les maîtrise à la perfection

- Qu'est-ce qui t'arrive, t'as un rendez-vous avec Maggie ? le raillé-je.

Ma voix est basse, de peur que quelqu'un ne m'entende mentionner la jeune femme.

- Pas exactement, réplique Alec sans se départir de son sourire communicatif.

Il m'emmène à l'extérieur, et je le suis volontiers. Depuis qu'il a rencontré Maggie, il est plus heureux, plus souriant. Il ne m'évite plus comme avant.

J'ai retrouvé mon frère.

- Alors qu'est-ce que t'as ?

Je le suis le long du chemin caillouteux. Je fronce les sourcils quand je vois qu'il nous emmène près du village.

- T'es fou ? Si quelqu'un nous voit...

- T'inquiète.

Une fois au niveau des premières maisons, il frappe à une porte, qui s'ouvre presque immédiatement sur Maggie. Le visage de la jeune femme s'éclaire.

- Alec, Sarah, rentrez vite !

Je m'exécute, tout à coup légèrement mal à l'aise. Il suffirait que le Doyen nous voie...

- Le Doyen est à la Chapelle, et mes parents aussi, déclare Maggie comme si elle avait lu dans mes pensées. Il n'y a aucun risque.

Une fois la porte refermée, la jeune femme me prend dans ses bras, et je lui rends volontiers son étreinte. Elle est si solaire, si joyeuse, qu'il est impossible de ne pas l'apprécier.

- Va t'assoir, m'ordonne-t-elle ensuite. Alec et moi, on a quelque chose à te dire.

Un peu intriguée par la tournure prise par les événements, j'obéis sans discuter.

- Ne panique pas, ok ? me demande Alec.

Je grimace, peu rassurée par cet avertissement. Mais avant que je ne puisse demander des précisions, Maggie prend une grande inspiration, échange un regard entendu avec mon frère, puis se lance d'une voix mi joyeuse mi inquiète :

- Je suis enceinte.

J'ai l'impression de recevoir un coup de pied dans le ventre. Maggie, enceinte ?

- De... d'Alec ?

Elle lève les yeux au ciel.

- Non, du Doyen, ironise-t-elle alors que mon frère ricane dans son coin.

Je cligne des yeux plusieurs fois, stupéfaite. Je n'arrive pas à y croire.

- Vous me faites marcher, là ?

- Non, répond Maggie, visiblement étonnée de mon manque d'enthousiasme.

Quant à moi, je suis figée par sa joie et sa tranquillité.

- Mais... je...

- Panique pas, sœurette, tout est sous contrôle, m'assure Alec.

Non, rien n'est sous contrôle. Rien du tout. Dans une semaine, nous aurons dix-sept ans. Dans une semaine, le Doyen me désignera, moi, comme la compagne d'Alec. Il m'avait promis avoir trouvé une solution pour éviter ça.

Je ne vois pas en quoi avoir un enfant avec une autre est une solution.

- Mais, Alec, le... enfin...

Il lève la main pour m'interrompre, l'air soudainement agacé.

- Arrête de t'inquiéter, Sarah, m'ordonne-t-il. Je m'occupe de tout.

« Je m'occupe de tout. »

Ça veut dire quoi, ça, exactement ?

- Alec, promets-moi que tu sais ce que tu fais.

Promets-moi que tu n'es pas en train de faire une énorme bêtise. Promets-moi que tu n'es pas en train de mettre en danger la vie de Maggie et de ton enfant.

Alec me fixe dans les yeux, l'ombre d'un sourire sur le visage.

- Je te le promets, Sarah.

***

« Je te le promets, Sarah »

Immobile devant l'alcôve, à genoux sur le sol en pierre, je ferme les yeux pour contenir mes émotions qui manquent de déborder.

« Je te le promets, Sarah »

Loin, très loin, et pourtant si proche de moi, j'entends Liam m'appeler, me supplier de l'aider à sortir d'ici. Mais je suis incapable de lui répondre. Incapable de bouger.

« Je te le promets, Sarah »

Sa voix était si assurée, son expression si confiante. Il n'avait pas peur.

« Je te le promets, Sarah »

Mes lèvres entrouvertes laissent passer un souffle tremblant, vacillant.

Il était si sûr de lui... il n'avait peur de rien.

Ou plutôt, il en avait assez d'avoir peur.

« Je te le promets, Sarah »

Ma main, tremblante, se lève, vient effleurer mes joues. Humides.

Une question se fraie dans mon esprit, une question qui a la voix d'une petite fille trahie, abandonnée.

Pourquoi t'as menti, Alec ?

***

- Sarah !

La voix de Liam, étrangement aiguë par rapport à d'habitude, retentit à mes oreilles. Je sursaute, brusquement arrachée à mes pensées.

Je lève les yeux vers le petit garçon, qui est agenouillé devant moi. Ses mains sont posées sur mes épaules et il me secoue violemment.

- Sarah, réveille-toi...

Sa voix est plaintive, légèrement suppliante, et a le même effet qu'un électrochoc.

- Je suis là, murmuré-je.

Il renifle, et ce n'est qu'alors que je vois les larmes roulant sur ses joues pâles. Cette constatation me fend le cœur.

Bouge-toi, Sarah, pas le temps d'être faible.

- On... on s'en va, balbutié-je.

Je m'aide du mur devant moi pour me remettre sur mes pieds, puis saisis le bras de Liam pour qu'il en fasse autant. Le petit garçon se balance d'un pied sur l'autre, mal à l'aise, et ne cesse de jeter des coups d'œil vers la galerie menant à la sortie.

Les mains tremblantes, je saisis l'urne abandonnée au sol et la repose dans l'alcôve.

Inspiration, expiration.

Partir. Il faut partir. Retrouver la sortie de la chambre grise. Remonter l'échelle. Courir jusqu'au portail. Fuir sans se retourner.

C'est simple, Sarah, très simple.

Sans savoir qui je cherche à rassurer exactement, je saisis la main de Liam, qui ne proteste pas. Ses doigts à la peau moite serrent les miens avec l'énergie du désespoir.

Avant de tourner à l'angle de la galerie, je jette un coup d'œil derrière moi.

Adieu, Maggie. Je suis désolée.

J'aurais aimé faire plus.

Que faire pour elle à présent, excepté sauver tout ce qui reste d'elle dans ce monde ?

Je lâche un souffle tremblant.

Puis je laisse Liam m'entraîner dans les galeries.

Les questions viendront après. Qui lui a donné l'identité de sa mère, que lui a-t-on dit à propos de son père, comment a-t-il découvert mon adresse, tout cela n'a aucune importance pour l'instant. Seule compte notre fuite loin d'ici, et l'après. Comment faire pour protéger Liam alors que, légalement, Asthall a parfaitement le droit d'en avoir la garde ?

Plus tard, Sarah, tu penseras à ça plus tard.

Au bout de presque quinze minutes passées dans un silence total, Liam retrouve l'échelle menant à la sortie. Le fait qu'il connaisse les environs par coeur me marque plus que ce que je pensais.

Tu ne remettras plus un pied ici, je te le promets.

Le petit garçon se précipite vers l'échelle et commence à en grimper les échelons. Une fois arrivé en haut, il me regarde avec impatience. La trappe est bien trop lourde pour être soulevée par un enfant seul.

Mais, avant de le rejoindre, je me tourne une dernière fois vers l'urne d'Alec.

- J'aimerais t'emmener, lui dis-je. J'aimerais t'offrir l'hommage que tu mérites, loin d'Asthall et du Doyen.

Mais j'en suis incapable.

Je refuse de tenir dans mes mains la preuve de sa mort.

Alors, à la place, je saisis ma propre urne. Rien n'est encore gravé dessus : elle attend patiemment mon heure, prête à m'enfermer pour l'éternité entre ses parois de pierre.

Je hais cet objet. Je hais cette tentative de me garder enchaînée à Asthall même dans la mort.

Mon corps tremble, mes doigts se crispent. Une idée germe dans mon esprit, une idée que je ne parviens pas à réfréner.

C'est de la folie.

- Sarah ? me presse Liam, qui a déjà atteint le haut de l'échelle.

Reprends tes esprits.

La chambre grise emmêle mes pensées, m'empêche de réfléchir.

Inspiration, expiration.

Je regarde l'urne entre mes mains. Une énième preuve matérielle du contrôle que le Doyen et Asthall exercent sur moi.

Les doigts se crispent dessus, si fort que ma peau s'écorche. Mes ongles crissent sur la pierre grise.

Je ne les laisserai pas gagner. Je ne les laisserai pas penser une seconde de plus que je leur appartiens.

La fureur enfle en moi comme une tornade en pleine tempête.

Alors, avant de revenir sur ma décision, avant de reprendre mes esprits...

... je jette l'urne par terre.

De toutes mes forces.

De toute ma conviction.

De toute ma colère.

Et un grand cri de rage jaillit d'entre mes lèvres.

Je ne sais pas si l'objet se casse, s'il s'abîme. Je m'en moque. Le souffle court après mon hurlement, je me contente de lui donner un coup de pied qui l'envoie se fracasser contre le mur d'en face. C'est symbolique. C'est rassérénant. Un peu.

La colère et la rancoeur montent et descendent en moi comme des montagnes russes. Je n'arrive pas à savoir si je suis furieuse, triste ou soulagée.

Tout ce que je sais, c'est qu'à présent, la meilleure façon d'honorer Alec est de protéger sa descendance. C'est ce qu'il aurait voulu.

C'est ce qu'il m'a demandé.

Alors je me dépêche de rejoindre le petit garçon. Je grimpe les échelons deux par deux, les yeux fixés vers le haut. Je m'interdis de baisser la tête. Je m'interdis de regarder en arrière.

Une fois arrivée au niveau de Liam, je mobilise toute ma force pour soulever la lourde trappe. Même avec mon aide, nous avons du mal à créer une ouverture, dans laquelle nous parvenons pourtant à nous faufiler tant bien que mal.

Et, enfin, nous sommes à l'extérieur.

Gardant un œil sur Liam qui reste immobile près de moi, je referme la trappe et reste quelques secondes accroupie devant.

J'aimerais promettre que je reviendrais. Pour Alec, pour Maggie. Pour qu'ils aient enfin l'hommage qu'ils méritent.

Mais je ne suis pas certaine de réussir à tenir cette promesse.

Alors je me lève et me tourne vers Liam.

Les vivants d'abord, Sarah. Les morts viendront après.

Même si pour moi, certains morts seront éternellement plus importants que n'importe quel vivant.

- Viens, lui lancé-je.

Et nous sortons, définitivement cette fois, du mausolée.

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