Chapitre 16

La porte heurte le mur avec un bruit sourd qui fait vibrer le sol en pierre. Aveuglée, je plisse les paupières quand la lumière du couloir se déverse à l'intérieur de la pièce.

Une silhouette s'encadre sur le seuil, et je me redresse lentement. Moi qui espérait tant qu'on vienne m'ouvrir, j'ai à présent l'impression que sortir d'ici est inutile. Que je suis inutile.

La même phrase tourne en boucle dans ma tête, m'empêche de penser à autre chose.

Pardonne-moi, Alec...

À petits pas feutrés, la silhouette s'approche de mon corps avachi sur la pierre.

- Saddy ? lâché-je en la reconnaissant.

La vieille femme est agitée. Son souffle est court, ses joues rouges. Ses paupières clignent sans cesse, comme pour se débarrasser de résidus de poussière. Ses doigts, qui se croisent et se décroisent sans discontinuer, lui donnent un air mal à l'aise.

- Euh... Saddy, ça va ?

Saddy s'essuie les yeux, puis se baisse vers moi pour me prendre la main. Je me lève, attendant qu'elle parle. Cela prend quelques secondes, durant lesquelles elle reprend son souffle.

Elle a couru jusqu'ici ?

Dans mon esprit, l'incrédulité et l'incompréhension remplacent peu à peu l'angoisse causée par mes souvenirs.

- Sarah... Sarah, pardonne-moi.

Je la dévisage, les yeux écarquillés. La pardonner de quoi ?

- Je n'ai pas osé te le dire alors que j'avais compris...

Compris quoi ?

- Saddy, je ne comprends rien à ce que tu me racontes.

Elle ne me répond pas, se contentant de presser ma main en une maladroite tentative de tendresse. Cette démonstration ouverte d'affection me déstabilise complètement. La vieille femme ne s'est jamais permis autant de familiarité envers moi.

Comme si elle avait senti mon trouble, elle me lâche brusquement, et redevient en quelques secondes la Saddy de d'habitude. Elle semble gênée, et toussote d'un air mal à l'aise.

Le silence s'éternise. J'ai des dizaines de questions à lui poser. En quoi me vaut cette singulière démonstration d'amour ? De quoi s'excuse-t-elle ? Qu'a-t-elle compris ?

Mais je n'arrive à formuler aucune de mes interrogations. C'est la vieille femme qui reprend, en me tirant brusquement vers la sortie :

- Allez, dépêche-toi de sortir de là.

Je ne saisis pas. J'ai l'impression que la totalité des événements d'aujourd'hui m'échappent.

- Mais qu'est-ce que tu fais là ?

Pourquoi m'aide-t-elle, maintenant, sans raison particulière ?

Est-ce qu'il s'agit d'un piège ?

Après tout, c'est elle qui m'a planté dans le bras une seringue pour m'endormir.

Saddy choisit d'ignorer ma question et se contente de refermer à clé la lourde porte derrière nous. Quand elle se retourne vers moi, son regard est à la fois très tendre et très distant. Je suppose que le mien ne doit pas être différent.

Je ne sais pas - je ne sais plus - ce que je ressens à propos de cette femme. Je ne la déteste pas, au contraire. Mais je dois me rendre à l'évidence. Elle ne changera jamais. Elle ne comprendra jamais ce que j'ai ressenti durant toutes ces années, ce qu'Alec a ressenti, et ce que Liam ressent en ce moment. Peu importe l'amour qu'elle nous porte : elle restera éternellement fidèle au Doyen, persuadée de faire le meilleur pour nous.

Est-ce normal, de ressentir à la fois de l'affection et du mépris envers une seule et même personne ?

- Pourquoi tu m'as fait sortir, Saddy ?

Au fond, je connais la réponse. Le Doyen m'a probablement demandée.

Comme pendant mon enfance, elle m'escorte tranquillement vers mon châtiment sans imaginer une seconde être dans le tort. Elle avance devant moi et la seule chose que je distingue d'elle est son dos ; mais malgré ça, je devine aisément l'étincelle de fierté dans ses yeux, la fierté d'accomplir son rôle de servante du Suprême.

Mais elle ne parle toujours pas.

Et je n'ai toujours pas compris la raison de ses excuses.

- Oh, Saddy ! Tu m'entends ? Répond-moi !

L'intéressée s'arrête brusquement, non pas à cause de mes mots mais parce que nous sommes arrivées à la fin du souterrain. Je la dépasse pour me poster entre elle et la porte. Son attitude mystérieuse et son mutisme soudain m'exaspèrent au plus haut point. Et si elle pense que je vais la suivre jusqu'au bureau du Doyen, elle se fourre le doigt dans l'œil.

Je compte bien retrouver Liam et me tirer d'ici sans demander mon reste.

- Tu as bien grandi, Sarah...

Les yeux de Saddy luisent de tendresse et d'affection. Je déglutis, pas sûre de savoir comment réagir face à son comportement étrange.

Mais aussitôt, la vieille femme se reprend. Elle redresse les épaules, lève le regard et croise les bras avec autorité. D'un mouvement du menton, elle me désigne la porte derrière moi, celle menant à l'extérieur.

Et tout à coup, elle lâche :

- La chambre grise.

D'abord, je crois avoir mal entendu.

- Quoi ?

- Liam...

Saddy hésite, inspire profondément. Son regard droit n'a pas tenu très longtemps ; la voilà qui baisse les yeux à nouveau, fixant le sol pour éviter d'affronter mon visage.

Et, quand elle se lance pour de bon, je comprends pourquoi :

- Liam est dans la chambre grise.

La chambre grise.

Ce mot trouve écho en moi, se réverbère dans mon esprit.

La chambre grise.

Un sensation de malaise envahit tout mon corps, et ma gorge s'assèche.

Inspiration, expiration.

La chambre grise.

- Que... qu'est-ce qu'il fait là-bas ? balbutié-je.

- Le Doyen l'y a envoyé. J'ai essayé de l'en empêcher, mais...

- Toi ? lâché-je. Toi, tu as essayé d'empêcher le Doyen de faire quelque chose ?

Je ne peux empêcher une certaine ironie de percer dans ma voix. Saddy accuse le coup, mais ne fait aucun commentaire. Ses yeux fixent ses pieds.

Et puis merde.

- Tu sais quoi ? lancé-je en m'éloignant vers la porte. Ne dis rien si ça te chante. Je ne comprendrais probablement jamais non plus pourquoi tu viens de m'aider sans raison. Moi, je vais chercher Liam.

Et après, je me casse de ce putain d'endroit. Définitivement, cette fois.

J'ouvre la porte. Un courant d'air frais m'accueille immédiatement et fouette mes bras et ma gorge nus. Je frissonne et me frictionne la peau. Pourtant, malgré le froid ambiant, la nuit n'est pas encore tombée. La position du soleil suggère qu'il doit être aux alentours de seize heures.

Au moment où je m'apprête à sortir, laissant derrière moi Saddy qui est restée figée, cette dernière me rappelle :

- Sarah ! 

- Quoi, encore ? lâché-je sans bouger.

La vieille femme ne fait pas mine de vouloir me rejoindre, alors je me retourne, une dernière fois, vers elle. Et c'est les yeux dans les yeux que, d'une voix légèrement vacillante, elle me déclare :

- Le miroir... il appartenait à ta mère.

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