Chapitre 14

*AVANT*

Assis sur le matelas, lorgnant avec envie la couverture dont j'ai pris possession ce soir, Alec soupire d'un air impatient tout en attendant la réponse à sa question, que je rechigne à donner. Pour cause : je ne peux pas lâcher un seul mot sans qu'il se moque de moi, comme les frères savent si bien le faire.

Mais je dois bien me lancer.

- Esther, répondis-je donc. Ou Mia, peut-être.

Comme prévu, Alec lève un sourcil moqueur en entendant ma réponse. Je le fusille du regard et ses lèvres s'étirent en un sourire railleur.

- Bah quoi ? maugrée-je. Tu m'as demandé, je te réponds !

Fier d'avoir réussi à me mettre en rogne, il n'y tient plus : il éclate dans un rire silencieux qui secoue ses épaules et illumine son visage.

Je songe à la dernière fois que j'ai entendu son rire. À la dernière fois que j'ai entendu le mien. Depuis aussi longtemps que je me souvienne, nos démonstrations de joie ont toujours été ainsi : silencieuses, inaudibles, décelables seulement pour qui a la chance de les voir de ses yeux. Tout, chez nous, est discret, hésitant. Ne pas rire trop fort, jamais, ne pas attirer l'attention, au risque que le Doyen ne nous remarque et songe à une nouvelle épreuve.

Comme il continue de ricaner, je croise les bras et fait mine d'être fâchée, mais intérieurement, je me réjouis. Il y a une sorte d'accord entre Alec et moi, un accord tacite qui nous permet de tenir, jour après jour, année après année : s'il me protège autant que possible contre les ombres de l'extérieur, moi j'apporte la lumière à l'intérieur de notre cocon protecteur. Du moins, j'essaie.

- Esther, répète Alec d'un ton rieur.

- Je vois pas le problème, grogné-je.

Il lève les mains en une fausse tentative de se faire pardonner, et je soupire, exaspérée. Au fond, je sais qu'il se moque uniquement pour m'embêter.

- Non, non, t'as raison, déclare-t-il en reprenant son sérieux. C'est juste que je ne te vois pas du tout t'appeler comme ça.

- Tu me verrais m'appeler comment ?

Il me regarde quelques secondes, pensif.

- Alicia, déclare-t-il finalement.

Alicia.

C'est vrai qu'il est beau, ce nom.

- Et toi, tu aimerais t'appeler comment ? interrogé-je à mon tour.

À nouveau, il ne répond pas immédiatement. Il semble réfléchir sérieusement à la question.

Et quand il me regarde, au moment de me donner sa réponse, un petit sourire en coin éclaire son visage.

- Liam.

***

- Liam.

L'intéressé lève la tête vers moi, visiblement surpris que je brise enfin le silence.

- Il aimait ce prénom, ajouté-je. Alec.

Ton père.

Liam hausse les épaules.

- Ah.

Son ton indifférent me serre le cœur. Qu'est-ce que je pensais ? Qu'il sauterait de joie en apprenant ça ? Après tout, il ne l'a jamais connu.

Est-ce qu'il s'est senti abandonné ?

Alec n'a jamais voulu t'abandonner, Liam.

Ma bouche s'ouvre, se referme, alors que les mots refusent de franchir mes lèvres. C'est trop tôt.

Ou trop tard.

Je me balance d'un pied sur l'autre, mal à l'aise. En lisant la lettre, je m'étais attendue à tomber sur un enfant perdu et vulnérable ; or, le petit garçon en face de moi, bien qu'effrayé, rayonne d'une force que je ne pense pas avoir déjà possédée un jour. Il se tient droit, la tête haute, le regard fermé.

- J'ai fait une erreur, Liam, déclaré-je soudain.

Il me fixe sans comprendre.

- Pourquoi ?

Je n'aurais pas dû partir sans toi. Je n'aurais pas dû me voiler la face, penser qu'ils ne te feraient aucun mal. Je n'aurais pas dû les sous-estimer.

Mais je suis incapable de dire ça. Incapable d'assumer devant lui la pire erreur de ma vie. Incapable de même le prononcer.

Après la fuite, voilà la lâcheté. La famille Winston bat tous les records !

Liam, qui semble tout aussi mal à l'aise que moi, se balance sur ses talons. Il s'apprête à dire quelque chose quand j'entends des bruits de pas derrière moi. Les yeux du petit garçon s'agrandissent. De terreur.

Je me retourne. J'ai l'impression de recevoir un coup dans le ventre. La peur grimpe en moi et envahit mon corps.

Saddy.

- Monsieur Liam, mademoiselle Sarah !

La vieille femme nous fusille du regard. Ma gorge se serre. Que fait-elle ici, en pleine forêt ? Ne devrait-elle pas plutôt être dans sa cuisine, à préparer une énième soupe de cucurbitacées en chantonnant sur la beauté d'Asthall ?

Saddy ne vient jamais dans la forêt. La nature sauvage la met mal à l'aise.

- Saddy, qu'est-ce que... commencé-je.

- Il arrive ? me coupe Liam, les yeux toujours écarquillés.

Je sens le souffle court de l'enfant près de moi. Ses petites mains s'agitent, se tordent, s'ouvrent, se referment, tremblent légèrement.

Saddy acquiesce et se rapproche de nous à petits pas pressés. Elle semble paniquée. Je fronce les sourcils, perdue. Qu'est-ce qu'il se passe ?

- J'ai essayé de venir avant lui, mais il sera là d'un instant à l'autre, nous chuchote-t-elle. Je suis vraiment désolée.

Mon regard passe du petit garçon à la vieille femme. Je ne comprends pas ce qu'il se passe, je suis complètement perdue.

- Qu'est-ce que vous racontez ?

Liam se tourne vers moi, inspire un grand coup avant d'ouvrir la bouche pour parler. Mais avant que le moindre son ne sorte de sa bouche, Saddy pousse un petit cri et lui fait signe de se taire. Je m'apprête à le relancer quand une silhouette apparaît dans le champ de ma vision périphérique.

Je me tourne.

Mon coeur s'arrête.

Mon sang se glace.

La silhouette s'avance tranquillement vers nous, une lueur contrariée au fond des pupilles.

Il est là.

Le Doyen est là.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top