Chapitre 13

Assise sur le banc, enveloppée dans mon manteau et la lettre serrée dans ma main, j'encaisse les bourrasques de vent glacial en restant immobile, sans même ciller.

Mes doigts sont crispés sur le bout de papier que j'ai sorti de mon sac. Je ne cesse de lire et de relire le message, encore et encore, et je m'y accroche, désespérément. Mon angoisse n'a pas disparu ; je sens son ombre s'attarder encore dans mon esprit, elle se cache dans les coins de mes pensées, prête à jaillir pour me faire la peau, définitivement.

Cette lettre, c'est tout ce qui me retient à Asthall. Tout ce qui m'empêche de m'enfuir de ce lieu toxique. Si elle n'était pas là, si Liam n'était pas là, je serais déjà en train de fuir. Je retournerais à Dallas. Je serrerais Alicia dans mes bras. J'embrasserai Théo sur la joue. Michael m'enlacerait et me murmurerait des mots rassurants dont lui seul a le secret.

Je soupire doucement et ouvre la galerie de mon téléphone pour faire défiler des photos d'eux. Théo, bébé, dormant dans son lit. Alicia, deux ans, les vêtements pleins de boue. Les deux enfants ensemble, en pleine bataille de boules de neige. Michael, plus jeune de neuf ans, au tout début de notre relation.

Je souris au fur et à mesure que ma tête se remplit de souvenirs et de moments agréables. Je m'accroche à leur présence, même invisible, pour ne pas flancher.

Ma véritable famille me manque.

Je lève la tête vers le ciel. Mon regard se perd entre les nuages et je laisse le chant des oiseaux apaiser les dernières volutes de mon angoisse. Peu à peu, je respire plus facilement, et mon cœur se calme enfin. Il n'a pas cessé de battre à toute allure depuis que j'ai quitté la cuisine en trombe pour me rendre à l'extérieur.

Quand soudain, un craquement retentit non loin de moi, comme si... comme si quelqu'un venait de marcher sur une branche morte.

Je me redresse sur le banc, alerte, pour scruter les environs. Je pensais m'être suffisamment enfoncée dans la forêt de la propriété pour être tranquille, mais il semblerait que les plus déterminés des habitants d'Asthall soient parvenus à me suivre à la trace. Réprimant un frisson d'appréhension, je me lève lentement, et m'avance vers l'endroit d'où provient le bruit tout en remettant la lettre dans mon sac.

- Il y a quelqu'un ? lancé-je d'une voix incertaine, et un peu trop apeurée à mon goût.

T'as peur de rien, Sarah, oublie pas.

Soudain, je détecte un mouvement à ma droite, à quelques mètres de moi. Mon coeur fait un bond dans ma poitrine et je me retourne vivement... juste à temps pour voir la silhouette d'un enfant aux cheveux noirs fuir dans la direction opposée.

Je comprends immédiatement.

Liam.

- Merde !

Sans même que je ne leur ordonne, mes jambes se mouvent d'elle-même. Je me mets à courir à sa poursuite. Je cours pour le rattraper, je cours pour ne pas le laisser s'échapper, je cours pour enfin connaître la vérité. Etre sûre de la vérité.

Liam court vite, pour un petit garçon de dix ans. Mais je suis plus grande que lui, j'ai plus d'endurance, et je suis plus déterminée. Je le rattrape alors qu'il s'apprête à sortir de la forêt pour rejoindre le château. Ma main saisit la sienne pour l'empêcher de s'éloigner, et il se fige alors que je m'agenouille à son niveau. Sa respiration est rapide, et je ne suis pas certaine que ce ne soit dû qu'à son sprint.

- Liam... c'est toi ?

Quelle question...

Bien sûr que c'est lui. Je le devine dans ses yeux noirs et dans l'étincelle anxieuse qui luit à l'intérieur de ses pupilles. Je le vois dans la couleur de ses cheveux, dans la forme de son visage, dans ses joues rouges, dans ses traits trop matures pour son âge. Je le sais par son expression inquiète et par la façon dont il tente de reprendre contenance après sa fuite.

- Liam... c'est toi.

Le petit garçon m'observe quelques secondes avant d'acquiescer sans un mot. Son regard se pose sur ma main qui enserre encore la sienne, et je le lâche immédiatement, un peu honteuse.

- Désolée, je ne voulais pas te faire peur. Je... c'est moi, c'est Sarah. Sarah Winston.

- Je sais.

Sa voix me fait un choc. Il a les mêmes intonations que lui. La même façon de s'exprimer, un peu froide et détachée, et pourtant emplie d'émotions réprimées tant bien que mal.

Ce n'est pas la voix qu'un enfant de dix ans devrait avoir.

Mon cœur s'emballe tandis que je le regarde pour intégrer chaque détail de son visage et de son corps.

Inspiration, expiration.

Ils se ressemblent tellement...

Ce n'est que quand le regard de Liam se pose sur ma joue que je me rends compte de la larme qui roule sur ma peau.

Ils se ressemblent tellement...

- Tu... attends, regarde...

Dépassée par les évènements s'enchaînant un peu trop vite à mon goût, je m'empresse de saisir la lettre dans mon sac. Mes paumes sont moites et mes doigts sont tremblants, alors je me dépêche de lui tendre le papier pour replonger les mains dans mes poches.

Mais Liam écarquille les yeux, avant de me fusiller du regard.

- Rangez ça ! siffle-t-il en me remettant le message de force dans les mains. Vous auriez dû le brûler après l'avoir lu.

Au-delà de son agacement, c'est la peur que j'entends dans sa voix qui me marque. Et je me rends compte qu'il a raison.

Je suis stupide. Si le Doyen était tombé sur cette lettre, qui sait ce qu'il pourrait faire subir à Liam pour le punir.

Avec la même maladresse que pour la sortir, je fourre la lettre dans ma poche. Liam, lui, s'éloigne déjà, m'entraînant de nouveau dans la forêt, à l'abri des regards. Il ne cesse de jeter des coups d'œil à droite et à gauche, sur le qui-vive, et ses doigts s'entremêlent les uns aux autres. Un tic nerveux. Il l'avait aussi.

C'est fou de voir à quel point ils sont semblables, alors qu'ils ne se sont jamais connus.

- Pourquoi tu as fui ? interrogé-je alors que l'enfant s'arrête finalement au niveau d'un grand sapin.

Liam hausse les épaules et enfouit ses mains dans les poches de son sweat.

- Lorsque vous êtes arrivée, le Doyen m'a interdit de vous parler, explique-t-il. Mais je vous ai vue vous éloigner et je... enfin, je vous ai suivie.

Mais tu as pris peur.

Il a pris peur de la punition qui découlerait de cet acte de désobéissance, et il s'est enfui.

Tout comme moi, je me serais enfuie.

On ne sait pas faire grand chose d'autre, dans la famille Winston, de toute façon.

- Liam, je...

Je m'arrête. Que pourrais-je lui dire, que je suis désolée ? Que je regrette de n'avoir rien fait pour lui avant ? Que je suis lâche de m'être enfuie ? Que je suis égoïste ? Il le sait déjà. Et ce ne sont pas de pauvres mots qui y changeront quoi que ce soit. Comment pourrait-il me pardonner alors que je n'y parviens pas moi-même ? Je m'en voulais déjà le soir où j'ai fui. Et si, pendant dix ans, le temps a légèrement endormi la culpabilité, elle n'est jamais vraiment morte...

... et voilà qu'elle est réveillée.

Et là, debout devant celui que ma lâcheté m'a poussée à abandonner, je ne sais plus comment me comporter.

Liam m'observe silencieusement, l'air de se demander quelles pensées traversent mon esprit. J'inspire un grand coup pour me reprendre.

Trouve un truc à dire, Sarah, trouve un truc à dire...

Mais je n'arrive pas à parler. L'émotion écrase ma poitrine et me coupe le souffle, empêchant le moindre son de sortir de ma bouche. Le petit garçon semble être dans le même état que moi.

Alors nous nous contentons de nous fixer l'un l'autre, silencieux. Et si je ne saurais jamais ce que mes yeux expriment en cet instant précis, je n'oublierai jamais les émotions qui hantent le regard de Liam, ce regard que je connais par coeur pour l'avoir vu des milliers de fois.

La peur. La colère.

Et le désespoir.

Mon cœur s'emballe, mon souffle est court, mes sentiments menacent de me submerger.

Je n'ai pas pu te sauver, Alec. Mais, si tu veux bien me laisser une seconde chance...

Une promesse naît dans mon esprit, une promesse que je ne prononcerai jamais ailleurs que dans mes rêves, tout simplement parce que la personne à qui elle est destinée n'est plus là pour l'entendre.

... je te promets de sauver ton fils.

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