Chapitre 12

- Mademoiselle Sarah Winston ?

À travers mes paupières à demi fermées, je vois une silhouette floue se baisser vers moi et s'accroupir à mon niveau.

- Mademoiselle Sarah Winston, c'est vraiment un honneur.

La voix est masculine, et emplie d'une déférence et d'un respect non dissimulés. Mais, avant que je ne puisse proférer un son, une deuxième silhouette vient rejoindre la première. Ma vision se précise légèrement, juste assez pour que je décèle le visage des deux inconnus, des garçons.

- Tu es sûr qu'elle va bien ?

- C'est la Jumelle, bien sûr qu'elle va bien.

Une main fraîche se pose sur ma joue. Un long frisson de dégoût parcourt mon corps, mais je n'ai pas la force de la repousser.

Je me contente de rester recroquevillée contre le mur du couloir.

Avec mes souvenirs.

- Pourquoi elle ne répond pas ?

- Vous pensez qu'elle communique avec le Suprême ?

- Ne la dérangez pas dans sa prière !

Les murmures s'entremêlent, se lient, se fondent les uns dans les autres. Je ne sais même pas si je respire encore.

Liam...

Alec...

Respire...

- Elle n'a pas l'air bien, quand même. On devrait pas prévenir le Doyen ?

Le Doyen.

Ce nom me fait l'effet d'une décharge électrique. Tout mon corps est parcouru d'un long frisson presque douloureux et je redresse brusquement la tête. L'air afflue dans les poumons et je hoquète tout en essayant de garder contenance. J'ai l'impression de sortir la tête de l'eau après m'être noyée.

Une main se pose sur mon épaule tandis que quelqu'un derrière moi m'aide à me redresser. Je ne sais pas, je ne comprends pas. Que s'est-il passé pour que je me retrouve ainsi, à demi inconsciente par terre ?

Je lève les yeux vers les inconnus en face de moi. Ils sont cinq, deux filles et trois garçons, qui semblent tous avoir une vingtaine d'années.

Et, évidemment, tous me fixent avec des étoiles dans les yeux.

- Mademoiselle Sarah Winston, vous allez bien ?

C'est la fille la plus proche de moi qui a parlé, une petite brune aux airs de bibliothécaire. Sourcils froncés, elle avance d'un pas et tends une main aux ongles rongés vers moi. Je recule et jette un coup d'œil aux alentours.

Je suis encore dans le grand couloir de l'aile des prêtres, près de la salle de classe. M'approchant de la fenêtre, je vois que Liam est toujours assis à sa place et que le prêtre a regagné le grand bureau en bois au fond de la pièce. Je ne suis donc pas restée inconsciente, ou quoi qu'il ait pu se passer, très longtemps.

- Mademoiselle Sa...

- Oui, ça va, je vais bien, lâché-je d'une voix exaspérée en espérant qu'ils s'en aillent.

Je lâche le mur pour avancer de quelques pas dans le couloir, mais je m'immobilise presque aussitôt. Ma vision s'obscurcit. Mes mains tremblent. Mes jambes flageolent.

- Vous êtes sûre ? demande un des garçons. Vous semblez sur le point de tomber par terre.

- Oui, oui...

Non.

La tête me tourne, j'ai mal au ventre. J'ai l'impression que je vais vomir d'un instant à l'autre, mais vomir quoi ? Je n'ai rien avalé depuis...

Depuis quand ?

Depuis deux jours, depuis que je suis ici.

Mon estomac se serre. Comment ai-je pu ne pas m'en rendre compte ? Oublier quelque chose d'aussi simple, d'aussi habituel ?

Juste me nourrir.

- Je... j'ai faim...

Je... j'ai faim...

La phrase trouve écho dans mon esprit, dans une partie de ma mémoire que je pensais oubliée à jamais.

Je... j'ai faim...

*Avant*

- Je... j'ai faim...

Alec, debout près de la porte qui mène à l'extérieur de la cave, me jette un regard sombre.

- Moi aussi.

- Je veux sortir d'ici...

La cave est humide. Glaciale. Plongée dans les ténèbres. La seule lumière autorisée lors de l'épreuve est celle diffusée par la torche accrochée au mur derrière moi, et qui ne tardera pas à s'éteindre. Depuis combien de temps sommes-nous là ? Aucune idée, je n'ai aucun repère temporel excepté la soif qui me brûle la gorge et la faim qui me tord l'estomac.

- On n'a rien fait qui mérite une punition, pourtant... murmuré-je d'une voix tremblante.

Alec se laisse glisser contre le mur derrière lui.

- C'est le jour d'Asthall, dit-il simplement.

Je grimace et serre mes bras contre moi. Le jour d'Asthall. Une journée entière dédiée au Suprême, et qui célèbre plus particulièrement l'anniversaire d'Asthall. Aujourd'hui, nous sommes en 2009, et cela fait cent trente six ans que la communauté a été fondée, par Maxwell Winston.

Et à cette occasion, Alec et moi sommes censés rendre hommage à notre créateur en nous privant momentanément de la vie dont il nous a fait cadeau.

Vingt-quatre heures... c'est seulement vingt-quatre heures.

Mais j'ai soif.

Et j'ai faim, si faim.

« La faim n'est rien d'autre qu'un ordre que votre corps souhaite vous donner, mademoiselle Sarah. Il vous ordonne de le nourrir, de prendre soin de lui et de l'écouter. Mais le Suprême a fait de vous un être supérieur. Vous n'avez pas à vous plier au désir d'une enveloppe charnelle. Vous devez apprendre à lui résister, à ne pas songer à manger sur son ordre, à attendre que l'occasion se présente sans la quémander. »

La voix du Doyen retentit dans mon esprit et je ferme les yeux.

J'ai faim.

Vingt-quatre heures... c'est seulement vingt-quatre heures.

***

- Je n'arrive pas à y croire ! Deux jours sans manger... tu te rends compte ? Tu faisais comment, toute seule hors d'Asthall ? Heureusement que je suis là ! Et puis, de toute façon, tu...

Je fixe mon attention sur la table à manger, laissant Saddy déblatérer toute seule tout en fouillant dans les placards de la cuisine. Mon pied droit tape nerveusement le sol. Mon trouble doit se remarquer rien qu'en regardant mon visage. Du bout du doigt, je trace un rond sur la nappe, perdue dans mes pensées.

C'est fou à quel point les vieilles habitudes reviennent vite. A peine de retour, j'ai déjà repris mon comportement d'avant. Ne pas quémander de nourriture, ni d'eau, prendre uniquement quand on me donnait et jamais par moi-même. Et, surtout, aller jusqu'à oublier la sensation de faim.

Jusqu'à l'écroulement.

Saddy pose bruyamment un bol de céréales devant moi. La vieille femme semble exaspérée, pour ne pas dire agacée.

- Mange, m'ordonne-t-elle d'une voix autoritaire.

Je m'exécute sans rechigner. Je mâche à peine la nourriture avant de l'avaler. J'ai l'impression de ne pas avoir mangé depuis dix ans.

Avec un petit sourire en coin, je la regarde aller à droite à gauche dans la petite cuisine, vaquant déjà au repas du midi. Cette pièce est affiliée à sa chambre ; Alec et moi prenions tous les jours notre petit-déjeuner ici - du moins quand nous étions autorisés à en prendre un - avant d'aller affronter notre journée. La voir s'affairer ainsi aux fourneaux me rappelle des souvenirs, qui pour une fois ne sont pas mauvais.

J'aime cette femme. Je l'aime parce qu'elle a toujours essayé de faire le mieux pour nous. J'aime la façon dont elle me réprimande pour que je prenne soin de moi. J'aime la manie qu'elle a de me tutoyer quand son instinct maternel prend le dessus sur son rôle de tutrice stricte et insensible. Ces petits détails ont un sens pour moi, ils signifient qu'Asthall n'est pas complètement mauvais, et que certains membres de la communauté ne sont au fond que des êtres humains nés au mauvais endroit.

Mais malgré tout, un détail me trotte dans la tête.

- Saddy ? interrogé-je la bouche pleine. Comment est-ce que tu savais que j'allais revenir ?

Saddy, le bras tendu pour saisir un poivron dans le bac a légume, s'immobilise en plein mouvement. Elle met quelques secondes à me répondre, d'une voix un peu étrange :

- Je ne le savais pas.

- Alors pourquoi as-tu acheté le miroir ?

La vieille femme souffle violemment, agacée.

- Je ne sais pas, il m'a fait penser à toi, alors je l'ai pris, c'est tout. Tu te plaignais tout le temps que cette chambre était vide, alors dès que le Doyen m'y a autorisée j'ai voulu arranger ça...

- Un peu tard pour cette preuve d'amour, tu ne trouves pas ?

La phrase a jailli d'entre mes lèvres d'une voix acerbe sans que je ne puisse la réprimer.

Sans même que je ne le veuille, peut-être.

Oui, j'aime Saddy... mais je déteste cette manie qu'elle a de se voiler la face, de fermer les yeux, de faire des choses pour moi uniquement quand elle en a l'autorisation et non d'elle-même.

Mais ma pointe de révolte se brise immédiatement quand je vois le regard blessé de la vieille femme se poser sur moi. Je baisse presque immédiatement les yeux sur mon bol de céréales, incapable d'affronter ce que je viens de causer en elle. Du chagrin. Et de la colère.

Mon souffle se bloque dans ma poitrine et je me sens rougir de honte et de remords. Pourquoi ai-je dit ça, de façon si violente ?

J'ouvre la bouche pour parler, dire n'importe quoi, m'excuser, mais, avant même qu'un son ne sorte de mes lèvres, la vieille femme pose brutalement le légume qu'elle tenait sur la table. Puis, les yeux fixés sur le mur pour ne pas croiser mon regard, elle me dépasse d'un pas vif et sors de la cuisine en claquant la porte.

Je reste seule dans le silence soudain de la pièce.

J'ai l'impression qu'un gros trou se creuse dans ma poitrine. Je n'aurais jamais dû dire ça. Saddy est triste. Blessée. Et elle va aller raconter cet incident au Doyen.

Ma respiration se bloque, repart, devient irrégulière.

« Bien joué, sœurette. »

La voix d'Alec a résonné dans mon esprit, et je sursaute. Je peux presque le voir, là, assis en face de moi, les coudes négligemment posés sur la table ou se balançant sur sa chaise.

« Pauvre Saddy... »

Je secoue la tête avec véhémence. Sa voix aux allures de fantôme résonne autour de moi, dans ma tête et dans mon âme, m'englobe, m'enserre dans un étau dont je ne peux me défaire. J'inspire violemment, par à-coups, tentant de me défaire de son emprise.

Il n'est pas là... il n'est pas là.

Ma vision s'obscurcit. Je ne vois presque plus rien, des points noirs dansent devant mes yeux. J'ai mal à la poitrine, l'air me brûle en entrant dans mon corps, et quand mes larmes se mettent à couler, j'ai l'impression qu'elles tracent sur mes joues des sillons d'acide. Je n'arrive plus à respirer. Je n'arrive plus à faire le moindre mouvement.

J'ai l'impression de mourir.

- Sa.. Saddy, à-à l'aide...

Ma voix est étranglée, et basse, bien trop basse pour que la vieille femme m'entende, si tant est qu'elle soit encore dans les parages.

La cuisine s'assombrit. Les ombres de mon esprit l'envahissent, la transforment en pièce noire et froide, me condamnent à l'intérieur.

« Respire, Sarah. »

La silhouette d'Alec se précise tandis que sa voix résonne dans ma tête. Et, lentement, sa main se lève et va effleurer ma joue. Je ferme les yeux pour garder la sensation de ce geste, ce geste doux qu'il avait parfois envers moi quand mes angoisses devenaient trop fortes, trop incontrôlables.

- Tu... t'es pas là... balbutiai-je. Je suis désolée, reviens...

À qui est-ce que je parle ? Je ne le sais pas moi-même. Tout ce que je sais, c'est que je parle trop bas pour que Saddy puisse m'entendre.

- Je suis vraiment désolée, si tu savais...

Devant moi, mon hallucination esquisse un sourire.

Puis, soudain, elle se mets à grandir. Sa silhouette s'étend, jusqu'à me surplomber entièrement...

... puis Alec se fond dans la pénombre avec un dernier soupir.

La cuisine est sombre, glaciale, terrifiante, et j'ai beau me douter qu'il ne s'agissait que d'une hallucination, j'ai l'impression d'être à nouveau seule... de l'avoir une nouvelle fois vu partir.

Inspiration, expiration.

Respiration entrecoupée, larmes brûlantes, plaintes inaudibles.

Je suis plongée dans les ombres de mon esprit...

... et je ne sais pas comment faire pour m'échapper.

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