8 - Le bal de Billie

Hello ! ^^

Avant de plonger dans le chapitre, je tiens à vous avertir qu'il contient des éléments qui pourraient être difficiles à lire pour certains. Je préfère vous informer pour que vous ne soyez pas pris au dépourvu. Prenez une pause, sautez la partie, abandonnez, faites comme vous le sentez :)

Bonne lecture et, surtout, prenez soin de vous 

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Jimin se traînait jusqu'au réfectoire, la fatigue pesant lourdement sur ses épaules après une énième nuit passée à l'abattoir. Ses yeux cernés trahissaient son fardeau ainsi que le manque de sommeil qu'il se traînait. Willy n'était pas revenu. Le poste de saigneur le minait.

L'odeur de soupe de riz l'accueillit à la cantine. Il en aurait presque esquissé un sourire. Qu'il était plaisant de sentir autre chose que le bétail apeuré. Il remarqua deux silhouettes solitaires, assises à des tables séparées : Yoongi et Tae.

Sans vraiment hésiter, il rejoignit son camarade pâlot qui avait les yeux levés vers lui, mais dont le visage demeurait dépourvu de toute émotion visible. Sans faille. Si Jimin n'avait pas vu son dos quelques jours plus tôt, il aurait pu continuer de croire qu'il n'en avait pas une.

– Où est Billie ? demanda-t-il en posant son plateau métallique face à lui.

Yoongi haussa les épaules en réponse, et Jimin soupira en comprenant que, pour le troisième repas d'affilée, leur amie ne viendrait pas.

– J'espérais que tu aurais réussi à la convaincre de manger un peu...

Son camarade de dortoir fit un mouvement de sourcil impuissant, signe qu'il n'avait pas eu beaucoup d'influence sur la situation, et Jimin laissa échapper un nouveau soupir. Billie était têtue, ils le savaient tous les deux. C'était d'ailleurs ce trait de caractère qui était en train de la détruire.

Ils commencèrent à manger après une courte prière mais, au milieu du repas, Jimin laissa tomber sa cuillère tapissée de grains gluants. Son couteau était immaculé. Toucher sa viande devenait au-dessus de ses forces, bien que celles-ci s'amenuisaient.

– Je vais voir comment elle va.

Aussitôt dit, il attrapa son plateau et le déposa à la va-vite sur l'un des racks. Yoongi, écarquillant les yeux, sembla prêt à le suivre ou à le retenir, mais Jimin était déjà ailleurs. Il était poussé et accablé par son mauvais pressentiment qu'il trouvait foutrement justifié.

Au début de la semaine, Billie avait été voir Donsak. Encore. Le chef, habituellement assez sympathique – bien que dépassé par le tempérament de la jeune femme – s'était montré plus ferme qu'a l'accoutumé et les choses étaient donc dorénavant claires : si elle venait encore à faire une demande concernant le sous-sol, elle serait priée de quitter Meonville.

Quand elle avait raconté ça à ses deux camarades de dortoir, ils avaient alors pensé que cette fixette concernant le sous-sol prendrait fin et qu'elle arrêtait d'essayer de s'y faire embaucher. Et ce fut, d'une certaine manière, le cas. La décision de Billie était prise : au prochain bus, elle quitterait la ville. Le sous-sol ou rien, s'entêtait-elle.

Jimin et Yoongi s'étaient ainsi accordés les jours qui les séparaient de l'arrivée du bus pour la persuader de rester. Ils ne voulaient cependant pas la contraindre et avaient convenu d'accepter son choix final, quoi qu'il advienne. Billie était venue dans cette ville de son plein gré, c'était donc aussi son droit le plus strict que de la quitter quand bon lui semblait. C'était néanmoins également le leur d'essayer de la faire changer d'avis. Pour lors, la balance ne penchait pas de leur côté. Pas même un peu.

Toutefois, en se dirigeant vers son dortoir, ce n'était pas tant l'éventuel départ précipité de Billie qui inquiétait Jimin. Il savait que le bus ne passerait que dans trois jours, ce qui le laissait relativement serein sur ce point. Autre chose tiraillait ses pensées.

En pressant le pas vers sa chambre, il repensa à ce que Billie et lui s'étaient dits au moment où il avait découvert l'existence de ce garçon nommé Hoseok.

C'est mon petit ami. Il s'appelle Hoseok.

Jimin eut à peine le temps de jeter un coup d'œil de plus à ce jeune homme héroïnomane dont on venait de lui conter l'histoire que Billie le tira de ses pensées en passant devant lui.

Elle s'était enfin décidée à partir de devant cette porte rouillée, laissant à Jimin le loisir de comprendre que Hoseok était la véritable raison de sa présence.

C'était lui qui n'arrivait plus à bouger. Il continuait d'observer ce troupeau étrange d'ouvriers qui l'étaient tout autant, ainsi que cet accès entrouvert sur une profonde obscurité. Il plissa les yeux, essayant de voir par-delà le noir. Il se sentait observé, et ne parvenait pas à détourner le regard pour autant, comme si quelque chose l'attirait depuis là-bas, l'appelait... Des murmures.

Hé ! Tu viens ?

Jimin sursauta en se tournant vers Billie.

Hein ?

Ça va pas ? lui dit-elle en se rapprochant.

Il lança un rapide coup d'œil vers cette porte bordeaux, mais elle s'était entre-temps refermée. Il secoua alors la tête.

Si... ça va, répondit-il à Billie, distrait.

Elle lui donna un coup de coude amical pour le faire avancer.

Allez, le saigneur sauvage ! s'exclama-t-elle gaiement. Yoongi va nous engueuler si on se dépêche pas. Enfin, nous regarder de travers, je veux dire.

Jimin esquissa un sourire à sa plaisanterie sur leur ami taciturne, puis son visage se figea.

Le saigneur sauvage ? répéta-t-il avec un mélange de surprise et d'amusement.

Elle rit.

C'est comme ça qu'ils t'appellent tous au réfectoire !

Les yeux de Jimin devinrent ronds.

Tu plaisantes j'espère ?

J'ai l'air de plaisanter ? demanda-t-elle avec son air rusé ressuscité. Ce Tae a raconter à tout le monde comment tu lui as sauvé la vie en mettant fin à celle de cette pôôôvre vache.

Elle mima un coup de couteau dans le vent, digne d'un samouraï. Les bruits qui sortaient de sa bouche, eux, auraient pu être tout droit sortis d'un jeu vidéo.

Tu es une légende, Jimin, va falloir t'y faire ~ chantonna-t-elle.

Mon dieu... se lamenta Jimin.

On croirait entendre Yoongi. Enfin, s'il parlait...

Jimin rigola tout en remerciant intérieurement Billie d'être comme elle était. De savoir le faire rire, de réussir à alléger ses craintes et pensées malgré ses soucis à elle. Lui n'avait pas son talent et ne savait pas non plus faire taire ses inquiétudes la concernant ; encore moins garder ses questions pour lui. 

Billie, c'est... c'est pour ce garçon que tu veux aller au sous-sol ?

L'éventualité que ce soit le cas le contrariait. Ce n'était pourtant pas de la jalousie qu'il éprouvait, mais autre chose. Un sentiment préexistant en lui, qui semblait prendre vie auprès de Billie, mais qu'il ne parvenait pas à nommer. Un besoin de protéger, peut-être.

Billie soupira doucement face à cette question. Pas de façon méchante, plutôt comme pour marquer le changement d'ambiance ; telle la brise d'une saison qui, quand elle souffle, laisse place à la suivante.

– C'est moi qui ai amené Hoseok à Meonville. Et je m'en suis longtemps voulu. Mais... plus maintenant.

– Pourquoi ?

Il regretta presque cette question accusatrice, mais Billie répondit sans amertume :

– Parce qu'il a trouvé ce qu'il cherchait. Il s'est fuit, murmura-t-elle, envieuse.

– Il t'a laissé tomber.

Cette affirmation accusatrice là, Jimin ne la regretta pas.

– Je ne lui en veux pas. J'étais amoureuse de lui, pourtant j'aurais fait pareil si j'avais été à sa place. Et sans me retourner.

– Tu parles de tes sentiments au passé... releva prudemment Jimin.

– A quoi bon continuer d'aimer ce qui n'existe plus... Cet endroit l'a fait disparaître.

La réponse de Billie fit frissonner Jimin, comme s'il venait de découvrir une vérité terrifiante cachée dans les replis de l'obscurité.

– Tu ne dois pas aller là-bas ! s'exclama-t-il, un brin désespéré.

Billie pouffa.

– T'es mignon, Jimin. Mais j'ai jamais été du genre à suivre les règles, même quand j'étais gamine et que les adultes essayaient de me dresser. Alors, même si t'as quelques années de plus que moi, ça ne change rien. Désolée, "Oppa", lança-t-elle avec moquerie.

Le côté borné de la jeune femme n'étant plus à prouver, Jimin n'insista pas. Il lui avait interdit d'y aller spontanément de toute façon, sans vraiment s'attendre à la convaincre si vite et si simplement. Même s'il aurait aimé.

Alors... c'est pas pour lui que tu veux y aller ? tenta-t-il de s'assurer.

Non.

Billie s'apprêta à reprendre la parole en sentant que sa réponse n'était sans doute pas suffisante, mais elle s'arrêta. Jimin la regarda hésiter sans la brusquer. Il sentait que ce n'était pas comme ces fois où il avait l'impression de l'entendre déchirer un morceau de son histoire avant de la raconter. Non. Il pouvait clairement percevoir la différence. Cette fois-ci, Billie allait lui révéler une part d'elle-même, ce qu'elle ressentait vraiment. Une page dont elle ne s'était vraisemblablement encore jamais défaite.

J'ai personne, Jimin. Ma mère biologique, elle... peu importe. C'est pas qu'elle le problème. Personne de ma "famille" n'a jamais essayé de me retrouver. Je suis seule. Et j'en ai assez, avoua-t-elle, les yeux humides.

Elle renifla et planta son regard écorché dans celui de Jimin.

Ce que je veux, c'est trouver ce que Hoseok à trouver. Être... débarrassée de tout ? même si c'est en ressemblant à un putain de zombie. Est-ce que tu peux comprendre, ça ? demanda-t-elle d'une voix douce et brisée.

Jimin l'observa sans réussir à cacher le fait qu'elle venait de le bouleverser.

Bien sûr que je le peux...

Les larmes de Billie coulèrent, elle n'essaya pas de les essuyer. Sa carapace venait de se fissurer. Ça semblait douloureux. Jimin avait mal pour elle.

Merci, prononça-t-elle simplement.

À la pureté de ce mot, Jimin s'approcha et la prit dans ses bras. Billie y pleura, vulnérable de s'être confiée et reconnaissante d'être comprise.

Tu dis que tu n'as personne, mais Yoongi et moi, on est là pour toi, murmura Jimin.

Je sais, renifla-t-elle sur son épaule. Et j'en suis désolée.

Elle s'écarta en essuyant son visage à l'aide de ses mitaines abîmées tandis que Jimin ne la quittait pas des yeux.

Tu n'as pas à être désolée, Billie.

Si.

Pourquoi tu dis ça ?

Elle haussa faiblement les épaules, n'ayant plus la force de garder ses pensées sombres pour elle.

Parce que, que j'aille au sous-sol ou non, je finirais par disparaître. Alors je suis désolée d'être entrée dans vos vies, avoua-t-elle en fondant en larmes.

Hé, ne dis pas n'importe quoi, la contredit-il tout de suite.

Elle sanglota à ses mots et retourna elle-même dans les bras de Jimin. Il ferma les yeux en la maintenant contre elle et caressa le sommet de sa tête en murmurant :

Maintenant que tu fais partie de ma vie, je ferais tout pour que tu en sortes jamais.

Billie resserra son étreinte, comme pour s'accrocher à cette promesse.

– Billie ? appela Jimin en poussant doucement la porte du dortoir sept.

Le contraste entre le dehors ensoleillé et la pénombre de la pièce mit à mal sa vue qui s'ajusta naturellement au bout de quelques secondes. Le lit superposé que lui et Yoongi occupaient était vide, mais pas celui de Billie. Il fronça les sourcils. Ce n'était pas le genre de la jeune femme de dormir à cette heure-ci. Il marcha lentement et sans faire de bruit vers elle afin de ne pas la réveiller brusquement.

– Billie ? murmura-t-il.

Il posa sa main sur la couverture rêche qui formait une masse immobile et la secoua légèrement.

– Hé, chuchota-t-il en dégageant lentement la couette.

Une odeur qu'il avait bien trop l'habitude de sentir à l'abattoir le frappa et quand sa main se posa sur le corps de Billie comme pour vérifier ce que son esprit avait déjà compris, il aspira bruyamment l'air. C'était mouillé, chaud et visqueux. Du sang.

– Billie !

Il s'éloigna à contrecœur, juste pour allumer la lumière, puis courut vers son amie à nouveau. Son souffle s'affola devant tout ce rouge qui peignait les draps, les bras de Billie ainsi que le maillot de corps blanc qu'elle portait en guise de pyjama.

– Mais qu'est-ce que t'as fait !?

Sa réprimande emplie d'effroi et de confusion résonna. La queue-de-cheval de Billie pendit vers l'arrière lorsqu'il passa son avant-bras sous sa nuque pour la soulever. Il la secoua doucement, espérant que ses yeux s'ouvrent, mais, tout ce qu'il voyait, c'était ses paupières closes et ses cils frôlant ses joues.

"Que j'aille au sous-sol ou non, je finirais par disparaître."

Un sanglot lui échappa.

Il serra son corps inerte dans ses bras, s'en voulant tellement d'avoir compris trop tard ce qu'elle avait voulu dire par là, puis un bruit semblant provenir de la gorge de la jeune femme le fit bondir et reprendre ses esprits.

– Billie ?!

Guidé par l'espoir, il plaça le bout de ses doigts tremblants sur la carotide de son amie. Il attendit, se concentra puis le sentit. Un pouls. Faible, mais présent.

Il respira la bouche grande ouverte avant de remercier ouvertement qui voulait bien l'entendre. Dieu peut-être, le destin, le cœur de Billie ; qu'importe. Il était reconnaissant.

Il renifla, ravala ses larmes et attrapa un bout du drap avant de le déchirer sans aucune douceur.

– Désolé, je peux pas te laisser disparaître.

Il prit les poignets fins et couverts de sang et les banda avec précipitation. C'était bâclé et peut-être inutile, mais la seule chose qu'il savait était qu'il n'avait pas beaucoup de temps. Les battements du cœur de Billie étaient comme un tic-tac mortel ; et le rouge qui s'échappait des blessures qu'elle s'était elle-même infligées lui paraissait être les grains de sable d'un sablier retourné depuis bien trop longtemps.

Les bouts de tissus noués, il la souleva en marié. Un gémissement dû à l'effort lui échappa puis il traversa la chambre avec difficulté. La porte s'ouvrit brusquement avant même qu'il ne l'atteigne.

Devant la jeune femme qui semblait tout droit sorti du bal du diable de Carrie, le visage de Yoongi avait l'air encore plus pâle qu'habituellement.

– Elle est vivante ! s'empressa de lui dire Jimin en faisant remonter Billie dans ses bras. Je sais pas quoi faire ! Il nous faut de l'aide !

Yoongi regarda la rue vide autour d'eux, perdu, avant de faire signe de ses deux mains à Jimin de lui confier Billie. La jeune femme changea alors de porteur et Jimin partit en courant vers le seul endroit où il savait qu'il trouverait du monde à cette heure en dehors de l'abattoir : le réfectoire.

– Aidez-nous ! hurla-t-il, déchirant l'air en pénétrant dans la salle bondée.

Les ouvriers s'arrêtèrent à peine de manger pour regarder d'un air un peu blasé ce garçon couvert d'hémoglobine qui venait d'interrompre leur repas. Quotidien.

Ce manque de réaction mit comme un coup de massue sur la tête de Jimin. Ces gens étaient tous si habitués à la souffrance et au sang qu'ils en étaient devenus indifférents.

Jimin savait qu'il devait parler, leur dire ce qu'il venait de se passer, mais il n'y arrivait pas. Le contrecoup lui donnait le vertige tandis que le fait d'être face à ses hommes et femmes mangeant leurs morceaux de vaches mortes lui filait la nausée.

Alors, les bras ballants, il les fixait, se sentant comme le seul étranger parmi eux. Son attention fut brièvement attirée par un garçon qui s'était levé tout au fond de la grande salle : Tae. Le nouveau était le seul à avoir réagi. Par un cruel hasard, il était également le seul incapable de prêter main-forte en raison de sa récente intégration.

Yoongi entra brusquement dans le réfectoire, essoufflé, avec la jeune femme inconsciente et vautrée sur son dos vouté. Cela eut plus d'impact que l'entrée de Jimin. Une cohue d'exclamations graves s'était élevée dans le bâtiment alors que seuls le chef Bosoem et l'intendant rejoignaient le trio.

– Qu'est-ce qui s'est passé ?! demanda le chef.

Jimin dut se faire violence pour reprendre possession de ses moyens.

– Elle... s'est blessée aux poignets, expliqua-t-il d'une voix sourde, le regard perdu.

– Avec quoi ? souhaita savoir l'intendant en examinant les bras de la jeune femme.

– J'en sais rien, mais... elle s'est fait ça toute seule, précisa Jimin, amorphe.

Son regard refusait de quitter le réfectoire alors que Boseom et l'intendant aidaient Yoongi à porter Billie vers l'infirmerie, un lieu destiné aux bobos et aux rhumes. Jimin ne voulait pas qu'ils aillent là-bas, il voulait l'hôpital, peu importe comment.

Pourtant, il ne protesta pas, ne bouga. Il se sentait incapable de s'exprimer ni de les suivre, réduit au rôle de témoin de l'inhumanité déployer sous ses yeux. Un rôle qu'il savait avoir déjà endossé, grâce à ses cauchemars.

Bruit de fourchette, mastication, rire.

Immobile, Jimin toisait d'un regard acéré les ouvriers du réfectoire, une lueur de méchanceté dans le fond des yeux. Il les dépeignait mentalement comme une assemblée de charognards insouciants, se délectant de leur pitance de chairs animales, infoutus d'éprouver de la compassion, indifférents de tout, même de l'agonie humaine qui se déroulait juste devant eux.

À leurs yeux, Billie ne valait sûrement pas mieux que ces vaches sacrifiées sur l'autel de la banalité afin de remplir leurs assiettes. Et, aux yeux de Jimin, Meonville ne valait guère mieux que le reste du monde, comme si elle était l'incarnation même de toutes les injustices et de toutes les cruautés qu'il avait subies.

Pour la première fois depuis son arrivée ici, il détesta cette ville.

<3

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