32 - L'œuvre d'un monstre


— Déjà de retour ? lança joyeusement Billie. 

Jimin acquiesça d'un sourire maladroit. Il avait beau avoir franchi le seuil de l'infirmerie, son esprit demeurait piégé au sous-sol. Les images de la confrontation glaciale entre les deux vampires, et surtout les sensations de la main de Jungkook autour de sa gorge et de son doigt sur sa bouche, s'imposaient à lui.

— Qu'est-ce que tu faisais de beau, en pleine nuit ?

— Ahem, j'étais... à l'abattoir.

Une demi-lune de malice prit possession des lèvres de la jeune femme.

— T'es bien le seul dans cette ville qui y va encore, glissa-t-elle avec légèreté. T'y fais quoi ?

Son regard était pétillant, mais Jimin n'avait rien à dire qu'elle puisse entendre. Il haussa les épaules avec une moue désolée.

— Je vois, sujet sensible, rétorqua-t-elle. T'en fais pas.

Elle n'insistait jamais. C'était sans doute pour cette raison qu'il se sentait l'envie d'en dire plus que d'ordinaire. Avec elle, les silences étaient des passerelles et non des murs.

— J'étais au sous-sol.

Le visage de Billie perdit sa lumière. Ses yeux, deux galaxies en réflexion, se détournèrent.

— J'en rêve parfois, confia-t-elle dans un murmure absent. Il n'a jamais la même forme, ni la même couleur. Il se réinvente chaque nuit. Je crois que j'y suis jamais vraiment allée, mais... je sais pas encore comment c'est possible.

Son regard revint à Jimin.

— Désolée, je pars dans mes délires, souffla-t-elle dans un éclat de rire brisé. On dirait une dingue sortie tout droit de l'asile.

Jimin sentit une vague de chaleur douloureuse l'envahir. Il fit inconsciemment un pas vers elle.

— Tu n'es pas folle, Billie.

Elle passa ses mains dans sa queue-de-cheval, resserrant l'élastique pour reprendre contenance.

— Oh, arrête, j'le suis forcément. 

Il aurait voulu crier qu'elle se trompait, puisqu'il se doutait d'où lui venait cette horrible impression : l'hypnose. Mais il terra cette vérité dans son gosier. C'était difficile, ces secrets allaient finir par le tuer. Un allié, juste un. Voilà ce qu'il désirait. Mais ça semblait hors de portée.

Billie désigna les lits vides de l'infirmerie. Ils s'installèrent sur l'un d'eux, face à face. Assise en tailleur, le jeune femme aborda un nouveau sujet :

— L'ajumma m'a dit que tu cherchais Tae.

L'espoir se faufila dans les yeux de Jimin.

— Tu l'as vu ? demanda-t-il, fébrile.

Billie secoua la tête, sa queue-de-cheval imitant le balancier d'un métronome.

— Non. Et, vu l'heure, c'est pas maintenant qu'y va se pointer. Y'a que toi, en escapade nocturne mystérieuse, et moi, de garde. Tae doit dormir, supposa-t-elle.

Jimin dégonfla ses poumons.

— Je suis passé au dortoir avant de te rejoindre, et... il y était pas. Ça fait un moment que je l'ai pas vu, Billie, et rien a bougé de la chambre. Son sac, ses chaussures, son lit... Rien.

La chaise, avec les nœuds au barreaux, trônait elle aussi toujours au milieu du dortoir, mais Jimin s'abstint d'en faire le commentaire.

— Yoongi aussi le cherche... admit son amie. Il s'inquiète. Tu penses qu'il lui est arrivé quelque chose ?

Jimin hocha la tête, ses doigts caressant nerveusement sa lèvre inférieure, comme s'il voulait effacer quelque chose ou bien le faire perdurer.

— J'suis sûre qu'il va bien, le rassura Billie. C'est vrai, quoi, faudrait vraiment être un monstre pour s'en prendre à quelqu'un comme Tae...

Un monstre. Le visage de Jungkook se matérialisa dans l'esprit de Jimin. Il ne pouvait pas le qualifier de "monstre"; du moins, pas totalement... Pourtant, le vampire s'était lui-même qualifié ainsi : « Ne pense pas que je ne suis pas un monstre juste parce que je ne te tue pas. »

Le lendemain, Donsak, Willy et Boseom arpentèrent les rues poussiéreuses de Meonville, traquant quelques ouvriers triés sur le volet pour reprendre du service. La sélection n'était pas due au hasard. D'après les chefs et les rumeurs, les noms figurant sur leur liste avaient été apposé par monsieur Jungkook en personne.

Jimin avait pu glisser un œil sur cette fameuse liste lors d'un passage éclair au réfectoire. Ni lui, ni aucun de ses amis n'y apparaissaient. Ce serait mentir d'affirmer qu'il n'avait pas ressenti un pincement là, quelque part dans sa poitrine, une douleur qui s'apparentait autant à un coup à son orgueil qu'à la digestion du mauvais ragoût de la cantine.

Ce sursis forcé lui permit toutefois de parcourir la ville de long en large, à la recherche de Tae. Il écuma les ruelles et les recoins, comme on retourne une poche pour y dénicher une pièce égarée. En vain. 

Il revint donc à son dortoir délaissé par ses amis et à ses pensées, celles qui tournaient autour du vampire. Il décortiqua leurs interactions, leurs échanges. Et des phrases qui lui semblaient anodines, résonnaient maintenant étrangement.

« On se verra demain, si le cœur t'en dit toujours. » Ce "si" ressemblait à une alarme soigneusement dissimulée.

« Je ne pensais pas te voir ce soir. » Une formulation tellement banale, mais qui prenait soudain une autre dimension. Jungkook ne s'était pas préparé à le voir, parce qu'il pensait qu'il aurait déjà changé d'avis. « Pas sans raison. » Jimin se remémora sa réponse sur ce phénomène, et l'acquiescement de Jungkook. Une raison devait donc bien exister, une raison assez puissante pour l'empêcher de venir le retrouver. 

Et Jimin n'arrivait pas à oublier que la dernière fois qu'il avait vu Tae... le vampire se tenait devant sa porte, funeste présage en habit noir. Mais il  n'avait aucune réelle certitude, mis à part celle de confronter Jungkook. Hors de question d'attendre qu'il fasse nuit pour ça. 

Lorsqu'il arriva au sous-sol, peuplé d'une poignée d'ouvriers, sa résolution fléchit légèrement. Il n'avait pas été sélectionné pour travailler ici non plus. Sa frustration monta encore d'un cran en apercevant Hoseok adossé nonchalamment contre la porte close du bureau du dirigeant, avec les bras croisés et son habituel sourire tranquille accroché au visage.

Il n'est pas là, l'informa l'ex de Billie, sans détour.

— Je dois lui parler. Où est-ce qu'il est ?

— Occupé ailleurs. Mais il savait que tu viendrais, liste ou pas liste. Il a un travail pour toi.

Jimin fronça les sourcils.

— Et qu'est-ce que c'est ?

— Le nettoyage du camion.

Une légère suée envahit Jimin. Le camion. Celui-là même dans lequel Namjoon avait ramené des individus à interroger. L'idée d'aller y passer l'éponge faisait trembler sa curiosité, ainsi que ses mains. Ce n'était pas une simple corvée, il le sentait jusqu'au tréfonds de ses os.

Il a aussi dit que tu pouvais prendre quelqu'un avec toi pour t'aider, ajouta Hoseok avant de préciser : N'importe qui.

Le visage de Jimin se figea. Jungkook lui laissait libre choix, et cela n'avait sûrement rien d'anodin non plus. Le vampire devait avoir des desseins en arrière-plan. 

— Si tu veux, je peux t'aider, se proposa Hoseok.

La décision de Jimin était déjà prise, alors il secoua la tête pour décliner. Son collègue leva ses sourcils sans commenter.

— Commence maintenant et reviens le prévenir quand ce sera fait. Le camion doit repartir avant l'aube.

Jimin s'empressa de rejoindre l'infirmerie, espérant que Billie puisse lui concocter un petit miracle.

Jimin attendait à l'entrée de la cour de déchargement, sous un soleil rougeoyant qui se noyait dans un ciel saturé d'orange. La chaleur moite lui broyait ses nerfs déjà sous tension, conscient que cette rencontre risquait bien de dérailler avant même d'avoir commencé. Et puis, il l'aperçut enfin : le fameux "miracle" pour lequel il avait prié. Miracle, oui... jusqu'à ce que celui-ci le repère et fasse immédiatement demi-tour.

— Yoongi, attends ! héla Jimin, sa voix plus forte qu'il ne l'aurait voulu.

Le corps de Yoongi se raidit dans l'ombre du bâtiment de l'abattoir. Il n'avançait plus, mais ne se retournait pas non plus. Une brèche, dans laquelle Jimin s'engouffra avec une audace qui lui coûta presque physiquement.

— Je sais que j'ai merdé, lâcha-t-il. Et t'as toutes les raisons de vouloir me tourner le dos. Je comprends... vraiment. Mais si j'ai demandé à Billy de te faire venir ici, c'était pas pour te piéger. J'te le jure !

Yoongi pivota lentement. Ses poings serrés et la tension dans son corps indiquaient qu'il était à deux doigts de partir pour de bon. Jimin avala difficilement sa salive :

— Jungkook m'a demandé...-

Yoongi émit un bruit entre un souffle et un rire amer. Ce son, aussi bref fut-il, traversa Jimin comme une lame, coupant ses mots en plein vol. Son camarade ne lui accordait plus aucune confiance, c'était limpide. 

Jimin inspira un bon coup, tâchant de recoller les morceaux de son assurance éparpillée.

— Il m'a demandé de nettoyer le camion. Et de choisir quelqu'un pour m'aider. Qui je voulais.

L'immobilité de Yoongi signifiait qu'il l'écoutait encore, alors il enchaîna :

— Je t'ai choisi toi parce que... Le dirigeant a fait une erreur.

Son camarade ancra ses yeux aux siens, les poings toujours serrés, mais moins fermement.

— Je n'ai peut-être rien le droit de te dire, Yoongi. Mais, grâce à cette erreur, je peux te montrer.

Le silence tomba entre eux, mais Jimin avait visiblement réussi à convaincre Yoongi puisqu'il avança vers lui. Ils rejoignirent alors le camion sans un mot de plus. 

L'odeur nauséabonde et la nuée de mouches qui vrombissaient autour du véhicule n'annonçaient rien de bon. Jimin posa une main hésitante sur le levier, et avec une lenteur nerveuse, le tira. Le rideau s'ouvrit dans un grincement métallique lourd, laissant apparaître une scène macabre qui arracha un signe de croix instinctif à Yoongi.

Un charnier de chairs déchiquetées s'étalait sous leurs yeux. Des boyaux, suspendus tels des guirlandes macabres, oscillaient au rythme de la brise qui s'infiltrait dans la remorque. On aurait dit que des vaches avaient tout bonnement explosé.

Un haut-le-cœur saisit Jimin, mais il monta tout de même dans la remorque. Cela fit un bruit répugnant, comme s'il pressait des oranges pourries avec ses chaussures. Il perçut Yoongi grimper derrière lui, mais ne se tourna pas. Son regard était arrêté sur un détail saisissant : un doigt, humain, perdu au milieu de la marée de viscères.

La réalité s'imposa alors avec une certitude glaciale : des humains avaient été massacrés ici, réduits à un amoncellement de viande et d'os broyés. Pas des vaches. Une question terrible s'installa dans les pensées de Jimin. Et si... si Tae se trouvait là, quelque part, au milieu de cette boucherie ?

Une panique froide lui saisit le ventre, l'empêchant presque de respirer. Non, il refusait de penser ça. Tae devait être ailleurs, vivant. Tout comme il refusait de croire que ce carnage puisse être l'ouvrage de Jungkook. Il se raccrochait au fait que Namjoon était derrière ce massacre, pas Jungkook. Ce serait beaucoup trop... Beaucoup trop.

Il sentit un nouveau spasme naître au creux de son estomac et, incapable de le contenir cette fois, il se précipita au bord de la remorque pour rendre son repas du jour. Les graviers reçurent son ragoût dans un bruit marécageux. 

Ses mains tremblaient lorsqu'il essuyait sa bouche du revers, une frustration brûlante et déchirante montant en lui. Pourquoi Jungkook lui avait confié cette tâche ? Était-ce un test de confiance, ou voulait-il lui montrer l'ampleur de ce dont il était capable ?

Il rassembla son courage pour faire de nouveau face au carnage. Il avança prudemment, ses semelles produisant ce bruit flasque et écœurant : flik, flik, flik. S'il se concentrait assez fort sur ce son grotesque, il parviendrait peut-être à oublier ce qu'il voyait devant lui — mais rien à faire. Il ne trouvait qu'une formule pour décrire ce qu'il voyait : l'œuvre d'un monstre.

Au milieu de cette purée organique, Yoongi restait immobile, les yeux rivés vers le fond de la remorque où l'ombre avalait tout. 

— Yoongi ?

Sans réponse, Jimin suivit le regard de son camarade et aperçut ce qui le figeait sur place. Un tronc humain. Sans tête, sans membre, le torse gisait là, exsangue et couvert de morsures profondes.

Jimin savait exactement ce qu'il regardait : les vestiges d'un repas. En revanche, tout ce que Yoongi voyait, c'était sa compréhension basculer. Mais il fallait qu'elle bascule, même si Jimin regrettait presque de l'avoir mener ici. Qu'allait-il penser des dirigeants, maintenant ? Ca n'enlevait rien au fait qu'il voulait un allier. Il en avait besoin. Terriblement.

Yoongi en savait autant que lui sur Meonville, ou presque, et les derniers signes étaient là, sous ses yeux et semelles. Il les déchiffrait, lentement, son regard se durcissant à mesure que son cerveau assemblait le puzzle. Puis ses yeux se posèrent sur Jimin, comme s'il attendait de lui la solution, mais Jimin resta muet. Ca valait mieux qu'il arrive à la bonne conclusion lui-même. Il l'aida néanmoins :

— Ce ne sont pas des démons, murmura-t-il cette même phrase que lors de leur toute dernière conversation.

En retour, Yoongi lâcha dans un souffle :

— Mais des vampires.


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Et voilà c'est la fin du chapitre, joyeux Halloween à tous ! 🎃

Bon long week-end !

<3

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