18 - Fourmilière


Jimin entendait les battements de son cœur résonner dans ses oreilles alors qu'il attendait devant la porte bordeaux. Il y était arrivé en avance, et le premier. Il était seul, et chaque seconde qui passait faisait grimper son anticipation à un niveau presque insupportable.

Ses mains moites tapotaient nerveusement le haut de ses cuisses tandis qu'il guettait autour de lui. C'est là qu'il vit une nuée apparaître dans l'horizon nappé de brume. Les travailleurs du sous-sol.

Ses pieds trépignèrent nerveusement sur place alors qu'il observait les ouvriers se rassembler derrière lui pour former un rang discipliné. Leurs visages affichaient des sourires étrangement béats, les yeux perdus dans un lointain infini ou dévisageant leurs propres mains avec fascination. S'il était déjà arrivé à Jimin de se sentir transparent, jamais encore à ce niveau. Il ne reçut aucun accueil, aucun "bonjour", aucun regard. Aucune attention. D'aucune sorte.

Il n'osa pas parler, par crainte de rompre quelque chose de plus grave que le simple silence, mais, avec prudence, il passa sa main devant le visage de la femme derrière lui, puis devant celui de l'homme d'après. Il n'obtint pas de résultat.

Il remonta alors la rangée d'ouvriers, les scrutant un à un avec un malaise grandissant.  Il discernait derrière leurs masques de béatitude des signes de détresse aussi évidents qu'une tache d'encre sur une feuille blanche : tremblements, yeux vitreux, balancement du corps. Ces ouvriers paraissaient sous l'effet d'une drogue, suffisamment puissante pour faire leur faire perdre toute notion de réalité. Et le manque grattait à leur porte. Jimin aurait juré, à cet instant, pouvoir les entendre, ces grattements.

Mais ce fut un véritable bruit qui déchira le silence, un qui résonna dans le rang et non dans les esprits. Jimin pivota vivement vers la porte bordeaux. Elle s'ouvrait tandis que les têtes des ouvriers se baissaient avec un synchronisme inquiétant.

Jungkook apparut sur le seuil. Nul regard ne se braqua sur lui, mis à part celui de Jimin, perdu au milieu de la horde de travailleurs. Mais l'homme en charge se montra insensible à l'attention qu'il suscitait chez lui, autant qu'à la soumission des autres. Il ignora la file et s'enfonça le premier dans l'obscurité béante qu'il venait de révéler.

La main-d'œuvre se mit aussitôt en mouvement, s'engouffrant dans le noir comme des petites fourmis. Jimin, ballotté par la pression de ceux qui le poussaient et le dépassaient, se laissa résolument emporter par le flot.

Pressé contre les corps de devant et poussé par ceux de derrière, il comprit tout de suite que s'il venait à tomber il se ferait piétiner sans ménagement. Il baissa donc la tête afin de suivre ses pieds, mais difficile de les voir au sein de cette fourmilière. Et lorsqu'il passa enfin la porte couverte de rouille, ce fut pire encore. 

L'obscurité l'engloutit comme un manteau de ténèbres, le forçant à tâtonner dans l'obscurité pour trouver son chemin. Rapidement, il sentit du vide sous sa chaussure, puis trouva une marche en contrebas, suivie d'une seconde. Un escalier en métal. L'angle prononcé des marches lui indiquait qu'il s'agissait d'un colimaçon. La descente était abrupte. Ses gestes se firent donc lents et calculés. Il ne voulait pas être le domino responsable de la chute de tous les autres.

Il descendait, tourbillonnait et descendait encore, comme une bouchée de pain dans un tube digestif. Les multiples pas sur le métal résonnaient comme le battement sourd d'un seul et même cœur géant, vibrant à l'unisson avec le sien. L'odeur âcre des ouvriers entassés autour de lui emplissait ses narines, ainsi que celle de l'humidité et... du sang. Et plus il dévalait de marches, plus cette odeur devenue familière s'intensifiait.

Sa curiosité grondait en lui, affamée comme un monstre tapi au fond de son ventre. Il laissa sa main glisser le long de la rampe froide, s'accrochant à cette ancre dans l'océan noir afin de maintenir son équilibre à la fois physique et mental.

Il sut qu'il était arrivé en bas de l'escalier quand sa main arriva au bout de la rampe et que le bruit sous sa semelle changea. Plus de métal, mais une dalle en pierre. Les yeux toujours rivés sur ses chaussures qu'il voyait enfin, il s'arrêta. Malgré les bousculades et l'agitation qui l'entouraient, impossible de bouger. Il avait besoin d'une pause, d'une minute pour se préparer mentalement à affronter ce qui l'attendait. Et lorsqu'il releva enfin la tête, ce fut comme ouvrir un livre dont il n'avait jamais lu le résumé.

Les ampoules suspendues au plafond par des fils encrassés projetaient autant d'ombre que de lumière sur ce lieu majestueux et intimidant. Une hauteur sous plafond a invoqué le vertige, des poutres en bois fatigué, des parois en pierre brutes dont chaque fissure, chaque aspérité, semblait raconter une histoire ancienne, oubliée par le temps, mais pas par les murs. Et des rails, comme des veines d'acier, serpentaient à travers tout le souterrain.

Les mines.

Voilà où Jimin se trouvait.

Il pouvait presque entendre l'écho des coups de pioche tandis qu'il observait ce maelström d'ouvriers se déplacer telles des marionnettes fatiguées. Il ne se sentait ni à sa place ni en sécurité. Mais, surtout, cet endroit n'était pas du tout ce à quoi il s'était attendu, quand bien même il n'avait pas su à quoi s'attendre.

Peut-être avait-il, au fil des semaines, fini par penser que l'Enfer incarné se trouvait sous cet abattoir et que le diable en personne allait l'y attendre avec les réponses, telles des cartes à jouer tenues en éventail entre ses mains. Jimin les aurait toutes piochées. Mais, à la place, il ne voyait qu'un prolongement de l'abattoir, un atelier supplémentaire. Sombre et étrange, certes, mais pas plus étrange que le reste de Meonville finalement. L'absence de l'horreur tant redoutée était presque déconcertante.

Tandis qu'il scrutait chaque recoin les yeux plissés, s'étonnant lui-même de cette déception qu'il éprouvait, son regard croisa celui du dirigeant.

Jungkook le fixait depuis l'autre bout de l'atelier, aussi immobile que lui. Un miroir parfaitement inégal. L'un respirait la suffisance tandis que l'autre transpirait la fébrilité.

Un sourire en coin apparut brièvement sur les lèvres de Jungkook et Jimin se dit que le diable habitait peut-être cet endroit tout compte fait. Puis, sans le quitter des yeux, le dirigeant prononça d'une voix calme, mais forte, destinée à l'ensemble des ouvriers :

– Au travail.

D'emblée, des chuchotements s'élevèrent, un petit bruit constant qui résonnait contre la pierre et remplissait l'espace d'une énergie jusqu'alors absente. L'ordre avait retenti, ondoyé, rompu le silence et, comme un déclencheur, la conscience des ouvriers s'était éveillée.

Le sous-sol avait pris vie à la simple demande de Jungkook. C'était terrifiant. Pourtant, Jimin observait le spectacle de cette transformation instantanée avec... fascination.

Puis il chercha du regard le dirigeant ; ce dernier ne l'avait pas quitté des yeux, mais il n'y avait plus de sourire sur ses lèvres. Il semblait évaluer et décortiquer chacun de ses gestes et œillades. Jimin était conscient que cet homme attendait quelque chose de lui, une réaction particulière peut-être, et il ne voulait pas la lui offrir, cette satisfaction. Il aurait aimé rester de marbre et immobile, mais sa curiosité était plus forte que tout. Alors, avide de tout voir et savoir, il posa ses yeux partout où ils en étaient capables.

Les ouvriers discutaient paisiblement à leur postes de travail qui étaient disposés dans un ordre quasi-rituel, délimités par des barrières de métal rouillées. Des fils électriques pendaient çà et là, certains menant vers ce qui ressemblait à une cabine de mineurs, d'autres disparaissant plus profondément, dans un couloir non éclairé. Jimin sentait l'envie irrésistible de suivre ce fil d'Ariane, mais il fut interrompu par l'arrivée de Hoseok et la voix de Jungkook :

– Occupe-toi de lui, dit simplement le dirigeant, passant devant eux sans s'arrêter.

Hoseok se tourna alors vers Jimin et l'invita à le suivre d'un signe de main.

Tandis qu'ils traversaient une partie de l'atelier souterrain, Jimin observait de la tête au pied ce garçon aux jambes arquées et aux cernes prononcées, tentant de retrouver sur lui son histoire, celle que Billie lui avait raconté. Ce ne fut pas difficile.

Hoseok portait un simple t-shirt beige, sali par la poussière, ses manches retroussées. Les cicatrices constellées dans le creux de ses coudes témoignaient de son passif avec la drogue, tandis que la série d'entailles blanches et parallèles qui marquaient ses bras révélait l'étendue de sa souffrance. Jimin avait de la peine pour lui. Mais, au moins, pas de morsures, se dit-il. Une réflexion qui le laissa partagé entre le soulagement et la déception. 

Hoseok suivit son regard et, sans un mot, abaissa lentement les manches de son t-shirt.

– Tu vas remplacer Jiong et travailler avec moi. C'est ici, indiqua-t-il à Jimin en s'arrêtant.

L'endroit était familier pour Jimin, bien qu'il pouvait désormais en apprécier une perspective totalement différente. Il était juste en dessous des grilles. Celles sur lesquelles il s'était tenu jour après jour ces derniers mois. Il en resta bouche bée.

Hoseok ajustait une étrange gouttière qui était reliée à ces grilles situées bien plus haut alors que d'autres ouvriers tiraient une énorme cuve paraissant pleine vu la force qu'ils déployaient pour la déplacer. Jimin s'en désintéressa et suivit plutôt du regard le tracé sinueux de cette gouttière sculptée dans la pierre. C'était comme contempler un toboggan funèbre par lequel un liquide pourpre s'écoulait avec une régularité macabre.

– Le sang des vaches, murmura-t-il, sa voix teintée d'incrédulité mêlée à une pointe d'horreur.

Hoseok tourna la tête vers lui.

– Oui. On est le premier maillon de la chaîne, à l'écoulement, expliqua-t-il d'un ton calme. Le sang coule à travers ces grilles, puis est dirigé vers le sous-sol - vers nous - grâce à la gouttière.

Jimin déglutit avec difficulté.

– Mais... à quoi ça sert de récupérer tout ce sang ? demanda-t-il, la gorge sèche.

– Tu sais, on est pas si mal lotis, toi et moi. Il y en a d'autres, là-bas, qui sont à l'aspiration. Ils pompent le sang des organes.

L'horreur envahit Jimin alors qu'il pouvait observer au loin des scènes macabres où des travailleurs s'affairaient autour de viscères qu'il imaginait encore chauds, tentant d'en extraire le jus. C'était insoutenable. Une pensée étrange le traversa, même si elle était difficile à admettre : il préférerait égorger les vaches plutôt que de les vider.

Il détourna le regard de ce spectacle sinistre, observant le trajet tortueux de la gouttière en pierre. Celle-ci serpentait comme un ruisseau ensanglanté à travers l'atelier, se perdant ensuite dans les ténèbres du sous-sol. Il se demandait où menait ce couloir sombre, quelle destination morbide pouvait bien attendre ce fluide.

– N'y pense même pas, lâcha Hoseok d'un ton abrupt, comme s'il avait anticipé les pensées de Jimin. C'est interdit d'aller là-bas. De toute façon, ça ne mène nulle part. Le passage est si étroit au bout que seule la gouttière peut y passer.

Jimin acquiesça faiblement alors qu'il ne pensait déjà qu'à une seule chose : aller vérifier plus tard.

– Voilà, je t'ai dit à peu près tout ce dont j'avais le droit, souffla Hoseok pour conclure.

– Droit ? s'interrogea Jimin.

Le regard de Hoseok croisa le sien.

– Je ne sais pas quoi te dire, soupira-t-il. Jimin, c'est ça ?

Jimin hocha lentement la tête.

– Ecoute, Jimin. Ici, on a le droit de parler d'absolument tout, mais il m'a dit de ne rien te dire à toi. Que tu dois comprendre tout seul.

Les sourcils de Jimin se froncèrent furieusement.

– Il ? Tu veux dire... Monsieur Jungkook ?

Hoseok confirma d'un signe de tête et le visage de Jimin exprima surprise et confusion. Cet endroit avait des règles, des secrets, et, étonnamment, le dirigeant tenait à ce qu'il les découvre, mais par lui-même.

Le reste de la journée passa dans une sorte de flou pour Jimin. Il s'efforça de se concentrer sur son travail, d'apprendre les ficelles du métier sous la tutelle de Hoseok. Personne ne s'approchait de lui, personne n'exprimait le moindre désir de partager quoi que ce soit. Les consignes du dirigeant semblaient avoir été distribuées partout, et être les mêmes pour tout le monde. Silence radio.

Jimin était seul.

À la fin de la nuit de travail, les ouvriers étaient dans un état pitoyable. Ils tremblaient, pleuraient, se grattaient. Malgré leur misère, ils se formèrent en une file disciplinée devant la cabine de mineur qui s'avérait être le bureau de Jungkook et s'y engouffrèrent chacun leur tour. Ayant perdu Hoseok de vue, Jimin suivit le mouvement, se comportant comme un petit soldat docile même s'il ignorait ce qu'ils fabriquaient dans ce bureau.

Lorsque vint son tour d'y entrer, il eut à peine le temps de mettre un pied sur le seuil que Jungkook le renvoya d'un simple "à demain" sans même lui offrir un regard. Bien que confus, Jimin rebroussa chemin.

Bientôt, il grimpa le colimaçon avec les autres afin d'enfin rejoindre la surface. Plus personne ne pleurait ni ne tremblait, sauf lui, perdu au milieu de ces ouvriers qui étaient redevenus cette horde de pantins qui ne disait mot. 

<3

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