15 - Légume


Ces derniers jours, l'ambiance du dortoir allait de pair avec celle de l'abattoir ; aussi tendues l'une que l'autre. Ce fut Tae qui offrit un nouveau souffle à Jimin, à la fin d'une de ces interminables nuits passées à tuer. Ils avaient tous deux rangé leur poste quand il lui fit une confidence, sur un ton aussi maladroit qu'intimidé :

– Je t'ai entendu parler du sous-sol avec le saigneur, l'autre jour. J'ai... peut-être une info pour toi.

Jimin avait l'impression de rêver. C'était la première fois ici - et peut-être même de sa vie - que quelqu'un lui apportait quelque chose sur un plateau. Cela éveilla sa méfiance.

– Si c'est le cas, pourquoi tu m'en parles que maintenant ?

– C'est pas facile de discuter quand on tue des vaches, se justifia Tae. J'ai peur de faire une bêtise quand on travaille, comme le premier jour. Tu te souviens ?

Jimin ne s'attarda pas sur ce souvenir commun dont il n'avait malheureusement rien oublié.

– Tu aurais pu m'en parler au dortoir, souligna-t-il simplement.

Tae sembla hésiter, puis finit par avouer :

– Yoongi me fait flipper. J'ai peur qu'il me fasse du mal et...-

Jimin l'interrompit rapidement.

– Tu n'as rien à craindre de lui.

Et s'il le disait, ce n'était pas tant pour décrédibiliser la colère de Yoongi, mais afin de rassurer ce garçon. Aussi, il était sûr que son camarade au teint pâle n'aurait pas apprécié passer pour quelqu'un de violent.

– Dis moi ce que tu sais, pressa Jimin.

Tae puisa son courage dans une grande bouffée d'air.

– Avant d'arriver dans votre chambre, j'étais dans celle d'un homme qui bossait au sous-sol.

Les cils de Jimin battirent de façon affolée.

– Les travailleurs du sous sol restent entre eux, à l'écart, contra-t-il , récitant les mots de Billie.

– Il y travaille plus depuis longtemps, y paraît.

Jimin fixa Tae. Rien n'avait de sens. Il se sentit plus déterminé que jamais à comprendre.

– Où est ce dortoir ? Je dois y aller.

– C'est le premier à côté de l'infirmerie, lui indiqua le nouveau.

Bien que Jimin partit sans attendre, Tae continua à parler. Sa voix se perdit dans l'éloignement :

– Mais t'en tirera pas grand-chose ! C'est un légume ! Son cerveau a l'air de... d'avoir grillé ! Il me faisait peur, je suis content d'être dans votre dortoir !

Les lamelles en plastique qui séparaient l'atelier de la sortie de l'abattoir furent écartées violemment. Elles oscillèrent après le départ précipité de Jimin. Tae esquissa un sourire triste, marmonnant pour lui-même :

– Même si ce sentiment n'est clairement pas partagé...

Jimin avait traversé la grande allée menant à l'infirmerie puis, de là-bas, il avait fait demi-tour et s'était dirigé vers le premier dortoir. Les deux bâtiments se dressaient à moins de dix mètres l'un de l'autre. Un 1 en fer forgé y était accroché. Jimin ne pouvait pas se tromper d'endroit. C'était bien ce dortoir. Le simple fait que celui-ci existe renforçait les propos de Tae et le rassurait. Pour un peu, il croirait presque tenir quelque chose. Il resta un moment face à la porte dont la rouille grignotait ses contours, à l'image d'une plante de lierre s'accrochant à un mur. Finalement, il osa toquer.

Malgré l'heure matinale, n'importe quel ouvrier de Meonville aurait répondu ou râler d'être ainsi dérangé. L'absence de toute réponse suggérait donc que si quelqu'un occupait ce lieu, il n'était pas présent.

Jimin s'apprêtait à partir quand il entendit du bruit depuis l'intérieur : des applaudissements. Le son était grésillant et brouillon.

Il toqua alors à nouveau, plus fort et plusieurs fois. Après un moment d'attente infructueuse, il décida de tenter sa chance. Il saisit la poignée, s'attendant à ce que la porte résiste, mais elle s'ouvrit sans difficulté. Il glissa sa tête dans l'entrebâillement avant autant de confiance que s'il la passait sous une guillotine.

Même s'il ne voyait personne, il s'excusa haut et fort pour son intrusion afin de ne pas surprendre le ou les potentiels occupants. Cependant, le silence demeura, étreignant l'espace de ses bras glacés, tandis qu'un bruit numérique désagréable, semblable à une cacophonie de voix, de crépitements et de coupures, ondoyait dans l'air. Ce fut avec une certaine réticence, doublée d'une grande curiosité, qu'il pénétra dans l'obscurité du lieu en prenant soin de refermer la porte derrière lui.

Le dortoir en forme de L n'était éclairé que par une source de lumière dont Jimin ne décelait pas encore la provenance. Il avança alors et tourna dans le renfoncement de la pièce jusqu'à trouver l'origine de cette source lumineuse, qui était la même que celle d'où émanait le bruit : un téléviseur ancien, posé sur un meuble vétuste.

Le regard de Jimin fut d'abord captivé par le jeu télévisé diffusée avant de se poser sur les contours partiellement illuminés de la pièce grâce à l'écran. Deux lits vides, une chaise solitaire et un fauteuil roulant. Ce dernier était tout au fond de la pièce, dans un coin, et, surtout, quelqu'un l'occupait. Un homme, dont les yeux semblaient rivés sur les images télévisées de mauvaise qualité.

– Bonjour, je...-

Des applaudissements retentirent subitement. Jimin sursauta puis, par réflexe, jeta un coup d'œil vers l'émission de divertissement avant de s'approcher à petit pas de l'occupant de ce dortoir en reformulant ses salutations.

– Bonjour, désolé d'être entré comme ça, j'ai toqué, mais... je...- Monsieur, est-ce que... vous m'entendez ?

L'homme paraissait âgé, mais pas au point d'être sénile. Pourtant, chaque détail criait l'exact opposé. Une fine pellicule de bave glissait le long de ses lèvres comme un ruisseau stagnant tandis que sa bouche entrouverte gémissait presque imperceptiblement. Il évoquait une peur primale à Jimin. Et penser que Tae avait vécu à ses côtés lui inspirait une grande pitié.

– Je m'appelle Jimin, se présenta-t-il, luttant pour maintenir sa concentration. Je suis venu vous voir parce que... j'ai quelques questions à vous poser.

L'homme ne lui offrit ni œillade ni mot, comme si le monde extérieur n'avait aucune prise sur lui. Son attitude n'avait néanmoins rien d'hostile, alors Jimin poursuivit ce pourquoi il était venu.

– Tae m'a dit que vous avez travaillé au sous-sol. C'est vrai ?

Enfin, l'homme détourna les yeux de sa télévision. Jimin tenta de lui offrir un sourire amical malgré le frisson qui lui courait le long de l'échine.

– Est-ce que... vous seriez d'accord pour m'en parler ? proposa-t-il, espérant une réponse.

Mais l'homme retourna à sa contemplation numérique.

Jimin ignorait s'il l'entendait, s'il le comprenait, s'il visionnait vraiment l'émission. Ses yeux vitreux semblaient... vides. Il fronça les sourcils en contemplant la profondeur du néant qui y régnait. L'homme ressemblait à une marionnette dépourvue de fil, à l'image de ces ouvriers du sous-sol que Billie avait qualifiés de « putains de zombies ».

Il n'arrivait plus à détourner les yeux de cet homme, ni à faire taire ses pensées qui bourdonnaient dans son crâne comme des abeilles affolées.

– Est-ce que c'est le sous-sol qui vous a rendu comme ça... ? laissa-t-il échapper à voix basse, plus pour lui-même que pour son interlocuteur.

Il avança. Si cet homme ne pouvait parler, il lui fallait trouver des réponses d'une autre manière. Il n'allait pas renoncer pour si peu, lui qui vivait depuis des mois avec un garçon muet.

La lumière était mauvaise, mais, à mesure qu'il se rapprochait, Jimin pouvait déceler des marques sur les poignets maigres de l'homme. Il fallait qu'il sache de quoi il s'agissait. Au plus près de lui, il s'agenouilla, s'efforçant d'adopter une posture aussi rassurante que possible. Sans réaction face à son geste, il se pencha au-dessus de ces longs bras qui pendaient comme des branches desséchées, se soutenant d'une main sur l'accoudoir du fauteuil roulant. Il contempla alors l'innommable.

Des morsures.

Elles ornaient cette peau blafarde et flasque par dizaine, peut-être même par vingtaine. Elles étaient partout. Les poignets, mais pas seulement. Les chevilles que le pantalon de pyjama trop court laissait apparentes. Le cou. Et qui savait combien d'autres encore étaient dissimulées sous les vêtements ?

– Mon dieu... souffla-t-il, frappé par l'horreur.

Dans un geste brusque, l'homme saisit la main de Jimin, le tirant vers lui avec une force désespérée.

– Pas Dieu ! grogna-t-il d'une voix peu distincte.

Les yeux de Jimin étaient agrandis de terreur alors qu'ils étaient prisonniers de ceux de cet homme. Au fond de ces prunelles éteintes, il crut déceler le reflet de son propre effroi, comme si le néant qui y habitait faisait écho à sa propre angoisse.

Dans un geste de panique, il saisit l'avant-bras osseux. Aussitôt, sa main fut relâchée, le projetant au sol, le souffle court, le cœur martelant ses côtes. Il se traîna sur le postérieur, souhaitant s'éloigner au plus vite mais sans avoir le courage de le faire le dos tourné.

Alors qu'il s'apprêtait à se relever pour fuir pour de bon, une nouvelle onde de frayeur l'envahit en entendant la porte d'entrée s'ouvrir.

– Qu'est-ce que tu fais ici ? l'interrogea d'emblée la dame de l'accueil, sa silhouette éclairée par la lueur blafarde du matin, un bol entre les mains.

Jimin se redressa précipitamment face à elle, balayant la poussière accumulée sur son pantalon.

– Je... j'étais juste venu... discuter avec lui, bafouilla-t-il, cherchant à dissimuler son malaise et la peur panique qui coulait encore dans ses veines.

La vieille dame le fixa un instant puis alluma la lumière avant de le dépasser.

– Mon fils ne parle plus depuis des années.

– Votre fils... répéta Jimin, hébété.

Il la suivit des yeux alors qu'elle rejoignait l'homme en fauteuil roulant. Sous la lueur de l'ampoule, le résident du dortoir ne lui apparaissait plus que comme une petite chose maigrelette, avec de grands yeux cernés et quasiment plus de cheveux sur la tête.

L'infirmière manipulait l'antenne du téléviseur. Le son de l'émission se fit plus clair. Elle tira ensuite une chaise près du fauteuil et s'y installa dans un profond soupir. De loin, Jimin l'observa passer un mouchoir en tissu usé sur les lèvres baveuses de son fils.

– Que lui est-il arrivé ? se risqua-t-il à demander.

– Monsieur Seokjin... répondit la vieille dame d'une voix résignée.

Interdit, Jimin contempla de nouveau cet homme amorphe ainsi que les estampilles sur son épiderme. Il ne les voyait pas correctement de là où il était, mais il les avait encore parfaitement en mémoire. Il songeait déjà au fait qu'il ne serait pas à même de les oublier. Jamais. Elles s'étaient gravées dans sa tête comme elles étaient gravées sur la peau de cet homme.

– C'est... Monsieur SeokJin qui lui a fait ça ? osa-t-il formuler, la voix teintée d'effroi.

La vieille femme étendit la toilette de son fils à tout son visage, le regard pensif.

– Ne te méprends pas. Sans monsieur Seokjin, mon Yubo serait mort depuis longtemps.

Jimin s'approcha prudemment, veillant à rester hors de portée cette fois-ci.

– Il est malade ?

– Il a la même maladie que la p'tite : l'envie d'en finir, lui répondit l'ajumma avec sa sombre et habituelle ironie. Mais m'sieur Seokjin m'a dit qu'il pouvait le soulager...

Les rides sur son visage se muèrent et laissèrent transparaître les regrets qu'elle semblait nourrir sur le sujet.

– J'ai accepté, sans savoir qu'elle en serait le prix, conclut-elle.

Elle attrapa la cuillère plongée dans le bol de potage et la porta aux lèvres entrouvertes de Yubo. Il tourna la tête à droite et à gauche, résistant comme un enfant confronté à un légume trop vert, tandis que l'ajumma le suppliait de manger, ne serait-ce qu'un peu. Elle soupira finalement en abandonnant le combat et, alors que Jimin observait la scène d'un air désolé, elle ajouta :

– M'sieur Seokjin a un penchant pour les suicidaires. C'est pour ça que j'lui ai menti, l'autre jour, au sujet de la p'tite.

Jimin fit quelques rapprochements évidents.

– Vous l'avez protégé... de lui.

La vieille femme hocha la tête.

– La gamine ne mérite pas de finir comme mon fils. Personne ne le mérite. J'ai beau me consoler en me disant qu'il a vécu quelques années heureuses aux côtés de m'sieur Seokjin, la culpabilité de ma décision me ronge plus que ce foutu cancer.

Elle toussa dans son mouchoir. Jimin crut y voir du sang, mais il n'en était pas sûr. Il avait l'impression de voir cette teinte grenat partout. Tout le temps.

– Pourquoi... est-ce que monsieur SeokJin...- Pourquoi est-ce qu'il s'intéresse aux personnes comme Billie et votre fils ? Et ces morsures... - Est-ce qu'il est... cannibale ? Le sous-sol...-

Le regard soudain que l'ajumma posa sur lui coupa ses paroles désordonnées.

– Si tu ne veux pas t'attirer des problèmes, je te conseille de faire attention à où tu mets les pieds.

La menace à peine voilée fit frissonner Jimin jusqu'au fond de son être. Il hocha la tête dans une déglutition silencieuse. Pourtant, malgré la tension palpable, il rassembla son courage pour une dernière question.

– Est-ce que monsieur Jungkook a fait la même chose à Billie que monsieur Seokjin a fait à votre fils ?

La simple pensée que ce soit possible lui donnait envie de pleurer. Pour Billie, bien sûr, mais aussi par déception, peut-être. Il n'était pas certain de savoir ce qu'il ressentait.

La réponse de l'infirmière se fit attendre, mais fut salvatrice de bien des façons une fois donnée.

– Monsieur Jungkook n'est pas comme ses frères.

– Alors Billie ne va pas finir... commença-t-il, avec une lueur d'espoir.

– En légume ? Non, mais j'ignore si c'est une bonne nouvelle.

– Mais vous avez dit qu'il n'était pas..-

– J'ai dit que monsieur Jungkook n'était pas comme ses frères, pas qu'il était meilleur.

Sous le regard captivé de Jimin, elle déposa le bol intacte de soupe puis admira son fils comme seule une mère en est capable, passant sa main dans ses cheveux gras et clairsemé.

– À vrai dire, en dépit de toutes ces années passées auprès de monsieur Jungkook, je ne sais toujours pas de quoi il est capable, mais je suis sûre d'une chose.

– Laquelle ? demanda Jimin, fébrile.

– De ne pas avoir envie de le découvrir. 


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Hello ! ^^

La première partie de cette histoire est bientôt terminée. La partie seconde va donc débutée très prochainement ! En soi, les choses sérieuses hehe. Bonne semaine !

<3

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