Une lourde concession

Le Point d'Equilibre était situé à l'exact barycentre de Kheops, et était parcouru d'immenses baies vitrées.

Ainsi, Lost Vegas s'offrait dans toute son excentricité.

Parés des reflets pourpre et ambre de Solaar faiblissant, les trois autres Inns écrasaient de leur splendeur, maintenue à grands renforts d'échafaudages, les cahutes délabrées foisonnant à leurs pieds, telle une armée de fourmis tentant de prendre d'assaut des cactus géants. Ces pauvres habitations étaient censées protéger les Célestes du froid intense qui investissait la nuit, auquel succombaient les plus faibles, et de la chaleur accablante qui régnait le jour.

Piris frissonna involontairement.

Dans cette pièce, au milieu de laquelle se trouvait une grande table en étain, ouvragée de représentations des gestes de héros solaires, se tenaient les conseils des Sept Révérés que Vox présidait. D'ailleurs, Vox ne quittait que rarement son poste, méditant et priant le Père Soleil tout au long de la journée.

Il se tenait là, ses maigres poings surchargés de bagues serties de quartz tremblants d'une fureur contenue, posés sur la table, flottant tout décati dans sa tenue d'apparat : une longue robe blanche émaillée de contrepoints violets qui contrastait avec le doré de ses mains et de son visage. Vox était très fier de sa couleur de peau, peut-être la seule chose qu'il tolérât dans son corps. Il prétendait que Solaar l'avait ainsi désigné comme étant parfaitement digne de parler en son nom. Certaines mauvaises langues susurraient cependant que le Grand Prôneur avait eu la chance d'avoir des ancêtres vivant dans le Sud d'Eldena.

Vox s'indigna, et son visage prit une expression terrifiante. Comme tous les Prôneurs, son crâne était rasé, et l'insigne de Solaar avait été tatoué sur sa peau, un cercle blanc d'où partaient trois bandes verticales, la ligne centrale descendant jusqu'au menton et les deux autres bandes atteignant les pommettes. Lorsque Vox se mettait en colère, les bandes se déformaient sous le froncement des rides. Il devenait Solaar en colère, dont le visage brûlait la rétine de ceux qui osaenit lui barrer le passage.

« Que me chantez-vous là, Vierge Sacrée ? Vous avez gracié Triga ? Je vais immédiatement faire annuler votre ordre. Cet hérétique sera puni. »

Ainsi en était-il des ordres que Piris émettait : soumis à l'approbation de Vox. La Vierge Sacrée souffrait intérieurement de cette tutelle, car finalement, l'autorité qu'elle exerçait ne se résumait qu'à des apparences. La seule latitude dont elle disposait véritablement concernait les affaires les plus banales, comme les inaugurations des œuvres des Bâtisseurs ou les incinérations.

Cette fois-ci, la Vierge Sacrée était cependant décidée à passer outre les envies du Grand Prôneur.

« Attendez, Vox, fit-elle en s'avançant vers l'homme. Vous vous préoccupez peut-être de spiritualité, mais moi, je m'occupe du Stallite. Et Lost Vegas doit cesser ses incessantes querelles. Notre problème majeur est celui de la croissance de la population. Une guerre entre nous ne nous arrangera pas. »

Piris le savait, elle venait de marquer un point. Vox désirait ardemment que la population de Lost Vegas augmente, car plus elle irait croissant, plus le nombre de soldats de Solaar serait grand.

Les traits de Vox se détendirent et redevinrent ceux d'un vieil homme cuit par le Soleil et décharné par l'ascèse.

─ Vous avez raison, concéda-t-il. Nous devons cesser de nous quereller, nous devons nous unir. Mais, Vierge Sacrée, d'après vous, qu'est-ce qui est le plus important ? La chaleur ou la nourriture ?

La jeune fille connaissait Vox depuis quatre ans maintenant. Il l'avait aidée dans les débuts de sa fonction. Mais son aide n'était pas toute désintéressée, car souvent le Grand Prôneur la regardait avec concupiscence. Il lui avait même proposé, quelques temps auparavant, de l'épouser.

Quoique Vox fut considéré par la majorité de ses amies comme un parti intéressant ─ la force de son regard ardent, le charme de sa peau cuivrée et l'attrait de sa position parmi les Joueurs ─ elle répugnait à s'accoupler avec un homme aussi squelettique, sans muscles et sans stature. Elle ne l'aimait pas.

─ La chaleur, bien sûr, répondit Piris à contre cœur. Et je sais bien que sans les Prôneurs, Solaar cesserait de nous éclairer. Et donc, poursuit-elle sans laisser à Vox le temps de répondre, il est plus important d'unifier le Stallite sous votre tutelle que sous celle de Triga.

─ Oui, très chère, vous voyez parfaitement la situation. Aussi, ce que je vous propose est simple. Je ferme les yeux sur la conduite de Triga. En échange... La Fête des Dés interviendra dans cinq jours, n'est-ce pas ? Pourquoi ne pas demander à Solaar ce qu'il pense de notre union ? Je pourrais devenir Roi, vous seriez Reine, le Stallite serait unifié. Solaar sera heureux de notre union. Qu'en pensez-vous, Piris ? »

Piris se tut, écrasée par le poids de la décision qu'elle devait prendre. Longtemps, elle avait repoussé ce moment ; maintenant, elle ne pouvait plus s'y soustraire.

Évidemment, il se pouvait que Solaar n'approuve pas son union. Mais depuis qu'elle connaissait Vox, jamais elle n'avait vu le Père-Soleil ne pas être d'accord avec son intercesseur. Accepter de faire une proposition à la Fête des Dés, c'était se condamner.

Piris contempla encore une fois le Grand Prôneur. Non, décidément non, elle n'était pas attirée par lui. Sa duplicité, sa lâcheté transparaissaient dans ses traits.

Cependant, le poids de sa charge pesait sur ses épaules. Elle pensait aux quatre milles brindilles de vie qui dépendaient d'elle. Qu'importait son malheur, si celui-ci signifiait le bonheur de la communauté.

Ses yeux de jade se remplirent de larmes et elle articula avec difficulté :

« Oui, Vox. Oui, nous demanderons à Solaar son avis lors de la Fête des Dés. Lost Vegas aura bientôt de nouveau un Roi et une Reine... pour sa survie.

Vox ne put s'empêcher de sourire.

─ Bravo, Vierge Sacrée. Vous avez fait le bon choix. Grâce à vous, les ténèbres viennent encore de reculer. Je tiendrai ma parole, Triga est gracié. » Le vieil homme ajouta, un mauvais rictus sur le visage : « Mais je ne vous cache pas que dès que je serai Roi, je ferai installer les Prôneurs dans le Navire. Les Burboys iront ou bon leur semble, et je ne transigerai pas.

─ Pourquoi ? » La proposition était absurde. « Pourquoi vider le Navire ?

─ Vous savez bien que le Râ du Runka se trouve sous l'Inn. Il est temps que les Prôneurs reprennent possession de ce qui leur revient de droit. Vous comprenez, j'espère. Vous êtes une Initiée. »

Obnubilée par les affaires courantes, Piris en avait oublié le lourd secret qu'elle partageait avec une très mince poignée de Sombre-Terriens. Un plan secret si plein d'implications pour la planète, que rien ne devait s'opposer à ses desseins.

Elle resta pétrifiée par le rappel de Vox. Puis, comprenant qu'elle ne pouvait plus rien faire contre un destin qui se jouait d'elle, la jeune fille recula, bredouillant à l'adresse du Grand Prôneur, rayonnant dans les éclats rosâtres du jour finissant :

─ Je vous laisse, Vox. J'ai à faire... Je reviendrai.

─ Au pire, nous nous reverrons pour la Fête des Dés, dans cinq jours. Ce sera un grand jour. »

Piris partie, le vieux Prôneur effectua un petit pas de danse, ridicule car son corps ne connaissait pas la gestuelle, et se précipita vers une longue-vue.

Encore abasourdie par ce qui venait de se passer, Piris reprit l'ascenseur en direction de ses appartements. Elle disposait d'un étage entier dans Kheops.

Lorsqu'elle arriva dans sa chambre, elle se sentit enfin chez elle, et laissa ses émotions la submerger. Elle éclata en sanglots au seuil de la pièce. Aussitôt, Kami, sa suivante, accourut à petits pas menus depuis la chambre.

« Maîtresse, qu'est-ce que vous avez ? Je vous attends depuis deux heures, et quand vous arrivez, vous pleurez.

Piris rejeta la main tendue, potelée, que sa servante aux traits orientaux lui proposait.

─ Laisse-moi, Kami. Laisse-moi, je veux être seule.

Le geste de refus avait un instant assombri le visage rond et finement safrané de Kami. Ses yeux en amande ne formèrent plus qu'une mince ligne, alors qu'elle affirmait :

─ Ça, c'est encore un coup des hommes. Tous les mêmes ! Que des brutes. Vous laissez pas faire, maîtresse.

─ Oui, ma petite Kami, tu as raison, fit Piris en séchant ses larmes. Je viens d'accepter de me marier avec Vox.

─ Sang noir! », jeta innocemment la servante, se reprenant immédiatement. La Vierge Sacrée n'aimait pas que l'on prononce de jurons devant elle, mais la condition de Fouineuse de Kami ressortait souvent sans qu'elle ne le veuille. Elle reprit : « Grand Solaar, vous ne méritez pas ça... je veux dire, il est vieux, vous n'aurez pas à le supporter longtemps. Et puis, vous pourrez toujours prendre un amant... Ou plusieurs. »

Au contact de sa demoiselle de compagnie, Piris recouvra ses esprits. La chaude présence ingénue lui communiquait un peu de force. D'un pâle sourire, elle remercia la jeune fille qui essayait de dédramatiser la situation.

Toutes ses suggestions étaient évidemment inimaginables, contraires au devoir, mais l'intervention avait eu au moins ceci de bon de mettre en perspective le malheur de Piris. À l'accablement succéda la colère sur son fin visage ovale.

« Je sais ce que je vais faire, cria-t-elle. Je vais me donner à Vox, mais je vais le berner. Il me veut, mais c'est une autre Piris qu'il possédera.

Kami fronça ses fins sourcils.

─ D'accord, mais que comptez-vous faire ?

─ Tu verras. », répondit Piris.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top