Rencontre avec des Burboys


Khe se retrouva dans l'Obscur. Entre le halo pâle que les torchères hérissant le Trail-Wagon projetaient et le jaunâtre, proche du jaune soufré, que faisait naître Solaar sur le Noir-Nuage, la visibilité atteignait une exceptionnelle lancée de pierre. Khe pouvait distinguer la terre rocailleuse qui recouvrait le désert dans lequel le Trail-Wagon se tenait. De part en part, des carcasses rouillées de véhicules de l'Avant ponctuaient le paysage de stèles témoignant d'une technologie que les Sombre-Terriens ne possédaient plus.

Le groupe de chasseurs se scinda rapidement. Chaque Foraineur prit la direction que son instinct lui dictait. Khe s'avança vers le squelette de ce qui avait été un arbre, trônant au sommet d'une légère proéminence. La majorité des plantes avait été calcinée et pétrifiée lorsque les flammes et les cendres avaient recouvert d'un manteau noir les couleurs d'Eldena, au jour maudit du Grand Cataclysme.

Il avançait prudemment, scrutant le sol pour dénicher la trace d'une bête, ou la légère dépression qui annonçait un piège des sables. Khe ne désirait en aucune manière devenir le repas d'un gigantesque boa.

Son pas souple avalait les accidents du terrain. Il filait silencieusement, respirant à travers la voile de gaze épaisse qui protégeait la bouche et le nez. L'Obscur n'était pas seulement froid, c'était aussi le lieu où des vents imprévisibles charriaient des odeurs insupportables et des fumées toxiques.

Malgré l'étreinte glacée de l'obscurité, Khe se sentait parfaitement à l'aise. Sautillant de fourrés en fourrés, s'abritant derrière des blocs de granit, il ne pouvait s'empêcher de remercier silencieusement Hermes. Le sorcier l'avait bien formé, l'obligeant dans ses jeunes années à courir aux côtés de la Bourrique pendant d'interminables heures, afin que son corps s'endurcisse, afin que sa résistance physique s'accroisse. Mieux, le sage lui avait enseigné la connaissance des empreintes, les règles de l'Obscur, tout ce qu'un chasseur aguerri se devait de savoir s'il voulait survivre dans ce milieu hostile.

Les yeux du jeune homme furetaient tout autour de lui. Il surveillait tout autant le terrain que le Noir Nuage, guettant un amoncellement de cumulus sombres annonciateurs de pluie ou de tempête, ou les grésillements erratiques qui précédaient les pluies de feu blanc.

Bientôt le Trail-Wagon ne fut plus qu'une pâle lueur dans le lointain. Khe ne distinguait plus la forme caractéristique de la machine, celle d'un coléoptère géant, protégé par une carapace métallique et mû par l'énergie que la combustion du rueg engendrait. Le chasseur était désormais seul, ses compagnons ne pourraient le secourir qu'avec un temps de retard important. Il ne pouvait que compter sur lui-même.

Ses doigts se serrèrent plus fortement sur l'arc en plastique flexible qu'il avait pris.

Arrivé au sommet de la côte, Khe s'arrêta et scruta attentivement les environs. Tout autour de lui, rien de vivant ne se manifestait. Pourtant, Khe le savait, la vie se cachait sous les apparences de la mort.

S'étant assuré qu'aucun danger ne se manifesterait dans un futur immédiat, le chasseur fit le vide dans son esprit. Il focalisa son attention sur sa respiration, lente et régulière malgré l'effort qu'il venait de fournir; puis sur le sang qui parcourait son corps, battant à ses tempes, luttant contre le froid pour atteindre l'extrémité de ses doigts engourdis. L'homme ne fut plus qu'un corps, un simple assemblage de muscles et de nerfs ; Tao put s'installer en lui. Il ferma les yeux.

Sa vision n'avait plus d'importance, car ses yeux lui mentaient. Dans son imagination, le monde qui l'environnait perdit ses formes physiques, se fondant lentement dans les formes des auras.

Khe était au centre d'un cercle large d'une centaine de pas. Regardant attentivement dans son esprit ce cercle, il vit que, droit devant lui, la figure géométrique parfaite se distordait, exhibant une protubérance anormale.

Le jeune homme revint à lui, et s'accroupissant, se glissant avec le vent, il courut vers la protubérance. Ses pieds soulevaient une fine poussière grise. Arrivé à l'endroit que son esprit avait indiqué, il trouva, moulées dans le sol, les empreintes, de la taille d'un pied humain, de plusieurs Burs. Elles étaient caractéristiques de ces énormes plantigrades au pelage brun ou blanc, appréciés des Sombre-Terriens pour leur force et leur docilité, une fois domptés. A l'état sauvage, les Burs représentaient une menace terrible pour le marcheur isolé.

Mais ici, il s'agissait de Burs domestiqués, et montés par des hommes. Les traces des bêtes suggéraient une légère claudication, explicable seulement par le marquage que les Burboys pratiquaient sur leur bétail.

Khe suivit prudemment la piste des empreintes. Il arriva sur les bords d'une légère dépression, et scruta le fond qu'illuminaient deux torchères. La lumière des insectes phosphorescents ne pouvait pas se deviner depuis la plaine.

Sans surprise, le chasseur vit une tente en peaux érigée dans le maigre espace dégagé. Trois Burs sellés avaient été attachés à proximité.

L'oeil acéré de Khe réussit à distinguer dans la pénombre ambiante trois silhouettes massives. Aux larges chapeaux qu'elles portaient, le jeune homme comprit que les hommes étaient des Burboys venant d'un Stallite, et non pas des Marcheurs en route. Seuls les Célestes gardaient par coquetterie ou par tradition cette coiffe obsolète.

Khe se demanda ce qu'il devait faire.

Les lois non écrites de Sombre-Terre étaient dures. Quand deux étrangers se croisaient, l'issue de la rencontre ne dépendait que de la bonne volonté des hommes en présence; et Khe avait rencontré bien des Burboys qui ne supportaient pas les Pèlerins, les assimilant purement et simplement à des Maraudeurs, vermine dont il fallait nettoyer Sombre-Terre.

D'un autre côté, la présence de Célestes indiquait indubitablement la proximité d'un Stallite. Khe se devait de s'informer, car le havre de lumière signifiait que les Foraineurs pourraient refaire leurs provisions, en échange de distractions.

Sous sa cagoule de cuir noir, Khe sourit doucement. Il avait trouvé un moyen de rentrer en communication avec les Célestes, sans pour autant prendre de risque démesuré.

Le pas si léger qu'il ne faisait aucun bruit, Khe descendit vers l'œil de la dépression, sautant de rochers en rochers, ombre parmi les ombres. En se rapprochant, il parvint à distinguer plus nettement les Burboys, attrapant quelques images floues à travers la brume charbonneuse.

C'étaient de rudes garçons, taillés à la mesure de leur environnement et de leurs tâches. Leur peau gardait la perpétuelle teinte nacrée que leur conférait la lumière du Stallite, et ce malgré les embruns glacés et gris qu'ils affrontaient lors des sorties dans l'Obscur. Les Burboys étaient comme lui des chasseurs, hormis que leur but différait : ils recherchaient des bêtes pour les élever, alors que les Foraineurs les chassaient pour se nourrir.

Pour l'instant, les trois hommes étaient assis en tailleur, fascinés par les dés qu'ils lançaient, perdus dans une interminable querelle de joueurs.

Alors qu'il se tenait tapi à quelques pas des hommes, Khe entendit des bribes de conversation. Les Burboys s'exprimaient dans la langue d'Eldena, et la maltraitaient, comme nombre de Sombre-Terriens.

« J'te dis que tout à l'heure, le dé était cassé, et qu'on a relancé tous les dés.

─ Sang noir ! Tu m'traiterais de menteur, Keul ?

─ Ouais. Parfaitement. T'inventes les règles comme ça t'arrange. Solaar m'est témoin, t'es rien qu'un sombre tricheur. »

Et ainsi de suite, sans discontinuer.

Leur discussion aurait prêté à sourire, et Khe se serait laissé attendrir, s'il n'avait découvert l'équipement dont ils disposaient. Un Lancefeu trônait à côté du groupe, cette arme terrible dont la bonbonne contenait de l'huile de rueg ; les Burboys étaient armés de pistols à rueg. Khe distinguait nettement les flacons d'huile fixés sur le chien. Lorsque l'huile explosait, elle projetait un silex ou un projectile quelconque, mortel. Bref, ils étaient dangereux.

Dans sa progression et son impatience, le pied de Khe glissa sur un caillou. Celui-ci descendit avec fracas vers le fond de la cuvette. Khe s'accroupit aussitôt et s'immobilisa entièrement, retenant sa respiration.

« Z'avez entendu ?, s'inquiéta un Burboy. Vous croyez que c'est lui ?

Un de ses compagnons s'esclaffa.

─ Tu rigoles ou quoi? Si c'était lui, il ferait un barouf pas possible. Allez, calme-toi, ça doit être un lézard.

─ Ouais, reprit le premier, hé bien, moi j'pense que c'est pas normal.

─ Dis donc, Bufflo, tes ruses de débutants, tu les gardes pour toi. T'es en train de perdre, et tout c'que tu trouves comme excuse pour nous détourner de la partie, c'est un caillou qui tombe. Allez, joue. »

La suite de la discussion se perdit dans des grognements et des ricanements moqueurs. Khe exhala doucement la goulée d'air qu'il avait prise, puis se força à inspirer doucement, bien que ses poumons le brûlassent. Il reprit son mouvement contournant en redoublant de prudence.

Enfin, le Foraineur atteignit l'endroit où les Burs étaient attachés. Habitué à vivre en harmonie avec les animaux et les plantes qu'il était, les monstrueuses bêtes ne grognèrent même pas en le voyant s'approcher. Khe était parfaitement invisible du petit groupe, caché par un des Burs. Trois flèches furent extraites du carcan en rueg tressé qui barrait son dos, et il en accrocha deux le long de ses cuisses dans les sangles prévues à cet effet. Il encocha la dernière dans son arc, et bondit pour se mettre entre les Burboys et leur monture.

« Ne bougez pas ! intima-t-il. Le premier qui fait un geste, je l'abats comme un rat. »

Les trois Burboys se retournèrent en même temps. Khe les voyait maintenant distinctement. Ils étaient tous trois jeunes, massifs, taillés dans un bloc de granit. Sous leurs chapeaux, leurs regards étaient bovins. Leurs visages carrés grimacèrent sous la surprise.

Le Foraineur profita de cet instant de répit pour lâcher :

« Je ne vous veux aucun mal. Je fais partie d'une tribu de Pèlerins, les Foraineurs. Je veux juste être sûr que vous ne chercherez pas à me nuire. Lumière sur vous. » En utilisant la formule de bienvenue qui prévalait sur une bonne part de Sombre-Terre, le chasseur affichait ainsi ses intentions pacifiques.

Un des Burboys jeta méchamment :

─ Hé les gars, c'est une gueule d'Obscur. »

Mais un autre, qui semblait plus âgé, reprit immédiatement :

─Lumière sur toi, Pèlerin. Que veux-tu ?

Khe reconnut la voix de Keul, mais bien que ses accents soient aimables, le chasseur resta sur le qui-vive. Dans l'Obscur, il fallait toujours rester vigilant.

─ Ma tribu a besoin de se réapprovisionner. Vous venez d'un Stallite. Où se trouve-t-il ?

─ Nous sommes de Lost Vegas, étranger. Le Stallite se trouve à une heure de route, vers l'Est. Voilà, tu sais ce que tu voulais savoir, alors maintenant, dégage. »

Le ton était devenu froid et cinglant et Khe reçut l'ordre comme une gifle. Se retenant à grand-peine d'infliger une leçon aux vaniteux Célestes, il se força à reculer prudemment, tenant toujours en joue le groupe de Burboys. La tension était palpable comme l'acier. Khe sentait une haine sans nom émaner des Burboys. Le seul élément en sa faveur était que ces Célestes n'avaient rien à lui reprocher, si ce n'est de les avoir vus.

Soudainement, un des Burboys attrapa le pistol à rueg qui se balançait le long de sa cuisse.

Avant qu'il n'eût terminé son geste, une flèche de verre transperçait son crâne de part en part, laissant un trou rouge dans son front. Mû par une extraordinaire volonté, le Burboy continua son mouvement, dégainant et tirant au hasard dans une détonation sourde. Son coup atteignit un des Burs, qui gémit en tombant le mufle en avant sur le sol poussiéreux.

Khe se protégea derrière les deux Burs restants. Les deux autres Burboys dégainèrent à leur tour, tandis que leur camarade s'affalait sur le sol, raide mort. La main de Khe se saisit d'une des flèches qui pendaient le long de ses cuisses. Il était de nouveau prêt.

De leur côté, les Burboys s'étaient séparés, et tentaient de le déborder sur ses ailes, le pistol à la main. L'un deux beugla: « Tu vas crever, face de suie. »

Khe remercia intérieurement le crieur : il venait de lui indiquer sa position. Le jeune homme se ramassa sur lui-même et bondit dans un audacieux salto au-dessus du Bur qui l'abritait. Alors qu'il effectuait son roulé-boulé en l'air, il décocha un trait de verre dans la direction d'où était venue la voix. Sans même regarder ce qui venait de se passer, il se reçut à genoux, et fila vers la tente.

Un râle suivi d'un gargouillement le renseigna sur le sort du fanfaron.

Il restait encore un Burboy. Celui-ci manifesta sa présence en criblant l'endroit que Khe venait de quitter de multiples impacts de silex taillé.

Protégé un temps derrière le cuir de la tente, Khe lança au vide: « Arrête, Céleste ! Ça ne sert à rien de nous entre-tuer. Sors de ta cachette les mains en évidence, et je ne te tuerai pas. » Le jeune homme laissa quelques instants s'écouler, avant de jeter un regard prudent vers l'endroit d'où étaient partis les coups de fusil.

Au moment où sa tête apparaissait de derrière la tente, il se retrouva nez à nez avec la gueule noire d'un pistol. Comme dans un cauchemar, il vit le doigt du Burboy appuyer sur la gâchette.

Khe crut sa dernière heure arrivée, mais le flacon d'huile de rueg ne produisit pas d'étincelle. Sans même remercier la chance, Khe se saisit de l'opportunité qui se présentait à lui. Lâchant son arc, il se précipita sur le Burboy. Celui-ci était preste, malgré la masse de son corps. Les mains de Khe s'accrochèrent à son lourd manteau, alors que le jeune homme avait visé le cou.

Aussitôt, un poing dur comme l'acier s'enfonça dans ses côtes, lui coupant le souffle un bref instant. Il vit le pistol à rueg s'élever dans les airs; le Burboy tenter de s'en servir comme d'une massue.

Le long et douloureux entraînement qu'Hermes lui avait fait subir porta ses fruits. En un éclair, Khe se détendit, ferma les yeux, et concentra toute son énergie dans son bras. Celui-ci devint aussi dur que la pierre et aussi souple que le serpent. Khe le projeta à une vitesse surnaturelle vers le visage du Burboy, expirant violemment tout l'air qu'il avait dans les poumons.

Sa main tendue rencontra le nez du Burboy, et enfonça celui-ci directement sous la boîte crânienne, dans un craquement sinistre. Le Burboy resta debout encore quelques instants, l'air hébété et stupide, comme s'il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, puis il tomba à la renverse.

Khe reprenait doucement ses esprits. Autour de lui, trois formes humaines baignaient dans leur sang, et un Bur gisait à terre. Le Foraineur secoua tristement la tête, se saisit du bâton de lumière dans sa besace. Alors qu'il actionnait par deux fois l'étrange machine qui produisait des rayons, il ne put s'empêcher de murmurer : « Pourquoi, mais pourquoi? Quel sombre gâchis. »

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