Premier commandement

Khe sentit que tous les regards convergeaient vers lui. L'ensemble de la tribu s'était rassemblée devant les portes du Stallite pour soutenir les familles des guerriers d'élite qui avaient malheureusement péri lors de la première attaque. Maintenant que Jupter était mort, les Foraineurs attendaient que Khe prenne le commandement. Ce que souligna Hermes en s'approchant de lui.

« Oui, Khe, tu es le tribun des Foraineurs maintenant. Que décides-tu pour la tribu ?

─ Ne devrions-nous pas faire un Pow-Wow ? hasarda le jeune homme, désemparé par cette soudaine responsabilité.

─ En avons-nous le temps ? répliqua la sorcier. Non, tu dois décider de l'avenir des Foraineurs, et tout de suite. Seul. »

Khe embrassa du regard la tribu dans laquelle il avait passé toute sa vie. Il y avait là les machinistes, dont la connaissance technique permettait à la Bourrique de se mouvoir dans les pires chemins. Il y avait des chasseurs incomplets : les jeunes, déjà forts, déjà fous, mais encore trop tendres pour pouvoir soutenir une attaque des bêtes de l'Obscur; et les anciens qui connaissaient les coups et les tactiques mais dont les forces et la précision déclinaient. Enfin, il y avait les femmes, qui maîtrisaient elles aussi les arts de la guerre, mais qui pensaient plus à la survie immédiate qu'à l'écriture de hauts faits d'armes.

Khe ne voulait pas s'engager pour eux. Il n'en avait pas le droit.

Alors il s'avança vers les visages anxieux qui se dessinaient comme autant de lunes dans la nuit.

« Foraineurs, clama-t-il, j'ai promis à mon père que je serai un bon Tribun. Je ne voulais pas prendre cette responsabilité, mais je ne peux pas non plus me parjurer. Je suis donc votre Tribun, écoutez-moi... L'heure est grave. Notre Tribu entière peut mourir. À cause du Shankr et du Runka. À cause de ces puissances qui nous dépassent, et qui sont prêtes à s'affronter, et qui sont prêtes à nous détruire, parce que pour elles nous n'existons pas. La terre tremble, des Bêtes nous exterminent. Les puissances n'ont que faire des hommes qui se trouvent à Lost Vegas. Nous sommes des insectes pour elles. Est-ce vrai? Sommes-nous vraiment des insectes ? Ou sommes-nous des humains ? »

L'assemblée comme un seul homme cria son indignation. Khe reprit :

« Oui, nous sommes des humains. Et nous allons nous comporter comme tels. Vous, Foraineurs, allez choisir. Réfugiez-vous dans la Bourrique si vous le voulez. Combattez les Bêtes du Shankr si vous le voulez. Mais faites-le la tête haute, en ayant pesé les pour et les contre de votre action.

Vous me demandez de décider pour vous. Je ne le ferai pas. Vous allez être des humains, et vous allez faire votre choix comme bon vous semble. Aujourd'hui, je n'ai pas le droit de décider pour vous. C'est votre vie dont il s'agit ici. C'est votre droit de choisir la façon dont vous voulez mourir. Il n'y aura pas de Pow-Wow, il n'y aura pas d'unanimité. Chacun décide pour lui-même. »

Les visages durcis se fermèrent un peu plus. Les Foraineurs n'avaient pas l'habitude de ce genre de discours. Jamais ils n'avaient eu la responsabilité de leurs actes. Khe remarqua bien que certains s'éloignaient déjà, rassemblant rapidement leurs effets pour s'en aller vers la Bourrique. Cela lui serra le cœur, mais il s'était promis de ne pas influencer les Foraineurs.

Un jeune chasseur, d'à peine douze cycles, lui donna cependant l'occasion de poursuive, en lui demandant :

« Et toi Khe, que feras-tu ?

─ Moi, je mourrai en combattant le Shankr. Je mourrai en aidant les Joueurs. Bien sûr, je pourrais chercher à sauver ma propre peau, je pourrais aller me réfugier dans la Bourrique, en espérant qu'elle résistera à l'assaut des Bêtes, au choc du combat entre le Runka et le Shankr. Mais je préfère aller aider les Joueurs, car en les aidant, c'est un peu comme si je m'aidais moi-même. Je ne me bats pas pour moi. Je me bats pour les Foraineurs, pour les Joueurs, pour les Sombre-Terriens. Je ne suis pas un insecte.

Je ne supporte pas l'idée que des forces soit-disant supérieures à moi ne me prennent pas en considération, me considèrent comme un insecte. Je prouverai à ces puissances que l'humain existe, et qu'il est si fort qu'il faut en tenir compte. Sombre-Terre a déjà connu de ces héros, qui ont montré que les mortels étaient les égaux des Dieux. Il y a eu Arkhan, il y a eu Log'An. Je veux garder la chance de pouvoir moi aussi entrer dans la légende. Il n'y a pas de honte à mourir pour ses idéaux. Je n'ai pas peur. Je suis un Sombre-Terrien. »

Les Foraineurs se turent un instant. Ils laissaient pénétrer en eux les propos de leur jeune tribun, des propos qu'ils n'auraient jamais pu imaginer entendre. Puis ce fut un concert de vociférations, de hululements, de cris de guerre sauvages et déterminés soulignés par des poings tendus vers les créatures qui les attaquaient, tendus vers l'intérieur qui les menaçait. Ceux qui étaient déjà partis revinrent vers le groupe. Les Foraineurs, unis, embrassèrent les Joueurs, s'échangeant de grandes tapes dans le dos. Ils allaient combattre ensemble, en oubliant leurs différences, parce qu'ils étaient des humains.

Hermes se rapprocha de Khe et lui glissa une main sur l'épaule. Le jeune homme regarda son ami. Ce qu'il lut dans son regard se passait de mots. Le visage replet du sorcier exprimait une intense amitié, de l'amour et du respect. Le jeune chasseur crut entendre dans sa tête la voix d'Hermes qui lui disait : « Bravo. Ce que tu as fait, j'aurais aimé le faire. »

Soudainement, les hauts murs du Stallite tremblèrent à nouveau. Un vacarme assourdissant engloba les humains tandis que la luminosité pourtant faible diminuait encore d'un cran. Un Céleste escalada en triple vitesse les marches sculptées du chambranle des portes. Ce qu'il vit lui fit pousser un hurlement de terreur. « Quelle horreur ! Elles arrivent ! Et ÇA ! C'est Nejerou ! » Puis des ténèbres plus opaques que la nuit l'engloutirent et ses cris se perdirent comme s'ils étaient eux aussi étouffés par le nuage de mort.

Hermes retira prestement sa main. Il regarda encore une fois Khe, puis se retourna et trottina jusqu'à Vox. « Mon cher ami, je vous accompagne. Nous ne serons pas trop de deux pour défendre Kheops. » Vox lui tendit le bras, et les deux prêtres échangèrent une courte poignée de mains qui témoignait du respect qu'ils avaient l'un pour l'autre. Ils ne tardèrent pas à se précipiter le long de la grande voie qui menait à l'Inn.

Les Joueurs se ruèrent vers les postes qui leur avaient été assignés. Les Foraineurs filèrent vers les points qu'ils voulaient défendre, qui avec son ami, qui guidé par son instinct ou par ses réflexes. En un instant, la place fut désertée. Bientôt Piris et Khe se retrouvèrent seuls, face à face. Les portes étaient remuées sur leurs gonds, provoquant l'éboulement de petits cailloux. Elles ne tiendraient plus longtemps.

La Joueuse sourit. Son cœur rayonnait d'amour pour Khe. Le chasseur lui avait fait comprendre qu'elle pouvait très bien servir la communauté sans oublier ses propres préoccupations. Elle était libre de décider ce qui était bon pour elle. Et elle avait choisi de rester auprès d'un homme, pour qui elle essaierait d'être humaine.

Elle embrassa Khe, l'enserrant passionnément dans ses bras. Le jeune homme lui rendit avec fougue son baiser. Puis elle se sépara de lui et demanda :

« Nous allons mourir, n'est-ce pas ?

─ Oui, sourit paradoxalement le chasseur. Mais chaque instant que nous passerons désormais ensemble vaudra bien d'être chanté, car nous serons quatre bras, quatre jambes et un seul cœur pour nous battre en Sombre-Terriens. »

Ils se séparèrent sur ses mots et fouillèrent autour d'eux pour dénicher des armes. Piris se retrouva avec une palache, une épée légère dont la pointe était à double tranchant, et une provision d'étoiles affûtées qu'elle ficha dans le cuir d'une ceinture. Khe se chargea à nouveau avec un Lancefeu. Il glissa cependant le casse-tête de Jupter dans un des passants que sa combinaison recelait.

Les deux jeunes amoureux se retrouvèrent ensemble au centre de la place lorsque les battants s'ouvrirent sous une terrible poussée.

Leurs bras tressaillirent quand s'afficha dans leur champ de vision un monstre de cauchemar, aussi grand que deux hommes de haute stature, avec une tête de Chacral écumant d'une rage verte et des ailes de chauve-souris. Derrière lui une multitude de criquets se tenaient à respectueuse distance, empêchés par la barrière mystique de pénétrer plus avant dans le Stallite.

Le monstre fit un pas dans l'enceinte que le Runka protégeait. Sa peau noire se mit à grésiller, elle se souleva par endroits, éclatant comme des bulles à la surface d'une eau tumultueuse. Une fumée bleue s'échappa de son corps difforme.

La Shankreature hurla son nom en tombant les genoux à terre, se tordant de douleur. « Nejerou ! Nejerou ! »

Piris et Khe comprirent aussitôt qu'ils devaient saisir maintenant leur chance, alors que la Bête ne s'était pas encore habituée à la défense de l'Etre de Lumière. Ils coururent vers le géant.

Celui-ci se releva à temps pour voir Khe se jeter sur lui. Aussitôt, il oublia sa souffrance pour retrouver ses réflexes de destruction. Il balaya d'un revers de la main l'espace devant lui. Khe eut à peine le temps de s'accroupir, encombré par son Lancefeu. Les griffes du monstre sifflèrent à deux doigts de sa tête. Le temps que la Bête termine son mouvement, Khe accroupi appuyait déjà sur la gâchette de l'arme.

Le torrent de flammes engloutit la créature. Khe garda la gâchette appuyée jusqu'à ce que le jaillissement du combustible se tarît. Le nuage de feu se dissipa. Nejerou était toujours debout, et son corps n'avait pas souffert des flammes. Le monstre tourna la tête de droite à gauche, semblant chercher la source de cette attaque. Puis, il dut faire le lien entre le Sombre-Terrien qui était accroupi devant lui et les flammes qui l'avaient enveloppé. Ses yeux rouges flamboyèrent d'un éclat plus sombre, les teintant du carmin du sang, et il haussa ses épaules difformes dans un geste typiquement humain.

La Bête lança avec furie un affreux hurlement, moqueur et dédaigneux. De son bras griffu, il crocheta Khe qui reçut sur le flanc la main du monstre. Le chasseur tomba, tandis que la Shankreature ouvrait sa gueule aux crocs acérés et s'apprêtait à déchirer l'homme qui l'avait agressée.

Malgré la douleur qui pulsait sourdement sur son flanc, Khe se releva en titubant, et cria à l'adresse de la Bête : « Oui, pourriture ! Tue-moi, tu tueras un Sombre-Terrien. Mais regarde-moi bien, je meurs debout. Les Sombre-Terriens sont ainsi. Ils meurent, mais ne se rendent pas. Tu ne le comprendras jamais, tu n'es pas humain. »

Aussi incroyable que cela puisse paraître, les mots semblèrent toucher le monstre, qui s'arrêta un instant. Il déplia un de ses bras immenses et se gratta la tête.

Ce simple répit suffit à Piris. Deux étoiles vinrent se ficher dans le torse noueux et fumant de Nejerou. La Bête hurla de nouveau. Elle se désintéressa du chasseur et concentra son attention sur la jeune fille auréolée de bleu et de vert. Piris serra la garde de sa palache qu'elle tenait dressée devant elle. Elle expira lentement, prête à mourir.

Soudain une voix venue de nulle part se fit entendre. « Par l'Œuf Noir, Nejerou, on a autre chose à faire que s'amuser avec des gamins. Trouve ce foutu Cœur de Lumière, que les criquets puissent entrer. »

Nejerou s'ébroua, tiraillé entre des pulsions contraires. Finalement, il sembla obéir à cette mystérieuse voix, et s'avança sur la route qui menait au Navire, dédaignant les deux Sombre-Terriens, de nombreuses cloques ne cessant d'exploser sur son corps déformé.

Piris se précipita vers Khe alors que celui-ci se relevait en toussant.

« Tu n'as rien ?

─ Ça ira. Juste quelques ecchymoses », répondit dans un souffle Khe. Il tourna sa tête vers les portes de Lost Vegas, devant lesquelles on devinait une centaine de criquets bondissants. Tant que le Cœur de Lumière existait, les Bêtes ne pourraient pas rentrer. D'une voix tendue par l'appréhension, il grommela : « J'espère qu'Hermes, Vox et Triga auront plus de chance que nous. »

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