Le vent de la dispute
L'énergie consumait Khe. Ses mains tremblaient d'une convulsion légère, il les frotta pour les dominer et s'efforça de se concentrer sur son environnement pour ne pas avoir à disséquer ses sentiments, pour ne pas se laisser emporter par eux. Dans son cerveau se mêlaient des étincelles de colère, les aiguillons du désir et des puits de frustration. Piris allait se marier !
Après avoir fait le vide dans ses pensées, son attention se porta sur la moisissure qui imprégnait les murs de la pièce. Elle marquait de taches grises les pierres. Khe se demanda comment ces champignons pouvaient ainsi se développer. En regardant une vague de brume s'étioler au sortir de la pièce d'eau sous les coups orangés d'un brasero, il comprit que l'humidité de la pièce, conjuguée à la chaleur entretenue pour le confort de la Vierge Sacrée, créait les conditions idéales pour que les Lutins puissent vivre. Les Mères et Pères des Lutins avaient certainement voyagé avec les bois de diverses origines dont la pièce s'enorgueillissait.
Les Foraineurs vénéraient les champignons et leur prêtaient une existence à part entière. Ces Lutins à Sombrero, comme ils les nommaient, avaient colonisé Sombre-Terre, pris de monstrueuses dimensions parfois, et étaient devenus les compagnons fidèles des Survivants. Si la majorité des moisissures servait de nourriture, certaines variétés étaient consommées par les sorciers pour communiquer avec Mère Tortue.
Khe se retourna et s'accroupit pour saisir un peu de matière fongique sur un mur adjacent . Il la pressa entre ses doigts et porta à sa langue la fine poudre blanche qu'il avait obtenue. Il grimaça de dégoût. Les champignons étaient amers comme de l'eau de Mortezone.
Il grimaça une deuxième fois lorsqu'un « Alors ? As-tu réussi ? » cinglant le surprit. Il se retourna prestement. Surgi de nulle part, Hermes le regardait avec bienveillance, un demi-sourire narquois plaqué sur son visage rond. Comment avait-il fait pour pénétrer dans les appartements royaux ? Avant que Khe ne pût poser une question ou rétorquer, le sorcier enchaîna : « Et tout d'abord, grand merci pour avoir donné une leçon à cette brute de Triga. Mais tu aurais pu parachever ta vengeance en retournant à chaque fois sa brutalité contre lui. Au lieu de cela, tu as dû toi-même engager une certaine dépense physique. » Il flottait dans le ton d'Hermes comme un soupçon de reproche.
Ces mots ébranlèrent un instant la joie que Khe venait d'éprouver à revoir son vieil ami. Il marqua le coup, même s'il avait essayé de cacher le déplaisir qu'il venait de ressentir. Il savait que sous l'air distant d'Hermes, et malgré ses paupières quasiment closes, se cachait en fait une attention tout entière dirigée vers lui. Le sorcier ne fut pas long à comprendre et il ajouta immédiatement :
« Ce n'est pas si grave que cela, Khe. Je tiens vraiment à te remercier. Quelque part, la grande balance cosmique est de nouveau équilibrée. Ceci dit », et il ouvrit les bras et les passa à travers les barreaux de la cage à Bur pour se saisir des mains de son ami, « as-tu des informations à me communiquer sur cette force que j'ai ressentie pendant le combat, ce que Vox appelle Runka ? »
Khe fut saisi par l'emprise chaude mais néanmoins indubitable que les mains du sorcier exerçaient sur lui. Pour la première fois de sa vie, il comprit que le sorcier venait de lui parler en soulignant ses propos d'une énergie que certains appelaient conviction, mais que lui ressentait à l'heure actuelle comme de la suggestion. Le sorcier essayait un de ses tours magiques sur lui, Khe, son ami. Il en éprouva un vif ressentiment, qui durcit notablement le timbre de sa voix quand il répondit :
« Oui... Et ça n'a pas été simple. J'ai dû subir les caprices de Piris, j'ai dû la pousser à bout pour qu'elle finisse par lâcher le morceau, sans se douter que c'était ce qui m'intéressait. Elle est belle, mais elle est insupportable.
─ Oui, oui, j'entends bien. Et le Runka ? le coupa Hermes, impatient.
─ Son Râ, c'est-à-dire son esprit matérialisé se trouve dans une salle du Navire.
─ Très bien, j'irais le voler demain. Et puis nous nous enfuirons.
─ Hermes... fit Khe, soudainement réticent. Je voulais te dire... Jusqu'à présent, notre plan s'est admirablement déroulé, mais il y a un problème que nous n'avions pas prévu.
Hermes recula, et posa ses poings sur les hanches.
─ Par ma Corne ! jura-t-il. Quel accident n'aurais-je pas prévu ? Dis-moi vite, Khe.
Le jeune homme sentit que le sorcier se moquait de lui. Il poursuivit néanmoins:
─ Eh bien ! Piris va se marier avec Vox, alors je pensais qu'on pourrait attendre la Fête des Dés pour partir. J'aimerais convaincre Piris de se marier avec moi.
─ Voyons, Khe, répondit Hermes. Ne fais pas l'enfant. Je comprends bien que tu aies envie de Piris, mais ce n'est pas une raison pour mettre en danger les Foraineurs. Nous devons nous emparer du Râ le plus rapidement possible et ensuite nous enfuir. Avec une telle source d'énergie, nous pourrons mener à terme la Grande Boucle sans encombre. Tu seras bientôt notre chef, Khe, tu dois comprendre cela.
─ Mais je n'en ai pas vraiment envie, Hermes ! jeta précipitamment le jeune homme. Je ne sais pas si je veux rester avec les Foraineurs, si je ne suis pas avec Piris. Je veux juste me marier et rester paisiblement ici avec elle. »
Il avait soufflé cette dernière phrase, se torturait soudainement les mains et avait baissé le regard. Comme Hermes ne le cingla pas d'une de ses répliques, il se crut autorisé à relever les yeux. Ce qu'il vit l'inquiéta. Pour une fois, le sorcier se départit de son calme habituel. Il serrait les poings, il respirait précipitamment, signes d'un emportement imminent. Ce qui ne manqua pas :
« Khe, cria-t-il, tu dis vraiment n'importe quoi ! Tu serais prêt à renoncer à la tribu, tu serais prêt à renoncer à la place de Tribun qui t'échoira, tout ça pour une simple amourette ? »
De se voir ainsi moqué fit sourdre en Khe une colère grandissante, qui se tordait et se tapissait au fond de son ventre, prête à prendre possession de tout son corps.
« Ce n'est pas une amourette ! protesta-t-il violemment. J'ai envie de vivre avec Piris. Je suis libre, non ? C'est ce que tu m'as enseigné. Tu m'as appris à vivre librement, et jusqu'à maintenant je suis resté avec les Foraineurs... sans être vraiment libre. »
Khe avait parlé tout d'une traite, emporté par une sûreté qu'il ne se connaissait pas, et la cascade de ses mots avait empêché Hermes de lui répondre. Maintenant qu'il avait craché ce qui le rongeait depuis quelques jours, au point qu'il en perdît toute notion de ce qu'il était ou devait être, il ne savait plus que dire et attendait la réplique de son mentor. Il savait le trahir, mais jamais trahison n'avait été aussi délectable. Khe se sentait enfin maître de son destin.
Hermes ne soufflait mot. Son visage de cire ne trahissait plus aucune émotion particulière.
« Oui, souffla-t-il, tu as raison. Tu es un homme libre. Libre de ton esclavage. En tout cas, puisque tu as décidé de ne plus faire partie du groupe, sache que je ne te défendrai pas devant l'Œuf lorsque nous jugerons de ce que nous devons faire.
─ Quoi ? » Khe surmontait difficilement le choc que ces dernières paroles avaient provoqué en lui. « Toi, toi, le grand Hermes, le sorcier qui vole au-dessus des lois naturelles, toi, tu vas m'empêcher d'être libre ? Tu vas me condamner pour ce que j'ai fait ? Tu viendras peut-être aussi m'exécuter ? Toi, mon ami ?
─ Si l'Œuf me le demande, je le ferai, oui. Car moi qui ne me fixe pas de règles, je sais que je ne peux pas vivre en dehors des lois de Mère Tortue. Seul le respect de ces quelques lois, et elles sont peu nombreuses, me permet de vivre.
─ Tu es faible, Hermes, cracha Khe. Tu te caches derrière une Mère Tortue inhumaine pour croire que tu n'es pas toi-même inhumain. »
Sans vraiment qu'il s'en rendît compte, Khe avait fini sa phrase en brandissant le poing, les yeux exorbités et toute son énergie dédiée à la destruction de son ami. Il ne s'attendait pas à la réponse du sorcier.
Hermes le fixait de plus en plus intensément, au point que Khe n'arrivait plus à dévier son regard ailleurs que dans les deux brasiers qui maintenant dansaient dans les orbites noires du sorcier. Au point qu'il ne vit littéralement plus Hermes, ses gestes ─ en faisait-il vraiment ? ─ se fondant dans le flou qui naissait autour des deux puits sans fond.
Le coup, du moins, l'énergie cinétique, le prit à dépourvu. Une violente douleur lui frappa la poitrine, explosion de mille échardes qui le lardaient de toute leur douleur. Il sentit son cœur s'arrêter un instant. Un voile noir s'abattit brusquement sur sa conscience. Il se retrouva recroquevillé sur le sol de la chambre de Piris, vomissant de la bile jaune.
Il releva la tête. Hermes emplissait l'horizon de tout son volume. L'esprit encore dispersé sur le dallage froid, il entendit la voix lointaine d'Hermes le cingler :
« Au moins cela prouve que tu n'avais pas vraiment envie de me tuer. Et avant de te quitter définitivement, je te répéterai ce dernier conseil : à chaque fois que tu voudras te battre, connais d'abord ton ennemi, que ce soit un sorcier, un monstre ou bien toi-même. Alors tu utiliseras peut-être les bonnes armes pour le mettre à bas. À jamais, Khe. »
Le chasseur se releva à peine pour voir son ami partir aussi silencieusement que s'il avait eu des ailes au pied.
Khe reprit pleinement ses esprits alors qu'Hermes était déjà sorti de Kheops.
Il ne pouvait donc vraiment pas voir Hermes sourire de toutes ses dents et chantonner gaiement sur son chemin.
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