Le Lumineux Accueil
Lorsque les olifants des vigiles déchirèrent la quiétude du crépuscule, Lost Vegas se mit à bruire telle une ruche attaquée par un Bur.
L'arrivée des Trail-Wagons était toujours un moment attendu par l'ensemble du Stallite. Les monstres de ferraille pénétraient dans l'enceinte, ils apportaient des nouvelles du reste de l'humanité, de nouveaux itinéraires, l'exotisme qui rendrait le labeur quotidien supportable pendant un temps.
L'arrivée était aussi le prétexte à des célébrations religieuses (« Gloire soit rendue à Solaar, qui nous montre encore une fois que ses enfants, comme ses rayons, traversent la Nuit sans jamais craindre l'Obscurité »), et à d'autres plus charnelles, ce qui permettait de renouveler le sang de Lost Vegas.
Mais avant que toutes ces extases éclosent, encore fallait-il être certain que ces pèlerins en Trail-Wagon ne fussent pas des brigands, des tueurs ou bien pire encore, des Konkalites, la lie de l'humanité. Aussi le Stallite se tenait-il sur ses gardes pendant que les nouveaux venus subissaient des investigations poussées sur leurs motivations.
Si le frère était accueilli à bras ouvert, l'étranger n'était pas le bienvenu, et souvent on le retrouvait condamné au Jugement de Solaar.
Ce n'était qu'une des nombreuses lois tacites qui présidaient à la vie sur Eldena, mais elle restait l'une des plus efficaces. Les Célestes du Stallite annonçaient leurs intentions, ainsi que les Pèlerins, et s'il apparaissait que les deux populations pouvaient s'entendre, la seconde pouvait rentrer dans l'enceinte protégée de la première.
Les étrangers ne pénétraient cependant dans le Stallite qu'avec un nombre limité d'armes (il aurait été impensable de confisquer toutes les défenses, car un homme sans armes sur Sombre-Terre était pratiquement condamné), le surplus restant entreposé dans une caserne de Gardiens du Feu.
Les Gardiens du Feu hurlaient les consignes tant de fois répétées : « Tout le monde aux postes d'observation. », « Que les faibles s'abritent dans les Inns ! » Eux-mêmes couraient vers les murs du Stallite, certains encombrés par leur Mitraille, cette arme qui propulsait des projectiles jusqu'à cent pas, grâce à la vapeur produite par la lourde bouillonnante qui cliquetait dans leur dos ; d'autres simplement armés de leur pistol à rueg.
Vox se dépêcha, cependant sans hâte, de rejoindre les autres membres du Lumineux Accueil. Son humeur restait maussade. La venue d'un Trail-Wagon signifiait bien des choses.
Au premier chef, une augmentation potentielle de la population du Stallite. Lost Vegas devait croître, si l'on voulait que le nombre des Fouineurs, des Bâtisseurs, des Nourrisseurs, mais aussi et surtout des Prôneurs et des Gardiens du Feu puisse augmenter. Plus ceux-ci seraient nombreux, plus la tête et l'épée de Solaar seraient suffisamment fortes pour se joindre d'un bout à l'autre de Sombre-Terre. Lorsque ce jour doré viendrait, le Mal, l'Obscur, la destruction et le chaos, bref, le Shankr reculeraient enfin. Alors peut-être, l'humanité pourrait de nouveau profiter de la lumière.
En revanche, la venue d'éléments étrangers, par essence perturbateurs, n'augurait rien de bon pour le déroulement de son plan, qui se devait d'être minutieusement mené. Il s'était consolé en pensant que bientôt Lost Vegas compterait un Joueur de plus.
L'assemblée des représentants de Lost Vegas se tenait rituellement derrière les lourdes portes en béton serties de fer qui protégeaient l'entrée du Stallite, attendant le signal des guetteurs pour aller s'enquérir auprès des voyageurs de leurs intentions et de leurs us et coutumes.
L'intelligence collective des Célestes avait décidé que les querelles devaient cesser lorsqu'un danger potentiel apparaissait aux abords du Stallite. Vox retrouva donc aux pieds des constructions gigantesques l'ensemble des chefs des diverses castes. Pour les Inns, il y avait Maldek et Triga. Wayne attendait figé dans un éternel garde-à-vous. Comme d'habitude, la Vierge Sacrée et sa suivante seraient en retard. Il salua les trois hommes d'un « Lumière sur vous ! » relativement sec, puis se rapprocha de Wayne, se collant presque à lui. Après l'incident de l'après-midi, il n'avait aucune envie de se heurter à Triga. Il attendit sans mot dire que les guetteurs finissent leur inspection.
L'attente ne fut pas trop longue, les guetteurs vérifièrent que les étrangers leur avaient bien déclaré toutes leurs armes, qu'ils n'en dissimulaient pas d'autres dans le Trail-Wagon. Ils revinrent rapidement annoncer que la voie était libre.
C'est ce moment que choisit Piris pour arriver nonchalamment, suivie de Kami, traçant son chemin à travers la foule compacte des Joueurs, comme la proue d'une pirogue fend les flots. Une sourde exclamation l'avait précédée, et les membres du Lumineux Accueil étouffèrent des jurons de surprise.
Ce n'était pas sa tenue qui choqua les hommes. Piris avait revêtu sa robe verte de cérémonie, doublée sur ses épaules d'un châle ivoire qui la protégeait du froid ; elle portait sa sempiternelle ceinture en opale. Non, ce qui leur coupa le souffle, ce fut sa coiffure. Là où il y avait une longue tresse, ne subsistait plus que des cheveux noirs, coupés au carré et s'arrêtant sur la nuque.
Un sourire narquois faisait naître deux fossettes dans la courbe de ses joues. Ses yeux étincelaient d'un vert vif. Fière, sauvage et indomptée, elle lança aux quatre hommes un « Lumière sur vous ! » qui sonnait comme une déclaration d'indépendance.
Puis elle vint se placer entre Triga et Vox, et ajouta :
« J'arrive juste à temps, dirait-on. J'espère que vous appréciez ma nouvelle coiffure. Elle est plus pratique. »
Le visage déconfit de Vox la paya de tous les sacrifices qu'elle avait consentis.
Les cordes grincèrent, les lourdes portes se mirent en branle, et tandis que plusieurs hommes poussaient avec acharnement sur les portants de gigantesques treuils, l'horizon de Piris s'ouvrit sur le monstre de métal léché par les lueurs ocre que les longuerches projetaient sur ses flancs.
Le jour allait tomber. Dans le périmètre qui bordait le Stallite se formèrent de légers voiles de brouillard, gaze enveloppant les ombres mouvantes de la scène. Ils naissaient au confluent de l'air chaud qu'emprisonnaient les hauts murs du Stallite et de l'air froid qui balayait l'étendue glacée et désolée de l'Obscur. Entre les torchères du Trail-Wagon et les centaines de points lumineux qui dansaient sur les murs de Lost Vegas, l'atmosphère avait pris une teinte oscillant entre l'olivâtre et la rouille, laissant se deviner d'étranges volutes sombres à l'horizon.
Comme bon nombre de Trail Wagons, le véhicule que Piris contemplait maintenant dérivait d'une base de locomotive. Néanmoins, ses proportions ne possédaient plus de rapport avec son antique modèle. La construction mobile était haute de plusieurs toises, et chacune des dix roues avait la taille d'un homme. Façonnée pour le voyage dans l'Obscur, la Bourrique pouvait paraître inquiétante, avec son pare-bur qui lui faisait un masque de guerrier d'un autre temps et ses deux excroissances latérales percées d'archères qui la transformaient en coléoptère aux élytres de mort.
Représentants emblématiques du Stallite, le Grand Prôneur et le commandant des Gardiens du Feu prirent la tête du Lumineux Accueil et se dirigèrent vers le groupe des Pèlerins amassé au pied d'une passerelle.
Deux hommes, certainement les chefs de la tribu, s'extirpèrent de la masse humaine et s'avancèrent les bras ouverts. Autant le premier était sec et effilé comme un faucon, autant la silhouette du second ne présentait que des rondeurs. Ils étaient tous deux vêtus de lourds vêtements en peau et portaient ce qui devait représenter pour eux les insignes du pouvoir : une cape divisée en deux parties dont la capuche formait une tête d'aigle pour l'un, et un collier dont le pendentif s'ornait d'une tête de mort pour l'autre.
Les deux groupes se rejoignirent à égale distance des hauts murs de Lost Vegas et du Trail-Wagon, dans une zone particulièrement lumineuse.
« Lumière sur Vous, Célestes, commença le plus sec des deux étrangers. Nous sommes la tribu des Foraineurs. Nous amusons et divertissons les Stallites que nous rencontrons en échange d'un peu de nourriture. Je suis Jupter, le Tribun du clan, et voilà Hermes, notre sorcier. »
Vox prit alors la parole et présenta rapidement Lost Vegas et les membres du Lumineux Accueil. Piris se désintéressa du babillage de Vox qu'elle connaissait pratiquement par cœur, et elle se concentra plutôt sur le groupe de Foraineurs qui attendait sagement que les palabres soient finies.
Des enfants couraient insouciants entre les jambes d'adultes robustes et durs d'aspect, aux visages pâles sous la couche de suie. Les femmes avaient les hanches pleines et des épaules massives sur lesquelles tombaient des cheveux noirs aussi durs que des crins ; les hommes étaient sveltes et devaient paraître musclés, lorsque la faim ne découvrait pas leur os. Une tribu de pèlerins comme les autres.
Une vie, surtout, dont ils étaient les artisans et les maîtres. Leur liberté avait un prix, et ces voyageurs incessants ne connaissaient pas le repos de l'âme, la certitude de la protection et de la sérénité. La mort était devenue leur compagne fidèle. Mais au moins, décidaient-ils par eux-mêmes des chemins qu'ils voulaient emprunter ; leur place au sein du groupe était déterminée par leurs aptitudes naturelles. Et s'ils voulaient en travailler certaines plus que d'autres, ils le pouvaient sans avoir à s'en remettre à un simple coup de dés.
Elle fut brusquement tirée de ses pensées par Kami. La suivante lui décocha un léger coup de coude dans les côtes et chuchota son oreille : « Soleil-Dieu, avez-vous vu maîtresse ces beaux hommes, surtout le brun là ? ». Comme toutes les jeunes filles, Kami trouvait un plaisir intéressé dans l'accueil des étrangers, car elle était en âge de procréer. Si son instinct la poussait à chercher un compagnon, sa préciosité lui commandait de ne pas subir la rudesse d'une brute de Burboy. Toute occasion était bonne à prendre pour élargir le champ de ses possibilités.
Kami avait désigné un jeune homme qui émergeait des premiers rangs. Il leur souriait. Sa peau glabre luisait à peine dans la pénombre tant elle était sombre. Seuls les fils de couleur mêlés à sa tresse et le blanc de ses yeux et de ses dents permettaient de le distinguer. C'est vrai, il pouvait plaire. Son corps exprimait la souplesse et la puissance, son sourire était franc. Il se tenait droit, fier mais ouvert. Il était harmonieux.
Elle devait en convenir, ce n'étaient ni les carcasses décharnées et habitées comme celle de Vox, ni les corps bien proportionnés, qui l'intéressait. Non, elle préférait les muscles épais, les cages thoraciques développées pour permettre à une tête amie de venir s'y inscrire, les épaules larges et épaisses. Un peu comme Triga, un peu comme... comme le garçon qu'elle regardait maintenant. Il se tenait assis avec des camarades et ainsi recroquevillé, il utilisait un espace déjà important.
Kami surprit son regard et dit doucement en riant: « Oh, mais celui-là aussi n'est pas mal, maîtresse. C'est vrai je ne l'avais pas vu, mais, maintenant, hummm... J'aimerais bien goûter de ses rayons. » Piris se retourna vivement vers sa servante, et rosit en voyant le regard grivois que celle-ci affichait.
Elle voulut lancer une réplique cinglante, mais la voix haut perchée de Vox s'éleva soudainement, tel un rugissement déchirant le voile léger des conversations.
« Comment ça, vous n'acceptez pas l'échange ? C'est ça, ou vous ne rentrez pas dans Lost Vegas. »
Il se tenait face aux deux Foraineurs et Wayne l'avait rejoint, la main déjà posée sur sa Longuépée.
Jupter reprit calmement :
« Grand Prôneur, nous ne voulons pas nous opposer à votre coutume, mais notre tribu ne peut pas se permettre de vous donner un de ses enfants en gage. Notre tribu a besoin de tous ses bras.
─ Non, vous n'avez pas très bien compris ce que je disais, répliqua Vox, cinglant et froid. Vous nous offrez un de vos jeunes gens, et seulement ensuite, vous pouvez rentrer dans le Stallite et commencer les échanges.
─ Mais puisque je vous dis que notre groupe ne peut pas se défaire d'un de ses membres sans mettre en danger sa propre survie, enfin, Vox, soyez raisonnable. », protesta le Tribun avec véhémence.
Le Grand Prôneur secoua la tête, recula, Wayne vint se planter devant lui, son épée tirée, et à travers les meurtrières, on entendit les Gardiens du Feu armer leurs instruments de mort. Les Foraineurs formèrent immédiatement un cercle protégeant les femmes et les enfants, tandis que les hommes sur le périmètre se saisissaient qui d'un casse-tête, qui d'un arc ou d'une lance.
Piris pensa immédiatement qu'un carnage allait avoir lieu. Heureusement, Hermes intervint, le visage souriant et les paumes ouvertes.
« Allons, allons..., sourit-il, Grand Prôneur, Vierge Sacrée et chefs des Inns, calmons-nous. Nous avons beaucoup voyagé, et nous savons bien que nous devons nous soumettre aux coutumes locales. Mais il n'en reste pas moins que nous mourrons demain si nous ne pouvons pas rentrer dans votre Stallite. »
Il s'arrêta un instant, et vit avec satisfaction que les esprits se calmaient. « Voilà ce que je vous propose : comme vous l'avez dit, vous êtes des Joueurs. Nous allons donc utiliser votre coutume pour savoir si nous pouvons rentrer. Vox et moi allons lancer un dé. Si vous gagnez, nous acceptons votre loi, et nous nous engageons à vous donner un membre de notre clan. En revanche, si vous perdez, nous appliquerons alors notre loi, et je combattrai contre l'homme que vous me désignerez. Si je gagne, nous pourrons alors rentrer dans Lost Vegas et commencer les échanges. Mais si je perds, vous pourrez nous tuer tous, car nous ne pourrions pas rentrer et cela serait abréger nos souffrances. » Jupter approuva de la tête le plan.
« Hermes parle en notre nom à tous, Grand Prôneur, renchérit-il. Nous respecterons les jugements de votre coutume et de nos lois, et nous ne chercherons pas à intervenir. »
Vox se tut un instant, méditant la complexe proposition. Celle-ci avantageait nettement le Stallite, car Hermes ne se laissait qu'une chance sur quatre de vaincre. Pourtant, le Grand Prôneur flairait un piège.
Piris, trop heureuse qu'une solution pacifique se dessinât, profita de ce répit pour lancer : « Oui, c'est une très bonne idée, elle me semble équitable. Quelqu'un a-t-il un dé à nous prêter? »
Une vingtaine de Célestes se proposèrent immédiatement.
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