La Bourrique

Ils arrivèrent non sans mal à la Bourrique, déambulant dans les rues de Lost Vegas comme des fantômes hagards, évitant les endroits d'où provenaient des crissements caractéristiques, tombant parfois nez à nez avec un groupe de Bêtes pour de brefs et terribles combats. La provision de champignons fut entièrement mise à contribution, et c'est sans munitions qu'ils atteignirent le Trail-Wagon. Celui-ci reposait dans l'obscurité, projetant un faible halo de lumière vaporeuse aux alentours. C'était comme un havre de paix dans une mer de violence.

Khe se dirigea résolument vers une entrée qui se trouvait sur le flanc de la machine. Celle-ci était presque dissimulée dans un enchevêtrement de câbles, de parois soudées les unes sur les autres comme autant de feuilles protectrices. Khe actionna un mécanisme. La porte s'ouvrit lentement en grinçant sur ses gonds. Les trois jeunes gens s'engouffrèrent dans un petit sas.

Lorsqu'ils furent en sécurité, Khe laissa les deux jeunes filles souffler et effectua un rapide tour d'inspection du Trail-Wagon. Il trouva dans le Foyer une trentaine de Foraineurs et de Joueurs qui se blottissaient là. Pour l'essentiel, des femmes et des enfants. Quelques machinistes. La situation aurait pu mieux se présenter.

Il rejoignit Piris et Kami. Les deux Joueuses se remettaient à peine de leurs émotions. Elles reposaient assises à même le sol, pantelantes, les cheveux en bataille, les vêtements collés sur leur peau par la transpiration. Le brasero du réduit teintait la pièce de clairs obscurs délicats, léchant la peau des deux Joueuses de caresses orange. Bien que la situation fût désespérée, ou peut-être parce que, Khe ne put s'empêcher d'admirer la beauté étrange et érotique qui se dégageait de ce tableau.

Il s'approcha sans mot dire de Piris et l'embrassa avidement. La jeune fille se serra dans ses bras. Elle aussi avait envie de goûter un peu d'affection, de chaleur et d'amour. Elle ne pensait plus à rien, après tant d'horreur et de violence. Elle voulait juste sentir les lèvres, la peau, la langue et le désir de son amant. Les deux jeunes gens s'étreignirent en se serrant violemment l'un dans l'autre, multipliant leurs points de fusion du bassin jusqu'aux lèvres.

Kami pendant ce temps les regardait avec un mélange d'envie et de tristesse. Elle éclata en sanglots. Piris s'arracha doucement de l'étreinte du chasseur et glissa sa tête vers sa suivante. « Là, Kami, tout va bien maintenant. Nous sommes en sécurité ici.

─ Nous allons tous mourir, geignit la jeune fille. Nous allons tous mourir et je mourrai sans amour. »

Les mots et la détresse de sa suivante touchèrent Piris. C'est vrai, elle ne se souciait que peu de la mort. Elle avait en elle cette certitude d'être éternelle, maintenant qu'elle était aimée. Kami ne connaissait pas ce repos de l'âme. Pourtant, Solaar qu'elle était mignonne ! Ses yeux en amandes continuaient à illuminer son visage poupin même sous une pluie de larmes. Piris ne put retenir un geste de tendresse. Elle voulait montrer à Kami qu'en quelque sorte celle-ci ne se trouvait pas seule. Ses fines lèvres se déposèrent sur celles charnues de Kami, en un chaste baiser.

La demoiselle de compagnie lui répondit avec passion. Piris, surprise, se laissa emporter dans un tourbillon d'amour, serrant son amie dans ses bras et caressant sa peau glacée. Comprenant toute la détresse et tout l'amour qui motivait ce geste pur, Khe rejoignit les deux filles, mêlant ses caresses aux frottements langoureux, mêlant ses lèvres aux baisers passionnés. Une sorte de folie douce s'empara du groupe, et bientôt ils ne formaient plus qu'un seul corps, mélange heureux de chairs élastiques.

Ils s'aimaient de toutes leurs forces, rejetant la mort, trouvant dans leurs corps qui vibraient et se réchauffaient les raisons d'exister. La fusion fut courte, intense, et les laissa enlacés, hagards, les jambes flageolantes au centre d'une sphère de chaleur.

Ils durent se séparer quand Khe se dégagea brusquement. Il venait de réaliser qu'un faible grattement se faisait entendre, provenant de la porte du sas. Il alla jusqu'au panneau métallique et bascula les lamelles de la jalousie que les Ingénieurs avaient aménagées afin de pouvoir observer ce qui se passait à l'extérieur de la Bourrique. Au dehors se tenaient Sesh et quelques autres Foraineurs.

Le jeune homme perdait beaucoup de sang, il avait été mordu à de nombreux endroits. Il ne semblait pas avoir entendu les lamelles s'ouvrir, et continuait à s'acharner sur le mécanisme comme un fou. Khe voulut ouvrir le sas, mais Piris qui l'avait rejoint l'arrêta. Elle souffla : « Attends, regarde ses avant-bras. » Khe obtempéra. Il tenta de discerner dans la pénombre ce qui avait choqué Piris. Et il vit. Des boursouflures mouvantes dansaient sur les bras du Foraineur, comme des bulles qui n'exploseraient pas, comme si l'horrible larve d'une tarentule tentait de percer la peau qui la retenait prisonnière.

Khe jugea plus prudent de ne pas faire entrer le Foraineur à l'intérieur de la Bourrique. Il lança à travers les lamelles : « Sesh ! Sesh ! » Le Foraineur releva la tête. Ses yeux étaient injectés de sang. Il grogna d'une voix rauque : « Khe ? Laisse-moi rentrer. J't'en supplie. J'me sens pas bien. J'ai été mordu par les Shankreatures et depuis, j'sens comme une force dévastatrice qui pousse en moi. Je ne sais plus où aller, et les Bêtes rôdent. » Sans que rien ne puisse l'annoncer, la voix du jeune homme prit des accents gutturaux que Khe ne lui connaissait pas. « Putain ouvre-moi ! Ouvre que j'te crève. » Le dément tambourina de ses poings sur la porte du sas, puis s'écroula à genoux. Il sanglotait violemment. « Tu vois, geignait-il, tu vois ce que ça me fait. J'vais finir par ressembler à une de ces sombres créatures. »

Piris et Khe se consultèrent un bref instant du regard, mais leurs cœurs avaient déjà parlé. Ils ne pouvaient pas laisser Sesh dans cette posture. Piris hocha la tête et Khe entreprit de tourner la manivelle qui commandait l'ouverture du sas. Bientôt, outre les trois jeunes gens, six Foraineurs mal en point remplissaient le sas étroit. Piris et Kami se tenaient contre l'autre ouverture du sas qui donnait sur les corridors de la Bourrique. Elles avaient pris des armes au cas où il faudrait rapidement battre en retraite.

Khe questionna les Foraineurs : « Que s'est-il passé ? Avez-vous vu d'autres survivants ? » Les quelques réponses timides qu'il obtint ne rassurèrent pas le chasseur.

Soudain Sesh s'écria : « Khe ! Khe ! C'est terrible ! J'ai envie de te tuer ! J'ai envie de meurtre, j'ai envie de sang. Au secours. » Il était tombé à genoux, la tête pantelante, ses bras tremblants agrippés au sol. Des bosses mouvantes se devinaient dans son dos. Il se transformait.

Khe se précipita vers son compagnon. Il le prit dans ses bras et lui glissa doucement : « Oui, j'ai compris. La force Shankr est en train de prendre possession de ton corps. Laisse-la te rendre plus fort... » Khe releva le menton de Sesh et planta son regard dans deux yeux fous. « ... mais ne la laisse pas obscurcir tes pensées. Tu es un Foraineur : Tao est en toi. Souviens-toi de tout ce que tu connais. Deviens plus fort que la force, laisse l'énergie circuler, canalise-la. » La voix de Khe s'était faite plus puissante, plus pénétrante, plus impérieuse. Elle avait pris les intonations qu'Hermes utilisait parfois lorsqu'il voulait convaincre quelqu'un. Elle communiquait un peu d'énergie salvatrice au Foraineur blessé. Au risque de se faire écharper par son camarade, Khe ferma les yeux et fit le vide en lui. Il laissa Tao le prendre. Bientôt, sa conscience ne vit plus que le cercle de sa perception. Celui-ci était terriblement distordu vers l'intérieur, comme une poche de vide mangeant le cercle de la plénitude. Fronçant les sourcils, Khe concentra toute son énergie pour redonner au cercle sa forme originelle, repoussant progressivement la ligne anormalement concave vers l'extérieur.

Sesh cessa progressivement de trembler. « Ça va mieux... J'arrive à contrôler l'énergie.

─ Écoute, reprit Khe, instantanément revenu à l'être-là, voilà ce que nous allons faire. Nous allons vous enfermer dans une des remises, avec de quoi vous reposer. Je suis sûr que tu arriveras à complètement assimiler cette force qui est en toi, mais en attendant tu ne dois pas nous mettre en danger. Êtes-vous d'accord ? » Les hommes en haillons protestèrent pour la forme, mais ils étaient si exténués que finalement cela ne les dérangeaient pas outre mesure de se retrouver dans une pièce plutôt que dans une autre. Tant qu'ils pouvaient panser leurs plaies et oublier la terreur qu'ils venaient de vivre.

Une fois les rescapés dûment cloîtrés, Khe revint vers le sas. Piris et Kami y entassaient les armes qu'elles avaient récupérées en fouillant ça et là dans le Trail-Wagon.

« Que fais-tu ?, demanda Khe à Piris.

─ Je prépare l'attaque, répondit la jeune fille. Il faut tuer Nejerou. Parce que si le Runka gagne, Lost Vegas ne sera plus qu'un désert de feu sans vie. Parce que si la Shankreature gagne, Lost Vegas ne sera plus qu'un tombeau dans lequel des morts vivants déambuleront, à la recherche de quelque chose à détruire.

─ Mais Nejerou est trop fort ! Je n'ai pas réussi à le tuer. Nous ne pouvons rien faire contre lui. Mieux vaut tenter de s'enfuir avec la Bourrique avant que le Stallite ne soit englouti par l'énergie du combat des Dieux.

─ Tu ne peux pas dire ça, Khe, protesta Piris. Tu ne peux pas baisser les bras. Tu es en vie, Nejerou ne t'a pas tué, et pourtant il en avait l'occasion. Tu viens de montrer que l'énergie Shankr pouvait être maîtrisée par l'homme. Solaar ! Mère Tortue ! Secoue-toi. Tu ne peux pas fuir. Nejerou peut être vaincu. »

Khe s'inclina, fixant ses mains couvertes de griffures, mêlant le rouge de son sang au marron de sa peau. Piris avait raison. Il ne pouvait pas baisser les bras sans se trahir lui-même. Et alors que tous ceux qu'il aimait étaient morts, alors que les Foraineurs et les Joueurs avaient été décimés, Khe, lui, restait la seule preuve tangible de la vie qui avait embrasé ces humains. Khe, l'être façonné par d'autres êtres, était la mémoire et le futur de lui-même et de tous ceux qui l'avaient fait. Et ce Khe qu'il connaissait se battait pour les autres, parce que c'était sa façon de se battre pour lui-même.

Il se redressa, et souriant à Piris, il se saisit de son casse-tête.

« Nous retournons à Kheops, dit-il. Il y a peut-être un moyen de venir à bout de Nejerou. »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top