L'Œuf
Au dehors de la Bourrique, la seule lumière provenait du morceau de ciel étoilé qui se découpait autour du Stallite. À l'intérieur, regroupés dans l'immense chambre du sorcier, les Foraineurs s'agglutinaient en cercle autour de Jupter et du lit d'Hermes.
Le moindre recoin de la pièce blanche était occupé par un adulte, si bien que les objets magiques d'Hermes s'étaient retrouvés empilés au pied de son lit. Même l'Arbre, malgré sa taille et son poids, avait été déplacé pour l'occasion ! De fines rigoles de respiration condensée dégoulinaient le long du métal peint de la chambre : la pièce transpirait. Au milieu de la cacophonie, plus aucune voix ne se distinguait d'une autre.
Ceint de dignité grave, vêtu de sa cape de cérémonie, Jupter leva soudainement la main droite. Le silence se fit immédiatement.
« Foraineurs, tonna le Tribun. Je suis l'aigle des Foraineurs et vous êtes l'esprit qui me guide. Je dis bien que je suis les yeux et les ailes de la tribu et je dis bien que vous êtes l'esprit qui guide mon vol. Vous êtes l'Œuf que je protège. »
Jupter s'arrêta un instant. Cela aussi faisait parti du rite. Il laissait à ses auditeurs le temps de s'imprégner du rôle que ceux-ci devaient maintenant assumer. Oublier ce qu'on était pour ne penser qu'au groupe. Oublier les profits et les désavantages personnels pour ne considérer que les avantages et les inconvénients de la tribu. Si la multitude survivait, alors l'individu survivait aussi, en quelque sorte, puisqu'il y avait quelqu'un pour penser au malheureux, au pauvre ou au mort.
Lorsqu'il jugea que les Foraineurs étaient suffisamment concentrés, le Tribun rabattit sa capuche dont la pointe se terminait en bec. Pour chacun maintenant il était l'aigle. Les autres Foraineurs portèrent alors à leurs têtes des masques de fer blanc, et ils devinrent l'Œuf de la tribu.
Le Pow-Wow commença par la question que l'Aigle posait à l'Œuf.
« Foraineurs, que devons-nous faire ? L'esprit de Mère Tortue n'est pas avec nous aujourd'hui. Il est là, dit-il en désignant la forme gisant sur le lit d'Hermes, abattu par les noirs Célestes de Lost Vegas. Vous allez donc devoir le remplacer. Souvenez-vous de ce qu'il disait, devinez ce qu'il aurait dit, et nous pourrons alors parler en son nom. » Il fit une courte pause et reprit martialement :
« Nous sommes pour l'instant nourris par les Joueurs, mais demain, nous devrons partir. Les Célestes nous demanderont de leur donner un Foraineur en gage. Nous ne pouvons pas accepter. Et puis, à force de jouer avec les Célestes, la Tribu n'a pas pu se constituer une réserve de provision suffisante pour notre prochain voyage. Nous avons même perdu beaucoup de nos possessions. Oui, je le répète : que devons-nous faire ?"
Personne ne répondit dans un premier temps, puis deux ou trois cris anonymes éclatèrent simultanément.
« Justice pour les Foraineurs ! »
« L'Oeuf me demande-t-il justice pour les Foraineurs ? », reprit alors Jupter.
Les pèlerins tapèrent tous du pied, et le sol de la chambre trembla d'un coup de tonnerre.
Jupter précisa d'une voix plus forte: « L'Œuf est-il Un lorsqu'il me demande justice pour les Foraineurs ? »
L'assentiment de la foule résonna brièvement dans la pièce.
« L'Aigle vous le dit, continua Jupter, nous aurons Justice pour les Foraineurs. Comment allons-nous y prendre ? Que ceux qui le veulent s'expriment. »
Plusieurs voix à dessein maquillées s'élevèrent.
« Nous avons des armes et nous sommes forts. Tuons les tous. »
« Ouais, prenons leur nourriture et exterminons ceux qui nous barrent le passage. »
« On pourrait juste leur faire peur ? Les encercler, et les menacer de les crever s'ils essayent de riposter. »
« N'avez-vous donc aucun moyen autre que la violence comme solution ? »
Cette dernière phrase jeta un froid glacial sur l'assemblée. Malgré l'impersonnalité des masques, on sentait que les visages venaient de soudainement se fermer.
Le rite prévoyait également ce genre d'incident ; Jupter continua donc à mener le Pow-Wow, intensément concentré sur les phrases qu'il devait prononcer.
« L'Œuf n'est plus un, Foraineurs. Qui ne fait plus partie de l'Œuf ?"
Le silence était si pur qu'il en avait la densité d'une note.
« C'est... C'est moi, Khe. Khe, de la tribu des Foraineurs. »
Jupter resta un instant estomaqué. Puis, geste qu'il n'avait jamais auparavant fait, il releva sa capuche. Les Foraineurs s'exclamèrent. Le rite était rompu ! Saisis d'une crainte mystique, ils ne bougèrent plus, retenant leur souffle. Jupter savait qu'il venait de transgresser un tabou. Il ne l'aurait jamais fait pour quelqu'un d'autre que Khe. Le jeune homme était de son sang, mais Hermes le lui avait confisqué trop tôt pour qu'il puisse vraiment le former. Il conservait néanmoins une grande affection pour le brave et intelligent chasseur. Il parla d'une voix blanche au milieu d'un silence de mort.
« Khe ? C'est toi ? Mais pourquoi dis-tu ça ? Je ne comprends pas. Tu es un bon Foraineur, pourtant. Pourquoi t'opposes-tu au clan ? »
Khe se défit lui aussi de son masque. Son visage apparût, luisant de la fine pellicule de sueur que le masque avait formée, ses longs cheveux noirs plaqués par gros paquets. Ses yeux gris marquaient un étonnement profond. Il ne se rendait pas bien compte de ce qui se passait. Qu'avait-il fait de mal ? Pourquoi les autres avaient-ils été choqués ? Il avait simplement donné son opinion, sans mauvaise arrière-pensée, pour faire avancer la discussion.
« Je ne m'oppose pas au clan, bredouilla-t-il. J'avançais juste l'idée que nous pourrions peut-être trouver une solution à l'amiable.
─ Il n'y a pas de solutions à l'amiable possible, trancha Jupter, et tu le sais. La seule solution à l'amiable qui existe, c'est de nous déshonorer, et ça aussi tu le sais. C'est ça que tu veux, Khe ? Tu veux déshonorer les Foraineurs ? »
Khe recula et la foule s'écarta de lui. Au centre de la pièce noire de monde, il n'y avait plus que Jupter, Hermès immobile sur son lit et Khe.
« Non, non bien sûr que non, balbutia Khe. Je voulais juste...
─ Tais-toi, lui cracha Jupter. Je devrais te bannir de la tribu, mais, puisque c'est toi, je propose aux Foraineurs le châtiment de la bastonnade. Chaque Foraineur te frappera d'un coup de bâton. »
Khe ressentit une profonde injustice. Il avait essayé d'agir dans le sens de la tribu et celle-ci le lui rendait en le punissant. Et simplement parce qu'il avait exprimé une opinion qui différait de l'avis général !
« Ah non, s'écria-t-il, ça suffit maintenant. Je ne suis pas un enfant que l'on gronde et que l'on punit. Je n'ai rien fait de mal, mais si les Foraineurs pensent que ce que j'ai dit me condamne aux yeux de la tribu, eh bien, essayez de me punir ! »
En disant ces mots, Khe dégaina le coutelas qu'il tenait à sa ceinture et l'agita devant lui, le bras crispé, tous ses longs muscles tendus. Plusieurs éclats de lames scintillèrent en écho à divers endroits de la chambre.
« Hum, hum... Un peu de calme, les enfants. »
Tous se tournèrent vers le lit d'Hermes d'où avait surgi la voix. Le sorcier, qui ne portait plus aucune trace de la correction infligée par Triga, se tenait tranquillement assis sur le rebord de la couche, ses deux jambes grasses reposant mollement dans le vide.
« Hermes, c'est toi ? demanda Khe.
─ Mais oui, répondit le sorcier avec goguenardise, bien sûr que c'est moi, tu t'attendais à voir qui ? Solaar ?
─ Comment as-tu réalisé ce prodige ?
─ Relativement simplement, par ma Corne. Je me suis fait longuement masser par cette délicieuse Vierge Sacrée, et ce n'était pas mauvais du tout, croyez moi. Ensuite, j'ai fait appel à Tao, et celui-ci m'a reconstitué. Et comme j'étais fatigué par toutes ces émotions, j'ai fait semblant d'être toujours malade pour avoir un peu de tranquillité. Jusqu'à ce que vous me forciez à intervenir, j'étais en conversation avec Mère Tortue. Car j'ai senti. Vous n'avez pas senti, vous ?
─ Comment voulais-tu ? se précipita Khe. Tout le monde n'a pas eu la chance de se faire masser par la Vierge Sacrée. »
La naïveté du jeune homme fit naître quelques sourires dans la foule. Hermes le foudroya du regard, puis s'adressa à l'assemblée.
« Je ne vous parle pas de ça. N'avez-vous pas senti comme Tao est perturbé dans ces lieux ? Il se passe ou il se passera quelque chose de mystérieux ici. Les signes sont forts, pour qui sait les voir. Aucun de mes disciples n'a senti cette perturbation ? »
Les masques conservèrent leur apparence inexpressive.
« Sang noir ! Je m'en doutais. Ceci dit, il faut absolument que nous restions à Lost Vegas, le temps que je comprenne ce qui se passe. »
Jupter le coupa.
« Hermes! Tu dis vrai, et je suis heureux que tu puisses à nouveau nous donner tes conseils. Mais, si tu nous as écoutés à l'instant, tu sais que nous faisons face à un problème. Comment allons-nous le résoudre, maintenant que tu tiens absolument à rester? »
D'un de ses doigts boudinés, le sorcier gratta son front dégarni quelques instants. Puis son visage rond s'illumina, et il attaqua :
« Mais c'est très simple, Jupter. Derrière ton problème, il y en a en fait deux. Et j'ajouterai que Khe vient à l'instant d'en soulever un nouveau. Nous avons donc trois problèmes, et donc trois solutions à trouver. En ce qui concerne les pertes que nous avons eues, je dirais que la solution est dans le problème même. »
Devant le visage incrédule du Tribun, le sorcier poursuivit :
« Je m'explique. Je ne sais pas si tu as déjà observé les Foraineurs pendant les longues traversées dans l'Obscur. Certains d'entre eux passent le temps en jouant aux dés. Or, si tu regardes deux adversaires s'affronter pendant longtemps, tu t'aperçois que, si au début un joueur peut paraître avantagé, il n'en est rien par la suite. Chaque joueur gagne autant qu'il perd. C'est vrai à très grande échelle. Et c'est exactement ce qui se passera pour les Foraineurs et les Joueurs. Si nous réussissons à les faire suffisamment jouer, nous ne pouvons que regagner ce que nous avons perdu.
─ Comment allons-nous savoir que la tribu est revenue à égalité ? l'interrompit le Tribun.
─ Nous connaissons exactement ce que nous avons perdu. Chacun de ceux qui ont joué jusqu'à présent aura mission de rapporter une part de ce qui a été perdu. Il faudra jouer jusqu'à avoir regagné nos pertes, et surtout s'arrêter dès nous aurons atteint notre objectif.
─ Mais les Joueurs n'accepteront jamais de jouer s'ils s'aperçoivent qu'ils perdent ! »
Hermes balaya d'un geste rapide la remarque. « Bien sûr que si ! Ils ont le jeu dans le sang. Pour peu qu'ils soient un peu distraits, ils se précipiteront dans le piège que nous leur tendons. En maintenant l'attention des Joueurs sur les parties de dés, ils oublieront toute sagesse. Foraineurs, quand vous jouerez avec les Célestes, faites-les boire, faites-les oublier qu'ils sont en train de perdre. Et surtout, restez lucides, ne vous laisser pas vous-mêmes entraîner dans le jeu. Vous verrez, d'ici demain, nous aurons récupéré nos possessions et nous en aurons même plus.
Bon, voilà un premier problème de réglé.
En ce qui concerne l'échéance de demain, allons déjà en discuter avec Vox. Il y a peut-être moyen de s'arranger d'une façon ou d'une autre. Pour cela, nous devons le connaître, découvrir ses faiblesses. Si nous arrivons à les deviner, je peux vous assurer que demain, Lost Vegas nous gardera en son sein, le temps de refaire nos réserves.
Enfin, en ce qui concerne ce jeune homme fougueux, ah, la jeunesse, que ne vous ferait-elle pas faire ?, oui en ce qui concerne Khe, je vous propose de lui donner un peu plus le sens des responsabilités. »
Sans vraiment le menacer, Hermes pointa son doigt en direction du jeune chasseur. « Khe ! Les Foraineurs te chargent d'aller discuter avec Vox et de nous ramener le moyen de rester dans Lost Vegas. »
Le jeune homme comprit immédiatement que le sorcier lui offrait une chance de se racheter auprès de la tribu, et même d'en devenir le héros. Si la première perspective ne lui déplaisait pas, car finalement, il avait encore besoin d'un toit pour dormir, la seconde ne l'enchantait guère. Devenir le héros d'une tribu qui l'avait rejeté ? Khe appréciait toujours les Foraineurs, mais il sentait bien que quelque chose était cassé en lui, et que rien, désormais, ne pourrait être comme avant.
Il acquiesça toutefois à la proposition de son ami, la peur de se retrouver seul sans sa tribu restant la plus forte. Son coutelas reprit place dans le fourreau.
Le sorcier approuva de la tête et s'adressa à la foule. « L'Œuf est-il un pour approuver mes décisions ? »
Les Foraineurs se libérèrent de la tension qu'ils avaient accumulée en faisant vibrer d'un tonnerre de coups de pieds les coques de la Bourrique.
« Et avant que votre esprit ne retombe dans le corps, Foraineurs, je voudrais aussi vous signaler que vous vous souvenez très mal de moi. Je veux le bien de la tribu, et pour cela je sais que la tribu doit aller au bout de toutes les opportunités qui se présentent à elle. Lorsque je serai dans le monde des morts, si vous vous conduisez encore comme des enfants qui ont peur, mon esprit viendra vous botter le cul...
Non, mais. »
Les Foraineurs rirent tous de bon cœur, hormis Khe qui se demandait comment il allait bien pouvoir accomplir sa mission.
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