Khe avait très mal dormi cette nuit là. Il n'avait cessé de se tourner et retourner sur la couche. Son corps lui avait donné l'impression d'être en feu, mais il savait bien que cette chaleur était seulement provoquée par l'énergie qui le traversait. D'ailleurs, les autres Foraineurs n'avaient pas semblé ressentir outre mesure une augmentation de la température. Pourtant, ils étaient presque deux cents à dormir sur la plaine métallique du Foyer, couchés sur une natte en rueg tressé.

L'air vicié était ingénieusement expulsé des entrailles du monstre de métal par un système de canalisations et de cloisons que les Foraineurs avaient conçu en disséquant les Timitières. Ces insectes avaient réussi à coloniser l'Obscur, élevant leurs gigantesques tours de terre au milieu des environnements les plus difficiles. Les Ingénieurs qui autrefois avaient construit le Trail-Wagon n'avaient eu qu'à observer les Timites pour assurer une circulation de l'air optimale, empêchant le froid de pénétrer dans la construction.

Khe aurait aimé pouvoir faire les cent pas dans un endroit qui lui aurait appartenu, dans lequel il aurait pu laisser libre court à son énervement. Que n'était-il Tribun ou sorcier ! Il aurait disposé d'une chambre individuelle dans le troisième niveau. Ou bien machiniste, car ils étaient peu nombreux à vivre sans presque jamais quitter les abords du moteur. Mais il faisait partie des guerriers amuseurs de la tribu, et il se retrouvait bel et bien coincé sur sa couche étroite au deuxième niveau ; et ne pouvait que s'agiter dans l'espace qui lui était dévolu.

Il se leva donc très tôt, et enjambant les Foraineurs encore endormis, il s'échappa de la Bourrique alors que Solaar se levait à peine. Il prit résolument la direction de Kheops. Pour se réveiller et lutter contre le froid, il décida de parcourir la distance qui le séparait de l'Inn en trottant.

En arrivant au seuil de la pyramide, il salua les deux Gardiens du Feu en faction, reconnaissables à leur casque de cuivre et demanda où il pourrait joindre Vox. Celui-ci se trouvait comme à l'habituel au Point d'Équilibre.

Khe traversa donc le grand hall constellé de torchères et de braseros, strié de ponts suspendus et de passerelles incertaines en fer rouillé. Ses pas résonnaient, et bien qu'habitué à la démesure, il ne put s'empêcher de se sentir écrasé par le gigantisme de la salle, si grande qu'une autre pyramide avait pu être érigée au sein de la structure principale.

Enfin, il atteignit l'ascenseur. Deux autres Gardiens du Feu se tenaient près du mécanisme qui, à l'aide de poulies et de rouages, permettait d'élever une plate-forme. Il prit place sur celle-ci et indiqua qu'il voulait se rendre au Point d'Equilibre.

L'ascenseur se mit à monter lentement, la plate-forme couinant parfois contre une paroi dont le fer se déformait. Le dispositif avait été bien pensé, et il s'arrêta presque au niveau du sol d'un corridor blanc au bout duquel se trouvait une nouvelle porte. Il sauta la petite dénivellation et marcha rapidement à la rencontre d'un nouveau Gardien du Feu, dont le visage austère se teinta d'un regard mauvais en l'apercevant.

Le Gardien dressa soudainement son fauchard lorsque Khe ne fut plus qu'à quelques pas de lui. La pointe, la pique et l'éperon en forme de faucille qui terminaient le long manche de l'arme devaient être une menace que nombre de Joueurs prenaient au sérieux. Néanmoins, Khe nota immédiatement que la hallebarde n'était pas très équilibrée. Ce gardien ne pouvait s'en servir aisément comme arme de taille ou d'estoc.

« Halte ! N'avance plus et mets les mains en l'air, étranger ! lança le Gardien avec agressivité.

─ Lumière sur Toi, Gardien du Feu, répliqua tranquillement Khe en exécutant ce que lui ordonnait le Gardien. Je désirerais m'entretenir avec Vox.

─ Et qu'est ce que tu lui veux au Grand Prôneur, gueule d'Obscur ?

─ As-tu besoin de le savoir pour me laisser entrer ? Regarde, je ne suis pas armé, je viens en paix. Je veux juste m'entretenir avec Vox. Et c'est suffisamment important pour que je me permette de venir le déranger, crois-moi.

─ Tu t'prends pour qui, étranger ? Il n'est pas question que tu rentres, sale crasseux. Allez, dégage de ma lumière, ou j'te saigne. »

En disant ces mots, le Gardien du Feu abaissa son fauchard et balaya l'espace devant lui de quelques aller-retours rapides.

Khe fit mine de se retourner. Il pivota d'abord son bassin, mais alors que son pied droit décollait pour décrire un arc de cercle qui aurait dû l'emmener dans la direction de la cage d'ascenseur, sa jambe gauche eut une impulsion qui le propulsa en l'air. Il frappa avec la pointe du pied le fauchard qui échappa des mains du gardien du Feu.

Ce dernier jura entre ses dents : « J'vais te vider, crevure. » alors que Khe terminait sa vrille en retombant souplement sur ses pieds. Le Foraineur interrompit son agresseur: « Attends. Tu vois bien que je suis plus fort que toi. Laisse tomber, et laisse-moi passer, c'est tout ce que je demande. » L'homme n'écouta pas et se jeta sur Khe. Celui-ci avait évidemment prévu cette réaction, et il n'eut qu'à déplacer son corps latéralement au moment où le Gardien du Feu allait le renverser, à tendre sa jambe et à frapper d'un coup sec le dos de l'homme, pour que celui-ci tombe lourdement par terre, complètement sonné. Khe s'assura que l'homme ne s'était pas trop fait mal et qu'il resterait inconscient suffisamment longtemps pour lui permettre de faire ce qu'il était venu faire.

Il poussa doucement le battant de la porte de fer, et glissa un œil dans le Point d'Equilibre.

La grande salle, occupée en son centre par la table richement sculptée, semblait vide. Khe ouvrit donc plus franchement la porte et glissa la tête à l'intérieur de la pièce. Seul Vox était présent. Il se tenait devant une fenêtre et observait la ville à l'aide d'une longue-vue. Le Prôneur se tortillait bizarrement, comme si son ventre le démangeait.

Le Foraineur se racla la gorge, afin de manifester sa présence. Vox se retourna immédiatement. Lorsqu'il reconnut Khe, le rouge s'empara de ses joues et un instant, il eut l'air paniqué.

« Khe ? demanda-t-il. Que fais-tu là ?

─ Je voulais vous voir, Grand Prôneur, pour discuter d'une affaire urgente. Mais vous êtes peut-être occupé... », lança le jeune homme en esquissant un sourire sarcastique. Il venait de baisser le regard et voyait maintenant la légère proéminence que la tunique blanche formait au niveau du bas-ventre de Vox.

Le Grand Prôneur avait été surpris pendant un de ses passe-temps favoris, et malgré le choc d'être découvert, le sang n'avait pas assez vite reflué de son sexe en érection. Il reprit donc alarmé :

« Attends, Khe, ce n'est pas ce que tu crois... Je... Je... » La panique déformait ses traits, et l'expression de son visage passa de la confusion à la peur, pour se stabiliser sur la colère. Il aboya.

« Comment oses-tu me déranger ? Je vais te faire arrêter. Comment es-tu rentré ? Qui t'a laissé passer ? Pider ! À la garde ! Pider, mais qu'est-ce que tu fais ?

─ Ce n'est pas la peine de vous exciter, Vox. Si Pider est le gardien qui était devant la porte, je crois qu'il est allé voir ailleurs si Solaar y était. Alors calmez-vous, et écoutez-moi. »

Le Prôneur posa sa longue-vue, et prit place dans le grand fauteuil en étain qui présidait à l'extrémité de la table. Il expira longuement par les narines, et replia ses bras sur les accoudoirs, croisant ses mains serties de quartz multicolores au niveau de la bouche. Khe tira une chaise de métal torturé et s'assit en face de lui. Il se sentait sûr de lui. Le Grand Prôneur venait de lui fournir le moyen de négocier sereinement.

« Vox, commença-t-il. Tout à l'heure vous allez statuer sur le sort des Foraineurs. Vous déciderez si nous restons ou si  nous partons. Nous devons rester, Vox. Nous devons rester à Lost Vegas, le temps que nous fassions des provisions. Ensuite, nous partirons. Mais pour l'instant, nous avons besoin de rester. Et nous ne pouvons pas accepter de vous donner un des nôtres en échange. » Il marqua un temps d'arrêt pour que Vox pût se pénétrer de ce qu'il venait de dire. « D'un autre côté, nous n'avons pas grand chose à vous échanger. Si ce n'est peut-être le silence. À ce que j'ai entendu, certaines mauvaises langues vous accusent d'espionner les jeunes filles.... alors qu'il n'existe aucune preuve contre vous. Voilà ce que je vous propose : il n'y a toujours aucun fondement à ces accusations, vous continuez à rester crédible pour le reste de la population, et vous nous permettez de partir après la fête des Dés. Qu'en pensez-vous ? »

Vox resta silencieux un temps infini avant de répondre, triturant machinalement son menton. Visiblement, il venait de prendre une décision qui lui avait demandé beaucoup de réflexion.

« Je pense que tu as raison, Khe. J'ai l'habitude des rumeurs, il ne faudrait pas qu'elles se muent en certitudes. Les Foraineurs pourront rester. Mais écoute-moi à ton tour. Lost Vegas a besoin de prélever une vie dans votre tribu, sinon nous allons pourrir notre sang, à toujours rester entre nous. Nous avons besoin de l'un des vôtres. Je te parle de la vie et du futur de plusieurs milliers de personnes, Khe. Et si les Foraineurs ne peuvent pas nous donner l'un des leurs, rien n'empêche que l'un de vous nous rejoigne spontanément. Ça s'est déjà fait, tu sais.

─ Bien sûr, il n'y a pas de problème là-dessus. Mais je doute qu'un Foraineur accepte de rester à Lost Vegas. Nous avons notre propre vie, et nous sommes suffisamment heureux pour ne pas vouloir nous fixer dans un endroit. Nous ne croyons pas que nous puissions être heureux dans un Stallite.

─ Allons, Khe, que me dis-tu là ? » L'attitude de Vox était devenue chaude et douce. « Je t'ai bien observé mon garçon : tu te plais à Lost Vegas. Et tu n'as pas tort. La vie est bonne ici. Nous sommes protégés des malheurs de l'Obscur par Solaar, nous sommes bien organisés, on peut vivre ici sans risquer sa vie inutilement. Tu te plairas ici, mon garçon. Il y a de jolies jeunes filles... et j'en sais quelque chose. Et puis, et puis... » Ses mots sortaient difficilement.

« Oui ?

─ Écoute-moi bien. Je vais te révéler des choses que peu de personnes savent. »

Après quelques instants de silence, Vox se lança :

« Je vais te raconter ce qui s'est vraiment passé sur Sombre-Terre. Tu es bien conscient que le monde ne se limite pas à notre planète. Il y a aussi le cosmos, avec Solaar et les étoiles. Dans le cosmos, deux camps s'affrontent. Les Runkas sont les fils de Solaar, ils sont les dieux de la création. Les Shankr sont les fils des Ténèbres et ils détruisent tout ce qui vit. Quel rapport avec Sombre-Terre, me diras-tu ? Sache que chaque Stallite marque la présence d'un Runka. Les dieux sont sur Sombre-Terre, Khe. Nous, les Initiés savons cela, et nous perpétuons l'enseignement de la vie depuis des millénaires. Les Runkas se reposent pour l'instant, mais un jour viendra où ils se réveilleront. Alors la Lumière renaîtra, alors les Hommes pourront de nouveau posséder leur terre, car ils n'auront plus peur. Mais en attendant ce jour, il faut protéger nos sauveurs. Car les Bêtes de l'Obscur sont les créatures du Shankr, et elles propagent la mort partout sur Sombre-Terre. Il faut les détruire. Seule une armée bien organisée peut le faire. Et cette armée a besoin de combattants. Des combattants de la lumière. Des combattants comme toi, Khe. Je sens en toi un potentiel énorme. En t'exerçant tu pourrais arriver à développer des aptitudes incroyables, tu pourrais faire des choses dont tu as à peine idée... Rejoins-nous, Khe. C'est une vie d'aventure exaltante que je te propose. Tu connaîtras la destinée des héros. »

Le jeune homme prit lui aussi le temps de la réflexion. Vox avait sans le vouloir répondu à nombre de ses questions. Oui, il voulait devenir un héros, par des gens qui le respecteraient, qui ne voudraient pas le bannir dès qu'il émettrait une opinion différente. Oui, il aspirait à s'établir dans un endroit, à se poser. D'un autre côté, il appartenait aux Foraineurs. Il avança :

« Votre proposition est alléchante, Vox. Elle... elle est même très alléchante. Mais je ne sais pas. Je... J'hésite. Je n'arrive pas à trancher. Alors voilà ce que je vous propose : tout à l'heure, vous allez statuer sur le sort des Foraineurs... organisez une nouvelle épreuve. Une épreuve qui décidera si je reste en gage à Lost Vegas.

Si je perds, les Foraineurs resteront trois jours de plus à Lost Vegas, et j'y resterai pour le reste de ma vie. Si je gagne, les Foraineurs, moi y compris, restent trois jours et ne vous doivent plus rien en échange.

─ Quelles seraient les modalités de l'épreuve ? demanda Vox, soudainement intéressé.

─ Je commencerai par me battre contre Triga. Et ensuite, nous utiliserons les Dés. Qu'en pensez-vous ? »

Le visage de Vox s'illumina.

« C'est une très bonne idée, mon garçon. C'est une très très bonne idée. Hé bien, soit, tu as ma parole. Nous ferons comme tu as dit. Nous verrons bien qui gagnera de Solaar ou de votre Mère Tortue. Tu peux aller avertir ta tribu. »

Ils se serrèrent la main, et Khe repartit, laissant seul Vox dans le Point d'Equilibre.

Le Grand Prôneur ne se départissait pas d'un sourire malsain. Il se dirigea vers une autre table sur laquelle diverses boîtes étaient posées, en prit une, l'ouvrit et en extirpa un petit cube de verre. À l'intérieur de celui-ci une matière incandescente pulsait, tel un soleil emprisonné dans de la glace. Sur chaque face du cube, des points noirs avaient été dessinés. Il lança le dé plusieurs fois, et son sourire s'agrandit. Il marquait à chaque fois un six.