Expectative
La première soirée se passa dans la méfiance générale et les ressentiments. Les Foraineurs remercièrent néanmoins chaleureusement les Joueurs, lorsque ceux-ci leur apportèrent la nourriture qui leur était si nécessaire. Dès le lendemain, ils montrèrent beau visage, semblant avoir oublié qu'un Joueur avait abattu leur sorcier.
Lost Vegas fourmilla alors d'une activité intense et joyeuse pendant deux journées. Dès le lever du soleil, les Foraineurs déambulaient dans les ruelles mal dessinées du Stallite, jonglant, riant et chantant. Les Célestes, quant à eux, se laissèrent entraîner dans la liesse irrésistible qui animait les Pèlerins.
Durant la journée, chaque coin de rue voyait une attraction attirer les badauds. Là, un homme chantait les Dieux d'un panthéon exotique, accompagné du seul roulement d'un tambour hypnotique. Ici, des jongleurs se lançaient des torches enflammées sans sembler craindre le dard de ces frelons ignés. Parfois, deux Foraineurs que le hasard faisait se rencontrer, improvisaient une joute orale tout aussi cinglante que drôle, dans le seul but d'amuser les Fouineurs qui s'activaient comme à leur habitude.
Le Stallite résonnait de mille rires et de mille applaudissements. Les Joueurs de tous âges s'émerveillaient comme seuls les enfants peuvent le faire devant les tours de prestidigitation que les disciples d'Hermes leur montraient. Partout des rondes s'improvisaient, les Sombre-Terriens dansaient leur joie, sautaient au-dessus de feux spontanés et s'enivraient de couleurs et de senteurs. La musique ne cessait de diffuser ses émotions, jouant sur les nerfs des fêtards étourdis.
La nuit voyait le sens de l'échange s'inverser. Un immense repas était servi aux Pèlerins, à base de légumes récoltés par les Nourrisseurs et de viande fournie par les Burboys. Puis les enfants, le corps perclus de fatigue par les activités de la journée, allaient se coucher, et les Foraineurs adultes se rendaient par petits groupes vers la place centrale, aménagée au barycentre des quatre Inns.
Les Pèlerins s'installaient sous une des tentaculaires bâches en peau de Bur tannée que les Bâtisseurs avaient montées à la hâte. À l'intérieur, l'espace central était dévolu à la danse, que ce soit pour les cérémonies rituelles effectuées par les jeunes Prôneuses ou pour les transes collectives qui parfois secouaient une de ces Cantina de fortune. Tout autour du cercle, étaient disséminés des tables éparses et de nombreux tonneaux de Stholl.
Foraineurs et Joueurs discutaient alors pendant de longues heures, trinquant à la vie, à l'amour et à Solaar. Hommes et femmes se côtoyaient librement dans une atmosphère d'exaltation aux paroxysmes alcoolisés. Parfois leurs regards se croisaient, parfois leurs corps se frôlaient sur la piste de danse, parfois leurs mains se nouaient. Quelques fois aussi, deux hommes se disputaient la même femme, et la Cantina se transformait alors en arène pour un combat à mains nues, bref et communicatif. De véritables bagarres générales embrasaient les tentes, mêlant les corps et les horions dans une douloureuse danse libératoire. Puis, lorsque les hommes étaient fatigués ou lassés de leur jeu, les femmes revenaient, la danse reprenait et tout était oublié à la tournée suivante.
Enfin, pour ceux que le Feu avait délaissés, il restait toujours l'étourdissement et le vertige de la Volonté de Solaar.
Il ne fallut que peu de temps pour que les Joueurs prennent les Foraineurs en main. Ils entraînèrent de nombreux Pèlerins sur le chemin du jeu. Les couvercles des tonneaux résonnèrent bientôt d'un roulement continu. Comme par hasard, les Joueurs sortaient plus souvent vainqueurs de ces joutes que les Foraineurs, et ceux-ci perdaient finalement plus de possessions qu'ils n'en gagnaient.
En temps normal, cela aurait largement suffi à Jupter pour commander une mise à sac immédiate du Stallite. Mais Hermes demeurant dans un état critique, le Tribun ne réussissait pas à se décider. Devait-il ou pas ordonner de sortir les armes de leurs cachettes et mener ses hommes dans une bataille rangée contre les Joueurs ?
Si le sorcier ne confirmait pas que l'attaque pouvait avoir lieu, grâce aux questions adressées à Tao, les Foraineurs se lanceraient dans l'aventure sans savoir quelle conduite adopter.
Jupter hésitait personnellement entre la force, la peur et la surprise. Peste grise, quand donc le sorcier allait-il sortir de l'inconscience dans laquelle il était plongé depuis son combat avec Triga ? Il avait pourtant une capacité à survivre étonnante, et nombre de fois avait frôlé la mort sans jamais la rejoindre.
Les Joueurs avaient fait amende honorable, sous l'impulsion directe de Vox, qui ne se pardonnait pas d'avoir voulu appliquer trop scrupuleusement les coutumes du Stallite.
Les Célestes avaient généreusement offert leur entière pharmacopée, dans laquelle onguents et plantes testés par les survivants de la Grande Catastrophe côtoyaient de précieux et rares manuels de l'Avant. Piris elle-même s'assurait des soins apportés au sorcier.
Elle arrivait tôt le matin dans le Trail-Wagon pour n'en sortir qu'à la tombée de la nuit. Entre-temps, la jeune fille avait passé la journée au chevet du malade, changeant les cataplasmes à base d'herbes dès que ceux-ci s'asséchaient, appliquant de ses mains précises les onguents sur les parties tuméfiées du visage d'Hermes, tenant enfin la main du moribond lorsqu'elle n'avait plus rien à faire, comme si elle avait voulu lui communiquer un peu de son énergie.
Elle n'était plus la Vierge Sacrée de Lost Vegas : c'était seulement une femme qui voulait changer le cours du destin, grâce aux dons que la nature lui avait octroyés. Elle y mettait une détermination farouche, comme si le sort d'Hermes était lié au sien. Et pendant ces deux jours, elle se demanda si son combat n'était pas perdu d'avance, car si les marques physiques des blessures s'estompaient, Hermes restait plongé dans un coma profond.
La Vierge Sacrée n'était pas la seule à s'inquiéter pour le sorcier. Khe, entre deux démonstrations d'acrobatie et de souplesse, retournait dès qu'il le pouvait dans le Trail-Wagon. Il y restait quelques heures, en silence, et tentait d'interroger Tao grâce à son jeu de Trick-king. Mais Trick, le messager, aimait jouer des tours aux novices, et Khe commettait souvent des erreurs lors des longues manipulations nécessaires à l'établissement de la prédiction. Alors, il dispersait violemment les fines baguettes tout autour de lui, s'asseyait et regardait Piris s'affairer.
Lorsqu'il se sentait las de tant d'inactivité, il repartait pour accomplir sa double mission : divertir les Célestes sans laisser paraître son but secret ; repérer les endroits du Stallite qu'il faudrait prendre ou délaisser en cas d'attaque. Pour l'instant, il s'était surtout attaché à Kheops, dont il essayait de connaître toutes les défenses, comme le lui avait demandé Jupter.
Il croisait donc assez fréquemment Vox. Bien que celui-ci fût indirectement à l'origine de l'état catatonique d'Hermes, Khe appréciait les rencontres avec le Grand Prôneur. Celui-ci l'avait immédiatement pris en amitié ; il lui tenait de longs discours sur la religion solaire et sur l'histoire de Lost Vegas. Non pas que le chasseur adhérât aux convictions de Vox, mais il lui semblait toujours enrichissant de découvrir d'autres formes de pensées que la sienne, d'autres façons d'aborder Sombre-Terre.
Cette découverte intellectuelle se doublait d'une quête existentielle. Khe recherchait aussi un modèle d'organisation qui soit à même de le satisfaire. Sitôt qu'il l'aurait trouvé, il abandonnerait les Foraineurs et s'installerait dans le Stallite paradisiaque qu'il appelait de tous ses vœux.
Vox, quant à lui, débordait d'activité. Il préparait la Fête des Dés et s'assurait que les jeunes Célestes effectuaient bien les jeûnes rituels, que les réserves de nourriture possédaient un niveau suffisant pour combler les Joueurs pendant les deux jours et deux nuits que durerait la fête, que les habits de cérémonie avaient été bien cousus par les différents clans du Stallite.
Cela lui demandait tant de temps qu'il avait à peine l'occasion de se préoccuper du sort des Foraineurs, qu'il faudrait régler tôt ou tard, et pour le moins la veille de la Fête des Dés. Vox n'arrivait pas à trouver une solution honorable, dans laquelle les Foraineurs ne seraient pas expulsés sans ménagement et dans laquelle Lost Vegas ne perdrait pas un potentiel apport de forces nouvelles.
Or, ses discussions avec Khe lui avaient montré combien ces Pèlerins possédaient nombre d'aptitudes que les Joueurs avaient perdues au cours de leur existence sédentaire : la hargne, le goût du sacrifice, l'inconscience (ou la peur maîtrisée) devant les dangers de l'existence, la force physique. Insuffler un peu de ce sang dans les veines des Joueurs, c'était se garantir d'une vitalité nouvelle pour le groupe, c'était s'offrir une chance supplémentaire de faire revivre la lumière sur le monde dévasté de Sombre-Terre.
Vox s'interrogeait et le temps lui était de plus en plus compté.
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