Affrontement
Une multitude de rais de lumière verte illuminaient le théâtre de l'affrontement. Ils naissaient de la rencontre entre la blancheur irradiante qui provenait du dessous de la colline de gravats et de la gaze noire qui entourait Nejerou. Le monstre jetait autour de lui des blocs de pierre comme s'il époussetait une veste. Il ne cessait de rugir, martyrisé par une multitude d'éclairs qui naissaient au contact de son cuir noir, et l'entouraient d'une gaze bleue. Progressivement il s'enfonçait au cœur des débris de Kheops. Il allait bientôt rejoindre le Runka qui finirait bien par se réveiller. D'ailleurs les tremblements de terre secouaient de plus en plus régulièrement la place.
Les deux humains (Kami ne leur étant plus d'aucun secours, ils étaient convenus de la laisser dans la Bourrique) arrivèrent en courant, devançant trois Shankreatures qui les avaient pris en poursuite quelques rues plus tôt. Les Bêtes ne les suivirent pas. Elles craignaient la lumière qui baignait l'endroit. Piris et Khe s'arrêtèrent à quelques toises du monstre et s'embrassèrent longuement.
« Je t'aime et quand nous aurons gagné je vivrai pour toujours avec toi, souffla Khe.
─ Je t'aime et je vis déjà pour toujours avec toi, lui répondit Piris.
─ Il nous reste à affronter notre destin. Prends-moi la main, j'aurai besoin de ton courage. », confia-t-il.
Lorsqu'il sentit la douce énergie de Piris irradier dans sa main, il sut que le moment était venu. Il tonna :
« Hé ! Ho là ! J'aimerai parler au vassal de Nejerou. Je sais qu'il m'entend. »
La Shankreature ne réagit pas. Elle continuait à extraire les moellons sans plus se préoccuper de son environnement.
Khe se désespérait de n'avoir pas vu juste, quand, tout à coup, une voix nasillarde surgit de nulle part.
« Voyez pas qu'on est occupé, là. Vous avez de la chance qu'on ait mieux à faire, parce que sinon vous seriez déjà morts, les deux tourtereaux. » Khe ne sembla pas du tout étonné que quelqu'un ait pu lui répondre. Il enchaîna : « Dis-moi, vassal, tu n'en as pas marre parfois d'être avec Nejerou ? Il ne te fait pas souffrir ?
─ De quoi j'me mêle, lui répondit avec agressivité la voix. Oui, c'est vrai, en ce moment, c'est douloureux de combattre le Runka. Mais on s'amuse bien quand même. On détruit, on casse, on tue.
─ Et tu ne te sens pas seul, parfois ? rajouta Piris.
─ Si, un peu... parfois. Je me taperai bien des poules comme toi.
─ Qu'est-ce qui t'en empêche ? glissa Khe, trop heureux que le vassal de Nejerou lui ait offert une ouverture.
─ C'est un truc d'homme, ça, continua la voix, et Nejerou ce n'est plus un homme.
─ Mais toi tu as été un homme, non ? affirma pernicieusement Khe.
─ Oui, avant... Avant de devenir Nejerou, avant de devenir le vassal de Nejerou. » La voix s'était éteinte en même temps que le monstre devant eux redoublait d'ardeur dans son forage.
Piris comprit enfin. Le vassal de Nejerou était Nejerou. Et celui-ci avait été un homme qui d'une manière ou d'une autre avait été contaminé par l'archessence Shankr. Il en était devenu une Bête sans conscience. Mais une étincelle d'humanité avait continué de brûler à l'intérieur de cet être de vide. Étincelle qui n'avait trouvé d'autre moyen de s'exprimer que dans une voix sans corps qui, de temps en temps, se manifestait en dehors de Nejerou, par ventriloquie.
Pour sa part, Khe prit une profonde inspiration. Il ouvrit son esprit pour que celui-ci puisse recueillir la force de Tao, et encore plus de Gaïa. Il se concentra pour que Trick puisse avoir accès à son cœur. Cela lui demandait un effort intense, qui normalement était facilité par Petite Fumée. Mais cette fois, il avait besoin de toute sa lucidité. Le jeune homme oublia tout ce qui l'entourait. Il devait réussir à prendre suffisamment conscience de Tao et de l'énergie de Gaïa pour rétablir l'équilibre entre la force de la Terre et le pouvoir Shankr qui la menaçait.
Bientôt, les yeux clos, il sentit une fleur s'ouvrir sous sa cage thoracique. Il sentit qu'il ne faisait plus qu'un avec les forces éternelles qui traversent la Terre. Son aura grandit jusqu'à en être celle d'un géant. Alors, volonté extrême et concentrée, il parla en égrenant chacun de ses mots, les balançant chargés d'énergie dans le dos de Nejerou.
« Tu es encore un homme, Nejerou. Tu es un humain et tu peux contrôler le mal qui est en toi. Sois plus fort que le Shankr. L'humain est plus fort que le Shankr. »
Le monstre arrêta brusquement de creuser, comme s'il avait été piqué. Il se redressa en hurlant et se retourna vers Piris et Khe, vers la cause de son trouble. Les deux jeunes gens flottaient, main dans la main, dans un nuage vaporeux et laiteux, irradiant une force que la Shankreature n'avait jamais connue.
Les narines de Nejerou frémirent, ses oreilles pointues se couchèrent vers l'avant. Ses ailes se mirent à battre, charriant des quantités d'air phénoménales et il voleta pour se poser devant les deux humains. Malgré le danger qui se présentait devant eux, ils ne bougèrent pas d'un pouce, paralysés par la colonne tellurique qui les traversait. Seules leurs mains jointes se serrèrent un peu plus.
La Bête aboya : « Vais vous cramer. », et prit une inspiration terrible pour préparer une boule de feu.
Piris ne remarquait même plus la scène. Elle aussi avait fermé les yeux et se concentrait uniquement sur sa main tenant celle de Khe. Elle tentait de donner tout son amour vers ce point. Elle ne se sentait plus concernée par la mort, ignorant ce processus, somme toute banal, inhérent à l'énergie de la terre. Son esprit s'était perdu dans la volonté de vivre de l'espèce humaine, elle-même fille de Gaïa.
Khe était à ses côtés, scrutant en son cœur l'aire de sa conscience, trouvant l'étincelle humaine qui pulsait faiblement dans l'œil d'un maelström de vide, si puissant qu'il aspirait toute lumière. L'énergie qui le traversait déploya un bras vers cet œil, le recueillit dans son pédoncule, lui conférant suffisamment d'énergie pour qu'il se mette à luire plus brillamment.
Le temps n'était plus qu'une goutte de pluie perlant au bout d'une feuille, quittant son support pour un voyage qui ne se mesurait plus.
Quand la goutte s'écrasa au sol, la voix nasillarde reprit, voilée par une rage folle. « Arrête. Arrête-toi, fumier de Nejerou. » La Shankreature secoua la tête, comme si un essaim de frelons l'attaquait. Son corps parcouru d'étincelles bouillonnait, et dansait une gigue épileptique. Néanmoins, la Bête s'arrêta de creuser. Visiblement, la part humaine de Nejerou venait de prendre le dessus sur la part du Shankr.
La voix reprit : « Allez-y ! Maintenant. Tuez-moi tant que je contrôle Nejerou. Visez le cœur. Délivrez-moi du mal. »
Khe sortit immédiatement de sa méditation. Il se saisit de son casse-tête, se jeta sur le monstre et prenant appui sur la cuisse de Nejerou, se hissa à hauteur de sa tête. Il plongea violemment son arme, celle de son père, sur la tête du monstre, à plusieurs reprises, écrasant l'œil de la Bête comme un charbon ardent passé au pilon, se taillant un chemin vers le cerveau de la créature dans une succession de craquements sinistres. Des éclats de cristallin jaillirent autour de la pierre taillée, comme autant d'étincelles rougeoyantes s'échappant d'un volcan.
Piris ne resta pas inactive, et tenant droit devant elle la lance qu'elle avait conservée, elle se rua en criant contre la Shankreature. La pointe de la lance s'enfonça dans la poitrine du monstre, déchira les muscles des pectoraux, se faufila entre les os et finit par s'échouer dans le cœur de la créature.
Nejerou se tordit de douleur et projeta Khe dans les airs. D'un mouvement brusque, il cassa la lance fichée dans son cœur. Il tenta de s'élever, mais ses ailes ne bougeaient plus qu'avec difficulté. Il fit un pas en direction de Piris, levant un bras pour la frapper. La jeune fille recula prestement. Khe qui se relevait était trop éloigné pour pouvoir intervenir. Piris était perdue.
Brusquement, le corps de Nejerou fut englouti par la lumière blanche qui naissait dans les profondeurs de la Terre derrière lui, générée par un être de lumière qui dormait depuis des millénaires. Un éclair terrible aveugla les deux humains. Un crépitement assourdissant l'accompagna.
Lorsque leurs pupilles s'accommodèrent de nouveau à la pâle lumière qui berçait maintenant la scène, aussi fade que celle qui accompagne la neige lorsqu'elle repose au petit matin, le corps de Nejerou, rabougri et comme desséché, gisait sans vie à leurs pieds. Son visage avait repris des proportions plus humaines. Ses traits fripés exprimaient un contentement satisfait. L'homme transformé en monstre avait disparu en paix.
Les deux jeunes gens tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Ils s'étreignirent avec effusion, alors que des tâches de feu irisaient l'aube naissante. Plus aucun son ne perturbait le silence lourd qui régnait, hormis le faible grésillement chantant de l'énergie qui jaillissait de sous Kheops.
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