19 | PROMIS JURÉ CRACHÉ SUR LES TOMBES

LE POW-WOW d'Arthur Rimbaud du deuxième trimestre fut tenu juste après les épreuves de bac blanc. Il faisait froid, des jets de vapeur s'échappaient d'entre les lèvres et le givre craquait sous les chaussures. Emmitouflée dans une gigantesque écharpe, un énorme blouson et sous un improbable bonnet à pompom, appuyée contre le totem des mômes fièvreux, Maxine triturait de l'index le bout abîmé de ses lacets. Elle avait l'impression que la fin de l'année était déjà arrivée, comme si le départ du professeur de français marquait la fin d'un chapitre.

Le cerveau encore embrumé par des heures de révision, de réflexion et de rédaction, elle regardait sans vraiment y faire attention Nolwenn, Swann, David et Ismaël, qui, alternant les "ça va, j'ai géré." et les "attends, j'ai rien compris à ça!" discouraient sur leurs épreuves de manière bruyante et paradoxale, sous le regard hilare de monsieur Garance.

Lou et Aloïs ne les écoutaient pas vraiment non plus. Elles avaient découvert, en arrivant près du rocher, deux scarabées morts, sans doute gelés par le froid, et elles s'étaient lancées dans la confection de deux petites tombes, leurs mains terreuses et glacées repoussant les feuilles mortes dans un bruit crissant.

-N'empêche, ça fait bizarre de se dire que bientôt on va passer le vrai bac, fit remarquer Swann.

-On est encore loin du mois de juin, objecta Ismaël.

-Mais pas tellement de nos dix-huit ans, dit Nolwenn.

Aloïs, dont l'anniversaire arrivait à grands pas, quitta des yeux la petite croix qu'elle essayait de fabriquer avec deux bâtons et un brin d'herbe pour leur adresser un sourire rayonnant. Il était incroyable d'imaginer qu'Al, la petite blonde au nez gelé et aux joues roses, qui s'amusait encore à enjamber les lignes des trottoirs pour éviter les crocodiles, deviendrait bientôt légalement indépendante.

-Vous vous rendez compte, qu'un jour, on va vieillir? lança David, presque indigné par sa propre réflexion.

-Tu nous vois vraiment mariés, des enfants qui s'éclatent les dents sur les tobogans, une télé écran plat et une jolie maison? ricana Lou à travers son cache-cou.

Maxine faillit partir dans un fou rire. Il était déjà absurde de s'imaginer majeure, alors adulte! C'était d'un comique sans nom. Un petit bout de curiosité la retint cependant de se mettre à glousser;

-Vous allez faire quoi, vous, plus tard?

Il y eut un instant de silence, un flottement comme un battement d'ailes avant que les réponses ne fusent.

-La révolution, répondit Lou avec tant de naturel qu'on aurait pu croire qu'elle parlait météo.

-Écrivain, déclara Ismaël, prenant cette décision au moment même où il la formulait.

-Les Beaux-Arts, dit simplement Aloïs avec un sourire, plus destinée à elle-même qu'aux autres.

-Du bruit, décida Swann, convaincue que le moment était venu d'arrêter de chantonner sous la douche.

-Des trucs chouettes et beaux, lâcha Nolwenn qui, pour la première fois de sa vie, avait des projets.

-L'amour, plaisanta David, s'attirant une série de rires et d'yeux levés au ciel.

Les regards se tournèrent naturellement vers Maxine et monsieur Garance. Max répondit sans que la question n'eut besoin d'être reposée.

-Moi, je vous regarderai toujours dire des conneries et des jolies choses.

Ils éclatèrent de rire, soufflant des "elle est trop mignonne!" et des "pas croyable c'tte gosse." Lou se leva, planta un baiser plein de rouge à lèvres sur la joue de la métisse et se tourna vers Nils Garance, qui avait de façon inhabituelle gardée le silence.

-Bah, et vous, m'sieur? Vous allez faire quoi?

Il s'accorda un instant de réflexion, écartant d'une pichenette une brindille sur son genou gauche. Il est toujours difficile de traduire par des mots ce qu'on ressent. Pourtant, monsieur Garance fut assez fier de la formulation qu'il trouva;

-J'aimerais être quelqu'un d'aussi extraordinaire que vous tous.

Il aurait été joli d'écrire que tous fondirent en larmes, ou se turent respectueusement. Seulement, il est rare que des adolescents gardent le silence plus d'une minute cinquante seconde. La phrase de Nils Garance fut donc ponctué par les bruits sourds du concours de-celui-qui-jette-un-caillou-le-plus-loin, par le vrombissement d'une moto qui passait dans le coin et par le rire de Lou, qui ne voyait pas d'autres moyens de réagir face à ce genre de compliments. Pourtant, le coeur de tout le monde se serra un peu, parce que c'est le genre de phrase qui fait monter le rouge aux joues et le coeur dans les yeux.

-M'sieur? dit timidement Maxine. Nous... enfin... On a quelque chose pour vous...

S'en suivi plusieurs échanges de hochements de tête et autres murmures précipités, avant que tout le monde s'organise parfaitement et retrouve le "quelque chose" en question. On se tortilla pour dégager la poche de son manteau, on se déplaça pour former un plus joli cercle autour du totem, on vérifia rapidement que tout le monde était prêt, on attendit un peu fébrilement que Swann, maintenant armée de sa guitare, fasse le décompte.

-Un...deux... trois, souffla-t-elle.

Et elle lança sa voix, à plein volume, comme sous la douche, mais pour la première fois de sa vie, devant un public. Elle entendit distinctement son timbre peu enroué, ses quelques fausses notes et le sourire au fond de ses cordes vocales.

Comme un éclat de rire
Vient consoler tristesse
Comme un souffle avenir
Vient raviver les braises
Comme un parfum de soufre
Qui fait naître la flamme
Jeunesse lève- toi

Aloïs, martelant le sol du bout de sa chaussure, déplia la feuille qu'elle serait contre son ventre, et la tendit à monsieur Garance, un grand sourire sur les lèvres. Nils la prit et la regarda avec autant d'attention que lui permettait les lumières du soleil presque couché et de la flamme du briquet de Nolwenn. C'était un portrait. De lui. Pas forcément réaliste, quelques traits de fusains, tout au plus, mais saisissant. Toute personne l'ayant vu pouvait reconnaitre ses cheveux désordonnés, ses yeux toujours souriants et sa cravate éternellement détachée.

Le professeur n'eut pas le temps de savoir que dire ou que faire, Lou lui tendait déjà un autre papier, écarlate celui-ci.

-C'est une affiche, précisa inutilement la blonde. Pour une manif. On va la poster sur internet. Et Lorenzo va nous la photocopier, pour qu'on puisse la placarder un peu partout.

-En parlant de Renzo, enchaîna David. J'ai ça pour vous, m'sieur...

Nils éclata franchement de rire quand le jeune garçon lui tendit une bouteille de bière, tout droit sortie du repère des âmes perdues. Sur l'étiquette, à côté de la marque, le blond avait écrit "en souvenir du meilleur nouvel an de ma vie." Lorenzo avait griffonné son prénom, à côté d'un horrible coeur resemblant à si méprendre à une tête de mort.

Moi contre ton épaule, je repars à la lutte,
contre les gravités qui nous mènent à la chute
Pour faire du bruit encore
A réveiller les morts
Pour redonner éclat
A l'émeraude en toi

Maxine se leva, contourna le gros rocher en enjambant soigneusement les diverses jambes et chaussures à peine visibles dans l'obscurité, et s'assit en tailleur au pied du professeur.

-C'est pas grand chose, précisa-t-elle tout de suite. J'ai pas vraiment de talent, alors j'ai...

-Max, ferme-la, conseilla gentiment Ismaël.

Nils attrapa le petit bout de papier plié en quatre que lui tendait la métisse. C'était une photo. L'index d'Ismaël obscurissait l'objectif, dissimulant le visage de Swann, laissant seulement apercevoir ses boucles folles. Lou gonflait un chewing-gum, un bras autour des épaules de Nolwenn, qui souriait pour de vrai. Aloïs était en pleine crise d'éternuements, et Maxine et David perdus dans un fou rire. Ce n'était pas un joli polaroïd à l'ancienne, ni même une belle image qualité-dernier-smartphone. C'était juste une photo d'eux, un peu floue, imprimée en noir et blanc à la bibliothèque.

-On est beaux quand même, lâcha Aloïs avec fierté.

Nolwenn approuva d'un éclat de rire, et glissa son cadeau dans les mains du professeur, l'arrachant à la contemplation du petit moment de bonheur capturé. C'était une simple feuille à carreaux (en réalité la dernière page de son cahier d'espagnol.) À peine cinq lignes d'encre noire et d'écriture enfantine.

On va écrire plus de poèmes qu'Arthur Rimbaud.
On va faire de meilleures descriptions qu'Emile Zola.
On va tomber amoureux mille fois plus fort qu’Apollinaire.
On va battre les auteurs en couleur et en grâce.
On va piétiner nos rêves avant de vieillir.

-Et le meilleur pour la fin! s'exclama joyeusement Ismaël en tendant le tout dernier cadeau à son professeur de français.

Sur un bout de carton un peu plus grand qu'une feuille A4, le garçon avait écrit au marqueur rouge "ON VOUS AIME" sans prendre la peine de soigner sa calligraphie. Autour, s'enchaînait les signatures, les morceaux de photos de classe mal agrafés, les dessins de papillon, les déclarations enflammées, les prénoms, les souvenirs et les promesses de ne pas oublier.

Nils Garance avait l'étrange impression que des mains invisibles lui comprimaient la gorge, le coeur ou les poumons, il ne savait pas trop. Il avait envie de fondre en larmes et en remerciements, d'éclater de rire et en sanglots.

-Ce que je vais dire est peut-être stupide mais... Ne grandissez pas trop.

C'était assez étrange de voir comment une simple phrase peut fissurer une carapace de presque-grande-personne.

Aloïs éclata d'un drôle de rire proche du sanglot. Swann baissa la tête sur sa guitare, vérifiant d'un œil faussement critique la justesse des notes. Nolwenn alluma une cigarette dans le seul but de dissimuler le tremblement de ses mains. David se força à esquisser un sourire, les yeux un peu humides. Ismaël se redressa dans une position caricaturale de militaire, s'exclamant d'une voix un peu cassée "Haye, haye capitaine!" Maxine sauta au cou du professeur pour le serrer dans ses bras.
Lou essuya très vite ses paupières avant de cracher par terre:

-Promis, juré, craché, sur les tombes!

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