15 | ELLES ONT JUSTE DÉCIDÉ D'EXISTER
LA RENTRÉE DES VACANCES de Noël fut étrange. Maxine était à la fois contente et inquiète de retrouver la familière façade d'Arthur Rimbaud, l'inexplicable odeur de marqueur indélébile qui flottaient dans les couloirs,les horribles murs des dortoirs et surtout Swann, Aloïs, David, Ismaël, Lou et Nolwenn. No... Personne n'avait eu de nouvelles des vacances de No. Elle n'avait envoyé aucun message, aucun "appel au secours", n'avait téléphoné à personne, n'avait posté aucune photo sur les réseaux sociaux, n'avait répondu à aucun de leurs "bonne année!" Personne n'était donc sûr de son retour au lycée. Ce doute oppressant donnait à Maxine l'impression d'avoir des clous dans la gorge et des insectes dans l'estomac.
Pourtant, lorsqu'elle poussa la porte de la chambre numéro "3 " du tout petit bout à droite de l'établissement, les lanières de ses divers sacs lui sciant respectivement les épaules et le creux de la main, elle ressentit un puissant sentiment de bonheur, et de soulagement.
Rien n'avait changé, ou presque. La pièce était toujours aussi hideuse, avec son papier peint humide d'un autre temps et ses rideaux jaunâtres. Le parquet grinçait toujours sous les chaussures, l'air empestait le tabac froid et les affaires de Lou jonchaient déjà le bureau, inexplicablement recouverts de devoirs d'histoire et de pulls multicolores.
Ismaël et David avaient visiblement retrouvé le chemin de la chambre et les bonnes vieilles habitudes, qui consistaient à s'étendre sur le sol ou les matelas en occupant le plus de place possible. Le blond s'était lancé dans le récit détaillé du Nouvel An partagé avec Lou et monsieur Garance. Apparemment, Lou avait bu un ou deux verres de trop, et avait fini la soirée à vomir, d'abord sur les chaussures de David, puis sur l'épaule de Lorenzo et enfin dans les toilettes pour hommes du repère des âmes perdues. Ismaël hoquetait de rire en écoutant le récit, ignorant les exclamations indignées et les "il ment!" tonitruants de Lou.
-Salut la compagnie, lâcha Maxine, se débarrassant rapidement de ses sacs et son manteau.
Les retrouvailles furent brèves, mais chaleureuses, ponctuées de cris de ravissement divers et des dernières nouvelles. Très vite, on se rassit -David sur le bureau, Lou sur les genoux de Maxine, Ismaël au pied du lit- et on reprit la conversation comme si les vacances n'avaient jamais interrompu leur année.
La porte s'ouvrit à nouveau, si violemment qu'elle heurta le mur, dans un grincement furieux et un juron étouffé. Aloïs avait peut-être perdu un peu de ses illusions d'enfance, mais certainement pas sa maladresse.
-Alors, ton père? s'écria Maxine avant même que la blonde eut terminé l'échange d'embrassades réglementaires.
Aloïs se contenta d'une grimace, qui résumait parfaitement la situation: une engueulade à Noël, une semaine de silence buté, un merveilleux Nouvel An chez Sylvain et un papa qui fermait les yeux quand il la voyait dessiner.
-Nous, c'était top! s'écria Lou en se frappant les cuisses. Faut que je te raconte plein de trucs, notamment sur un certain Léo qui veut mon numéro, sur Monsieur Garance qui veut faire la révolution et sur David qui va enfin sortir avec Swann!
Aloïs éclata de rire, son premier vrai rire depuis au moins quatre semaines. En écoutant son amie se lancer dans un blabla sans fin sur ce dénommé Léo, sur le vrai prénom de leur professeur de français, sur Karl Marx et sur les amours de Swann, elle avait l'impression de devenir incroyablement légère, aussi légère que n'importe quelle adolescente de dix-sept ans dont le plus grand souci est son contrôle de géographie.
Par-dessus la voix survoltée Lou, on entendit distinctement le bruit sourd d'une guitare heurtant un mur, le juron qui s'échappait des lèvres de Swann et le claquement de la porte. Aloïs décocha rapidement un coup de coude à David, dont le visage s'était crispé dans une expression parfaitement ridicule à mi-chemin entre la joie et la nervosité.
La jeune fille balança son sac empli de cahiers, déposa soigneusement son étui à guitare contre le mur et entreprit de saluer tout le monde. Swann rougit légèrement en se penchant vers David, dont les joues avaient pris une délicate teinte fushia. Après une légère hésitation, elle lui accorda la même bise qu'aux autres, juste au creux de la joue droite, mais s'assit résolument à côté de lui, son épaule contre la sienne, tout en faisant mine d'être passionnée par la blague sans intérêt de Maxine.
-Et No ? s'enquit brusquement Ismaël. Elle va revenir, hein ?
Personne ne répondit. Parce que personne n'avait la réponse, et parce que personne ne voulait l'imaginer. Aloïs se mordilla la lèvre inférieure, qu'elle avait scalpé des incisives pratiquement toutes les vacances. Maxine fusilla le brun du regard comme s'il venait de lâcher une insulte particulièrement agressive. Lou hésita un instant à lancer une blague, mais préféra se retenir. Swann se mit à se tordre les doigts, donnant à David une superbe occasion de lui prendre la main.
Le silence fut heureusement de courte durée, puisque la porte s'ouvrit si violemment qu'elle heurta le mur dans un claquement sourd, ratant la guitare de seulement quelques centimètres. Nolwenn, les cheveux plus courts que jamais, haletait contre le chambranle de la porte, une main sur son point de côté. Ses traits étaient tirés, des cernes d'un noir effrayant s'étalant sous ses yeux, de la même couleur exactement que le trait d'eye-liner trop épais qui recouvrait ses paupières. Comme le lycée, comme la chambre, elle n'avait pas changé.
-Max, t'aurais pas dix balles ? souffla-t-elle. Le mec qui m'a pris en stop m'a achetée du tabac, faut que je le rembourse avant qu'il parte.
La métisse ne répondit pas. Elle se contenta de se pincer l'arrête du nez, les lèvres ourlées d'un sourire amer, qui contrastait étrangement avec son visage aux traits doux.
-Max, ça urge un peu, insista Nolwenn.
Elle se décolla de la porte, s'avança dans la pièce de sa démarche feutrée et s'assit sur la couchette inférieure du lit superposé, tapotant nerveusement des doigts.
-Tu te rends compte que t'as pas envoyé un seul putain de message de toutes les vacances ? lâcha soudain Maxine. Je t'ai envoyée au moins dix mille SMS, pour t'inviter à Noël et au Nouvel An. J'ai sûrement claqué tout mon forfait à essayer de t'appeler, juste pour savoir si t'allait bien. Et le premier truc que tu me dis quand tu passes cette putain de porte, c'est « t'as pas dix balles » ?
-C'est bon Maxine, la tempéra David.
Elle ne sembla pas l'entendre. Elle n'avait d'yeux que pour Nolwenn, qui l'ignorait royalement, affalée sur le matelas.
-Tu me fais vraiment chier No. Vraiment.
Swann haussa les sourcils, Aloïs les fronça. Ismaël tourna la tête à droite et à gauche, comme s'il espérait que quelqu'un allait brusquement éclater de rire, comme si tout n'était qu'une vaste plaisanterie. Nolwenn ne bougea pas. Elle encaissa, stoïque, les mots rebondissant sur sa peau pâle et ses cernes violacés, ses lèvres s'étirant en un rictus empli de dédain qu'elle n'effaçait jamais tout à fait.
-Ça t'aurait arrachée la langue de nous dire bonjour ? Ou de nous envoyer un message ?
Maxine ne criait pas. Elle n'avait même pas élever la voix. Pourtant, c'était exactement comme si elle s'arrachait la gorge sur ces mots. L'autre faisait mine de ne pas l'entendre, ses yeux gris papillonant du plafond au parquet.
-Tu sais qu'avoir une famille de merde ça excuse pas tout ? Tu sais que c'est pas à cause de nous que t'as pas vu ta mère depuis deux ans ?
Et No explosa. Exactement comme la première fois qu'elle avait frappé quelqu'un, ou qu'elle avait posé la tondeuse sur son crâne. La même bouffée de fureur qui l'emplissait entièrement, qui l'aveuglait, l'étouffait.
-Mais tu crois quoi? s'écria-t-elle. Tu crois vraiment que j'ai choisi d'avoir une famille aussi foireuse? Moi, je reçois pas un message de papa tous les samedi pour savoir si j'ai bouffé toutes mes épinards, j'ai pas une jolie maman qui s'intéresse à ce que j'ai fait en SVT, j'ai pas le fric pour payer un abonnement de téléphone! Mais ouvre les yeux merde! Tu vois pas que j'vais pas bien? Tu vois pas que j'm'en sors pas putain?
- Je suis pas ta mère No ! répliqua Maxine, la voix tremblante de tristesse et de fureur. C'est pas à moi de voir ça, c'est pas à moi que tu dois dire ça! C'est pas ma faute si t'es malheureuse, c'est pas ma faute si ta vie est merdique, c'est pas ma faute si la vie est une pute, c'est pas ma faute! C'est-pas-ma-faute, tu comprends ça?
-Mais c'est pas la mienne non plus ! hurla Nolwenn, sa voix montant d'un octave à chaque mot qu'elle prononçait.
Maxine ne répondit pas. Elle se contenta de fixer la brune, longtemps. Assez longtemps pour que l'autre baisse les yeux, se relève d'un bond et quitte la pièce à grandes enjambées.
-Qu'est ce qu'y vous prend? s'étonna David.
La métisse baissa vers lui son regard meurtrier, ses orbes noires lançant des éclairs. Elle finit par expirer un dernier « merde ! » parfaitement audible, et claqua à son tour la porte derrière elle.
-Je crois qu'elles ont juste décidé d'exister, répondit Aloïs.
Il ne resta bientôt plus dans la pièce qu'un vague sentiment de culpabilité, cinq adolescents et l'écho des cris, battant encore à leurs tempes.
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